Plongez vers l’OR… mais n’y allez pas seul !

L’organisation responsabilisante : itinéraire de transformation pour dirigeant déboussolé

Dans l’environnement d’aujourd’hui, les entreprises qui gagnent sont celles qui sont capables d’embarquer les envies et les volontés de l’ensemble de leur corps social. Mais cette transformation est un voyage au long cours, qui souvent s’échoue sur les récifs de l’impréparation. Le grand mérite du livre de Pierre Bocquet et François Pellerin, « Organisation responsabilisante : de l’idée à la réalisation », est de fournir quelques-unes des balises nécessaires pour sécuriser la traversée.

Les deux auteurs ne sont ni des lapins de six semaines ni des perdreaux de l’année. Dirigeants eux-mêmes, ils ont un pied bien accroché dans la glaise du travail et de son organisation, l’autre dans l’échange et la réflexion, animée par la précieuse Chaire FIT2 (Futurs de l’industrie et du travail) de l’école des Mines. C’est cette pollinisation entre pratique et fondements théoriques, qui donne son poids à leurs observations. Cette Chaire FIT2, avec son frère siamois le think-tank « La Fabrique de l’Industrie », poursuit un chantier de longue haleine sur l’autonomie dans le travail et « les organisations responsabilisantes » auquel j’ai eu le plaisir d’être associé à plusieurs reprises (voir par exemple : « Entreprise libérée, agile, opale… la transformation ne peut se borner à un simple lâcher-prise du dirigeant« ).

Or l’actualité ne cesse de nous rappeler à quel point cette transition est importante : dans la société comme dans l’entreprise, les citoyens comme les salariés ne veulent plus être cantonnés à un rôle d’agent d’exécution, soumis au bon vouloir d’un Jupiter ; ils veulent être écoutés, considérés, respectés et impliqués (voir ma tribune dans le quotidien Le Monde : « La crise de la délibération concerne l’entreprise et le champ politique »). C’est pourquoi la transformation du travail est un levier de résolution de notre crise démocratique.

 

Organisation responsabilisante : tentative de définition

Je définis l’organisation responsabilisante (OR) comme une organisation qui mise sur l’implication et l’initiative des opérateurs au plus près des processus de travail. On y retrouve un courant bien établi dans le monde anglo-saxon, en Europe continentale et au Japon, sur lequel je travaille depuis longtemps et que j’ai appelé les OTP, Organisations du travail participatives (voir : « Les organisations du travail participatives : les 5 piliers de la compétitivité »). Ces organisations essayent de développer l’autonomie des opérateurs ou collaborateurs, ce qui se révèle plus difficile qu’ailleurs dans le contexte culturel et managérial français (voir : « Transition managériale : heurts et malheurs français »). Pour ce faire, elles mettent en œuvre des notions comme la délégation, la subsidiarité, la pyramide inversée, le management agile, le droit à l’erreur, la co-construction, la mission partagée.

Elles travaillent bien sûr sur leurs process mais aussi sur la culture, les valeurs, l’environnement de travail (notamment la sécurité relationnelle ; voir : « Managers, construisez votre dream team : l’expérience de Google »). Comme l’écrivent Pierre Bocquet et François Pellerin, « l’OR accorde plus d’importance (ou une importance au moins égale) à la ressource que représentent les hommes et les femmes (connaissance, intelligence, savoir-faire, expérience, intuition, sensibilité) qu’aux systèmes (structures, process, technologies) »[1]. Plus précisément, « elle parie sur l’intelligence des acteurs, en mobilisant l’ensemble de leurs capacités, ce qui permet d’insuffler aux méthodes de travail un dynamisme dont elles manquent trop souvent ». L’OR puise ainsi ses racines dans ce que j’ai appelé la mobilisation du potentiel humain (voir : « Sommes-nous tous du capital humain ? »).

L’OR fonctionne sur un basculement progressif des relations interpersonnelles (et donc du management) d’un modèle vertical issu du taylorisme, reposant sur la prescription du travail, la discipline et l’obéissance à un modèle horizontal reposant sur l’adhésion, la confiance, la motivation et l’esprit d’initiative (voir : « Transformation du management : la révolution de la confiance »). En effet, comme l’écrivent les deux auteurs, elle « laisse les employés trouver par eux-mêmes le chemin et la manière qui vont leur permettre de contribuer efficacement aux objectifs définis par les niveaux hiérarchiques supérieurs ». Et j’oserais ajouter : s’ils ont eu la possibilité de participer à l’élaboration de ces objectifs définis par les niveaux supérieurs, c’est encore mieux ! Car dans la transition vers une organisation responsabilisante, « il s’agit de construire par la pratique un nouveau cadre de travail ».

En quoi cela change-t-il la donne de la compétitivité ? Les auteurs apportent une réponse percutante : « l’OR est une organisation dans laquelle faire gagner l’entité n’est plus uniquement le souci de certains, mais devient celui de tous. C’est toute l’équipe qui se sent maintenant responsable de la performance du collectif, et qui va commencer à voir comment sa propre performance contribue aux résultats plus globaux de l’entité… ».

Je reprends d’ailleurs, pour commenter l’ouvrage de Pierre Bocquet et François Pellerin, le petit modèle d’analyse que j’avais créé pour un livre de la même collection, avec La Fabrique de l’Industrie et l’Anact, sur les liens entre les nouvelles organisations du travail et la compétitivité[2].

En mobilisant quelques points saillants du livre de Pierre Bocquet et François Pellerin, que sans vergogne, je croise avec ma propre expérience, je propose au dirigeant volontariste mais déboussolé neuf balises pour guider son cheminement.

 

1 – Embrasser les trois dimensions de l’autonomie au travail

Les transformations vers les nouvelles formes d’organisation du travail font souvent l’erreur de se focaliser (principalement) sur une seule de ces trois dimensions. Par exemple,

  • Le lean management ou l’entreprise agile : sur la tâche ;
  • L’entreprise libérée (Isaac Getz) ou l’entreprise opale (Frédéric Laloux) : sur l’équipe (coopération) ;
  • L’entreprise responsable ou l’entreprise à mission : sur l’entreprise (gouvernance).

Or, toutes ces formes d’organisation du travail poursuivent un but commun : s’adapter aux environnements VUCA (volatiles, incertains, complexes et ambigus) qui caractérisent l’économie d’aujourd’hui (voir : « Si le monde est VUCA, pourquoi continuer à miser sur des dirigeants du fixe ? »). Cette adaptabilité dépend de la capacité d’initiative, de la motivation et de l’implication de tous. Comme l’écrivent les deux auteurs, « l’OR répond à des objectifs d’agilité, de flexibilité et de rapidité, par la déconcentration du pouvoir de décision au plus près du niveau où les problèmes apparaissent ». On retrouve ici la philosophie du lean management – le « vrai », celui issu des réflexions de Taiichi Ohno et non l’ersatz taylorien que l’on a implanté en France (voir : « Le lean management est-il socialement responsable ? »).

Si elles se limitent à la deuxième dimension du modèle ci-dessus, les démarches de responsabilisation risquent de caler. Comme l’écrivent les deux auteurs, « dans la pratique, on observe souvent que des équipes même responsabilisées n’ont pas toujours la capacité de peser sur les coopérations transversales, qui restent dans l’immense majorité des cas l’apanage des managers et continuent de passer par la voie hiérarchique ».

A chaque entreprise de trouver l’hybridation qui lui convient. Mais j’attire l’attention sur les dangers de privilégier une seule de ces trois dimensions. Dans sa préface, Jean-Dominique Senard, Président du conseil d’administration de Renault Group en donne des exemples : « Dans une entreprise sans raison d’être, mais où le management essaye de donner du sens individuel aux équipes, les salariés avancent, mais ils ne savent pas où ils vont ! Dans une entreprise où il y a une raison d’être, mais pas de sens individuel, l’entreprise avance, mais sans les salariés : l’équation gagnante, c’est donc la raison d’être et la responsabilisation ! ».

L’économiste et philosophe écossais Adam Smith est le premier à avoir attiré l’attention sur l’impact sociétal des organisations du travail. Dans son célèbre ouvrage « De la richesse des Nations » (1776), il reconnaît que la productivité bénéficie de la division du travail en tâches parcellaires et répétitives mais que cela aboutit à faire de l’ouvrier « un être aussi stupide et ignorant qu’il est possible à une créature humaine de le devenir ». Le père du libéralisme posait-là les bases de la théorie de l’aliénation, dont s’emparera Karl Marx ! Je pense qu’après la richesse des nations, il faut aujourd’hui cultiver la richesse des organisations.

 

2 – Régénérer son approche de la RSE

Atavisme oblige : je commence par la RSE. La limite de la RSE aujourd’hui est qu’elle est très centrée sur la troisième dimension du modèle, celle de la gouvernance. Elle a du mal à s’incarner dans les collectifs de travail, dans les préoccupations des équipes opérationnelles (deuxième dimension) et encore moins dans les processus de travail (première dimension). Dans sa préface, Jean-Dominique Senard, l’écrit très clairement : « Un nombre croissant d’entreprises ont compris la force qu’elles peuvent puiser d’une RSE pensée comme une stratégie issue de leur Raison d’être, et pas seulement comme un corpus de discours imposés par l’air du temps et la réglementation ». Lorsque la Raison d’être se décline en objectifs concrets, elle irrigue les collectifs de travail et suscite l’implication de tous.

Comme l’écrivent les deux auteurs, « l’entreprise responsable est une entreprise consciente de l’impact environnemental et social de son activité, qui décide de se mettre en mouvement pour maîtriser ses impacts et contribuer positivement aux objectifs du développement durable ». Elle ne peut pas considérer ses parties prenantes comme des objets inertes. « Nous sommes convaincus – et ne sommes pas seuls à l’être – qu’elle s’appuiera de plus en plus sur la responsabilisation des salariés. Le temps où la RSE était l’apanage de la seule direction du développement durable est révolu. C’est toute l’organisation qui doit être mobilisée ».

La montée en puissance de l’OR est un signe de notre entrée dans ce que j’appelle l’économie d’impact, charpentée par de nouveaux outils comme la CSRD (voir : « La CSRD marque l’entrée dans l’économie d’impact »).

Ainsi, la démarche de responsabilisation « est aussi un support important pour mobiliser progressivement tout le corps social autour de l’impact social et environnemental de l’entreprise ». D’où la conclusion de Jean-Dominique Senard dans sa préface : « L’entreprise responsable, c’est aussi l’entreprise qui responsabilise, car l’organisation responsabilisante est le seul chemin possible de la performance durable ».

J’apprécie cette conception exigeante de la responsabilité que portent les auteurs : « la responsabilité est le principe selon lequel chacun doit rendre des comptes à la mesure de son pouvoir d’agir, » si bien que « l’objectif de la responsabilisation est d’élargir et d’enrichir progressivement le niveau de redevabilité de chacun (et donc d’accroître le pouvoir d’agir de chacun) ». Autrement dit,

  1. il n’y a pas d’autonomie sans responsabilité (voir : « La responsabilité au cœur de l’entreprise ») ;
  2. le développement de ce pouvoir d’agir pour les collaborateurs amène les dirigeants et les managers à pratiquer ce que les Américains appellent l’« empowerment » et les Canadiens l’« empuissancement » (voir : « S’emparer de l’empowerment »).

Embarquer les salariés dans une démarche de responsabilisation nécessite un changement de pied des dirigeants qui doivent leur montrer que la finalité de l’organisation n’est pas seulement centrée sur les clients et les actionnaires mais intègre les préoccupations sociales, sociétales, éthiques, environnementales, ce qui est la philosophie de la loi Pacte de mai 2019 (voir : « Loi PACTE : le couronnement de la RSE ? »).

 

3 – Formuler sa raison d’être de façon participative

Ce qui nous amène à la raison d’être, une thématique chère à Jean-Dominique Senard. Là encore il est très clair dans sa préface : gouvernance, collectifs de travail et réalisation du travail, c’est-à-dire les trois dimensions du modèle font système. « L’explication principale de l’essor inquiétant du désengagement, voire de la souffrance au travail, est le sentiment d’une véritable perte de sens, » écrit-il. Or, « ce qui produit du sens collectif, c’est la Raison d’être, qui a fini par s’installer dans les entreprises. Ce qui produit du sens individuel, c’est la responsabilisation. Si l’on considère que les trois leviers du sens au travail sont la finalité du travail, le contenu du travail et la qualité au travail, alors, on mesure mieux le rôle clé de la raison d’être et de la responsabilisation : la raison d’être nourrit la finalité et le contenu du travail ; la responsabilisation nourrit le contenu et les conditions d’exercice du travail ».

Cette dynamique ne peut fonctionner que si la formulation de la raison d’être est effectuée de façon très participative en associant étroitement les salariés mais aussi les parties prenantes externes. Comme le soulignent les deux auteurs, « l’organisation responsabilisante apparaît, dès lors, comme une voie pour donner de la substance à la raison d’être et l’inscrire en profondeur dans la réalité des pratiques de travail ». Et c’est bien ce qui manque aujourd’hui dans les entreprises – elles sont nombreuses – qui se sont contentées de proclamer une raison d’être – ce que j’appelle une raison d’être déclarative – sans se soucier du bouclage avec le travail, sans porter l’ambition d’aboutir à une raison d’être transformative (voir : « Raison d’être : il est temps de tirer les leçons de l’expérience »).

 

4 – Savoir ce que l’on cherche : les futurs désirables

Les modèles d’organisation responsabilisante attirent. La volonté de « faire face aux difficultés de recrutement et de fidélisation des salariés » poussent les entreprises à remettre en cause le modèle hiérarchique, pyramidal et disciplinaire, qui structure encore bon nombre d’organisations.

Mais la volonté de se départir de la gangue héritée du taylorisme ne suffit pas. Il faut savoir vers quoi on veut aller. Les bénéfices de l’OR sont multiples, comme le rappellent les deux auteurs : elle « agit sur l’engagement des personnes pour juguler les difficultés de recrutement, le turn-over et l’absentéisme. (…) Elle se révèle une ressource tant pour la santé des salariés que pour l’efficacité du travail, quand les collaborateurs disposent de latitude pour proposer des améliorations et participer à la régulation de leur activité ».

Jean-Dominique Senard donne son témoignage dans la préface : « Le chemin vers l’organisation responsabilisante est ardu, mais le jeu en vaut la chandelle, car les fruits de la responsabilisation sont tout à fait exceptionnels, et se mesurent sur le long terme en performance économique et financière, en capacité d’innovation, en fidélisation et motivation des équipes. Et la responsabilisation est déjà, en elle-même et à travers la confiance qu’elle nécessite et manifeste, un geste fondamental de respect et de reconnaissance. Je l’ai constaté chez Michelin, mais aussi chez Saint-Gobain, et je le mesure en ce moment chez Renault Group ».

En amont de la transformation, il faut donc beaucoup travailler sur ce que j’appelle les futurs désirables :

  • Que voulons-nous atteindre ?
  • Quels sont les desseins qui nous tiennent ensemble ?
  • Pour quelle organisation voulons-nous « faire société » ?

Les auteurs citent le témoignage de François Levert, ancien responsable Manufacturing Way & Empowerment pour les sites industriels de Michelin, qui fait remarquer que, « dans les expériences de transformation qui échouent, la réflexion sur les objectifs poursuivis a souvent été bâclée et que l’on a donné plus d’importance à la méthode qu’à la définition du but à atteindre ». En positif, les auteurs relèvent qu’un élément ressort clairement de l’ensemble des témoignages : « il faut que la transformation proposée ait du sens pour chaque catégorie des parties prenantes, dirigeants, actionnaires, managers et salariés ». C’est ce travail préparatoire, indispensable à la réussite de la traversée, qui a souvent manqué.

 

5 – Donner du temps et structurer sa démarche de transformation sans l’enfermer

Vous êtes prévenu : « une transformation de ce type prend du temps. Parce qu’elle vise un changement profond de la culture et de la structure organisationnelles, il ne s’agit pas d’une transformation ‘presse-bouton’ dont les résultats seront visibles et mesurables immédiatement ». Par ailleurs, « ces transformations sont systémiques. (…) Elles ne peuvent pas être abordées avec des idées simples. Elles reposent tout au contraire sur la pensée complexe au sens d’Edgar Morin ».

Jean-Dominique Senard insiste lui aussi dans sa préface : « Le processus de responsabilisation chez Michelin a pris près de dix ans. Il nous a appris qu’il est bien plus difficile de conduire une transformation de la manière d’être d’une entreprise que de modifier sa manière de faire, alors que les deux sont nécessaires ». Travailler en profondeur sur la culture et sur l’humain prend plus de temps que faire dévier des process.

Si la sociologie est un sport de combat, comme l’affirmait Pierre Bourdieu, la transformation vers l’organisation responsabilisante est davantage une discipline pour coureur de fonds que pour sprinter. Les témoignages réunis dans l’ouvrage permettent aux auteurs de montrer que cette transformation passe par des phases de respiration, d’expérimentation, voire d’essais-erreurs.

Et l’importance du temps ne concerne pas que les grands groupes mais aussi les PME. De ce point de vue, les témoignages de Frédéric Lippi, qui a conduit avec son frère Julien la transformation de l’entreprise familiale Lippi (250 salariés aujourd’hui) spécialisée dans les clôtures et de Laurent Bizien, dirigeant de Martin Technologies, une entreprise familiale qui compte environ 100 salariés, sont précieux.

D’autant plus que cette transformation ne se prête pas aux trucs et ficelles que manient habituellement mes amis les consultants. La méthodologie de conduite du changement, telle que je l’ai apprise dans les années 1980 était simple : vous faîtes votre diagnostic pour définir le point de départ ; vous faîtes votre projection pour déterminer le système cible ; entre les deux, il y a la trajectoire. Rationnel ! Simple ! « Secure » !

Mais par temps de VUCA, cette démarche séquentielle ne fonctionne plus du tout, d’où le joli mot créé par les auteurs pour caractériser la démarche de transformation : l’exploration-itération. « Dans le changement vers une OR, la cible et les moyens pour l’atteindre restent mouvants et se précisent au fur et à mesure de l’avancement, en gardant un esprit très ouvert aux opportunités et aux corrections ».

Par ailleurs, ce type de transformations, que j’appelle une transformation culturelle, n’est plus linéaire mais itérative, ce sur quoi nous alertent les auteurs : Nous proposons « un vade-mecum sous la forme d’un itinéraire conseillé qui suit une séquence de transformation en trois phases : impulsion du dirigeant et de son équipe de tête, embarquement du corps social, puis refonte participative et progressive de l’organisation. En réalité, les exemples montrent qu’une transformation globale est constituée de plusieurs cycles répétés de ces trois phases. Le retour d’expérience d’un cycle préparera l’impulsion du cycle suivant ».

Et on ne perd jamais de vue l’implication des acteurs : « La phase d’embarquement doit être répétée lors de chaque élargissement de la transformation à un nouveau périmètre de l’organisation et, bien entendu, à chaque nouveau cycle de transformation. Et cet embarquement ne doit pas se résumer à une communication descendante, mais doit déjà intégrer la construction collective de la phase de refonte qui le suivra. C’est à cette condition que l’on pourra concrètement embarquer les équipes. La transformation globale vers une organisation responsabilisante n’est jamais un projet balisé, elle est une émergence progressive dont le résultat ‘final’ reste en partie indéterminé ».

C’est ce qui fait toute la complexité mais aussi la saveur de ces transformations.

Il faut donc bien-sûr se féliciter des réussites mais aussi analyser les échecs. Si on en fait une analyse clinique (voir : « 8 nuances de gris sur l’entreprise libérée »), on constate que ces deux facteurs, le temps long et la structuration de la démarche, jouent un rôle majeur dans les échecs. Ce que confirment les deux auteurs : « la pérennisation du système fait partie des points les plus délicats. Parce que le modèle responsabilisant s’inscrit dans un temps long, il va se heurter à de multiples facteurs perturbateurs, parmi lesquels figurent les changements de gouvernance, l’instabilité du management et du personnel, ou encore la volonté de standardisation maximale des opérations ». Conséquence pratique : « la persistance et la cohérence du soutien du Comex à l’OR demeurent une condition sine qua non de sa pérennité, mais un tel soutien dans la durée est naturellement impossible à garantir, faisant des OR un modèle hautement réversible ».

Cela ne doit pas décourager ceux d’entre vous qui souhaitent se lancer : les auteurs vous proposent un cadre d’action à mailles larges (chapitres 4 et 6) qui sécurisera votre démarche.

 

6 – Travailler (beaucoup) sur le management intermédiaire

Jean-Dominique Senard, encore : le processus de responsabilisation « repose sur deux conditions sine qua non : l’exemplarité des dirigeants, et l’accent mis sur le management intermédiaire. Car dans une entreprise, les opérateurs, les ouvriers, mesurent en général rapidement ce qu’ils ont à gagner d’un processus de responsabilisation – autonomie accrue, plus grande motivation, capacité de mieux progresser. Mais l’encadrement intermédiaire, les agents de maîtrise doivent accepter de changer profondément de mission, de posture, de culture ».

En effet, le contrat social est difficile à nouer pour les managers : « Pour eux, il s’agit de renoncer à un rôle simplifié d’autorité verticale – commander le matin, superviser l’après-midi, contrôler le soir –, pour passer à un rôle plus incertain, mais beaucoup plus noble et épanouissant, de développement horizontal – accompagner, soutenir, motiver, développer les talents ».

Pour faire émerger ce nouveau contrat social, il faut pouvoir s’appuyer sur des managers qui ne sont pas tout à fait ordinaires : comme l’écrivent les deux auteurs, l’entreprise « aura besoin de managers ‘jardiniers’ capables de défricher de nouveaux territoires, de développer les personnes et d’ouvrir progressivement de nouveaux champs de responsabilité aux équipes, sans prendre de risques inconsidérés pour les personnes comme pour l’organisation ». Or les expériences de transformation montrent que « trop souvent, l’accompagnement des managers se limite à des injonctions de changement de posture sans prise en compte ni analyse de l’activité managériale elle-même, notamment de la disponibilité du manager pour superviser activement son équipe ».

Je confirme ce point de vue. Le mythe de « l’entreprise sans managers » a trouvé ses limites lors des confinements Covid, avec l’effondrement des entreprises concernées. Une transition vers la responsabilisation est impossible sans l’appui sur une chaîne managériale solide et solidaire. Cette chaîne vertèbre la transformation.

Les deux auteurs ajoutent justement que le repositionnement des managers est « considéré par tous les experts comme l’un des points les plus délicats des transformations responsabilisantes » et que « c’est bien à travers l’analyse de l’activité des managers que de vraies transformations pourront être obtenues ». Ce que confirme Jean-Dominique Senard dans sa préface : « aller vers une organisation responsabilisante passe à mes yeux par une véritable révolution managériale, reposant sur l’écoute, la considération, l’éthique – conditions de succès du processus de responsabilisation ».

Cette évolution va à contrecourant des modes actuelles qui ont tendance à invisibiliser le management (voir le mythe de l’entreprise « libérée » ou « sans managers »), voire à le diaboliser (voir : « Jusqu’où ira la diabolisation du management ? »). Pourtant, la recherche montre que l’investissement dans la qualité du management est favorable à la performance (voir : « Return on Management : ce que votre DAF doit savoir sur la performance »).

 

7 – Donner aux invisibles la considération qu’ils méritent

Je l’ai expérimenté souvent : lorsque l’on parle de l’OR – ou de certaines de ses incarnations, entreprises libérées, entreprises opales… — les dirigeants et les managers pensent CSP+, cadres supérieurs, environnements de bureau à moquette épaisse, jeunes diplômés. C’est encore une limite mentale de notre culture pour laquelle seuls les hauts diplômés pourraient prétendre à prendre des initiatives alors que les « agents d’exécution » souhaiteraient être tenus à bride courte : encadrés, dirigés, managés, parfois « micro-managés ».

Eh bien non : les auteurs, tous les deux industriels, attirent notre attention sur l’intérêt de l’OR vis-à-vis du personnel d’exécution : « L’étude s’intéresse particulièrement, mais sans exclusive, à l’extension du pouvoir d’agir chez ceux qui en ont le moins. C’est cette population, notamment en production industrielle et en logistique, qui subit un travail routinier, répétitif, souvent pénible et faiblement reconnu, et c’est elle qui dispose de perspectives moindres en matière d’évolution professionnelle. Pour toutes ces personnes, travailler dans une OR peut représenter une avancée personnelle, professionnelle et sociale ».

Vous vous souvenez de ces fameux « invisibles » lors de la crise Covid, ceux qui ont fait « tourner » le pays sans pouvoir se mettre à l’abri du télétravail, ceux pour lesquels tout devait changer ; ceux qui, pourtant, ont retrouvé après les déconfinements, les mêmes environnements de travail difficiles et contraints (voir : « Le travail à l’épreuve du coronavirus : 4 lignes de front »). « L’OR fournit des arguments d’attractivité à des secteurs où le travail est traditionnellement très prescrit et où les conditions de travail sont jugées difficiles, en développant les compétences de ceux qui y travaillent, en rendant le travail moins répétitif et plus intéressant et en leur ouvrant des perspectives accrues d’employabilité et d’ascension sociale (à la condition que les systèmes RH s’adaptent) ».

Cette dernière condition est en effet essentielle. Comme le souligne Frédéric d’Arrentières (Renault Group) dans l’ouvrage, « il serait vain d’espérer transformer une grande structure sans le soutien de la fonction RH. Il est indispensable que celle-ci s’engage au côté de l’équipe d’accompagnement pour donner à l’entreprise toutes les chances de réussir ». La suite est un défi adressé à cette fonction parfois trop préoccupée par le maintien du « legacy » pour participer à l’innovation : « Il faudra tenir compte du fait que la fonction RH n’aime pas trop être bousculée : sa mission s’inscrit dans la durée, elle gère des pyramides des âges qu’elle cherche à équilibrer, elle est encadrée par de très nombreuses règles contraignantes qu’elle a vocation à rappeler à toutes les parties prenantes ». Message reçu : il est donc d’autant plus important de challenger la fonction RH !

Au-delà des invisibles, la transformation vers les organisations responsabilisantes est un moyen privilégié de donner une réalité à une incantation fréquente des dirigeants d’entreprise (et des politiques) : remettre le travail au centre des préoccupations. Les auteurs préconisent la mise en œuvre de « groupes de discussion transversaux entre pairs, » ce sur quoi je les rejoins bien volontiers, sachant que « mettre en place ces instances de délibération nécessite tout un apprentissage » (voir : « L’expression des salariés au travail : 7 bonnes pratiques pour réussir »).

 

8 – Ne pas esquiver les contradictions et les conflits

Si le régulateur des relations interpersonnelles n’est plus la discipline mais l’intelligence de chacun, il faut accepter les contradictions. Comme l’écrit Brigitte Nivet, professeure en management à l’ESC Clermont et chercheuse associée au Cereq, « les managers devraient passer du contrôle au débat et à l’écoute, accepter la contradiction, accepter que parfois, les travailleurs savent mieux que personne comment gérer le travail »[3].

La formulation de la raison d’être, pour peu qu’elle soit participative, est une occasion de faire émerger ces contradictions et de les traiter. Jean-Dominique Senard le souligne dans sa préface : « Pour que la raison d’être ne reste pas une déclaration incantatoire déconnectée des pratiques, les entreprises et leurs dirigeants vont devoir mettre en musique des objectifs pluriels, qui sont loin d’être spontanément alignés, et les équilibrer. Bienvenus dans un monde complexe ! Des débats et des arbitrages seront nécessaires à chaque niveau de l’entreprise pour s’approprier cette raison d’être et la décliner en objectifs opérationnels ».

Mais la transition vers l’OR soulèvera bien d’autres contradictions. C’est pourquoi je trouve tout particulièrement fertile la proposition des deux auteurs de mettre en discussion ce qu’ils appellent « les cinq points cardinaux de la boussole de la responsabilisation », à savoir les cinq principes autours desquels l’OR s’articule : responsabilité, subsidiarité, solidarité, collégialité et activité.

 

9 – Ajuster son leadership

Le dirigeant d’aujourd’hui est une femme ou un homme qui cultive la générosité. Elle ou il est moins là pour donner des ordres que pour donner des autorisations. C’est une transition qui m’est chère, celle du CEO, qui passe du Chief Executive Officer au Chief Enablement Officer. Car comme l’écrivent les deux auteurs, « la question pour une direction n’est pas tant de savoir si les salariés ont initialement ‘envie’ ou ‘pas envie’ de prendre des responsabilités que de créer un contexte et des conditions de sécurité psychologique [NDA : au sens de Amy Edmondson, que les lecteurs de ce blog connaissent] conduisant les personnes à prendre de plus en plus de décisions, puis à les assumer ».

Que penserait-on d’une transformation à visée participative (miser sur l’intelligence individuelle et collective) qui serait conduite en mode vertical et descendant ? D’où la conviction des auteurs, que je partage : « même si l’initiative repose quasiment toujours sur la volonté et la conviction d’un dirigeant ou d’une équipe dirigeante, la transformation vers l’OR ne peut pas être opérée de manière top-down. (…) Elle ne peut être ni décrétée, ni imposée, mais seulement impulsée et ‘organisée’ ». En conséquence, « ces transformations ont pour particularité de reposer, dans la durée, sur l’adhésion et la participation de l’essentiel du corps social de l’entreprise », ce qui nécessite un pilotage et un engagement forts de la part du dirigeant.

Mais en même temps, le dirigeant doit laisser une large capacité de co-construction et d’initiative à ses équipes : « l’équipe dirigeante devra résister en permanence à la tentation de passer en mode top-down pour accélérer le processus et obtenir des ‘résultats’ – ce qui équivaudrait à signer la fin et l’échec de la transformation ».

La posture du dirigeant et de son Comex est donc complexe et à géométrie variable : ils doivent « continuer à soutenir et à communiquer les intentions, et rester une force d’impulsion. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que doit affronter un dirigeant qui entre dans un tel processus : autolimiter son pouvoir d’intervention et continuer à impulser de l’énergie en continu ».

Cette force d’impulsion peut être dosée par le dirigeant grâce à sa compréhension fine de l’avancée de la transformation, déterminée par les réponses à quelques questions clés dont les auteurs donnent quelques exemples pertinents :

  • « Nos équipes sont-elles en autocontrôle des principes d’action, des règles et des procédures qui conditionnent la qualité de leur travail ?
  • Nos équipes ont-elles bien intégré les enjeux globaux de l’entité pour orienter leur action ?
  • Nos équipes sont-elles capables de maintenir le bon niveau de réactivité face aux dérives de performance et aux problèmes importants dans le déroulement des opérations ?
  • Les problèmes sont-ils traités avec la profondeur nécessaire ?
  • Nos équipes appellent-elles à l’aide lorsqu’elles n’ont pas la capacité de traiter un problème, et cette aide leur est-elle fournie sans délai ?»

La capacité à tenir cette posture très particulière, cet équilibre délicat me semble essentielle, d’autant plus dans ce type de transformation, qui ne peut arriver à bon port que si elle est portée par les dirigeants.

 

Conclusion (provisoire)

L’ouvrage de Pierre Bocquet et François Pellerin a l’immense mérite de ne pas se contenter de nous donner envie de prendre le large. Il nous fournit une boussole. C’est un peu les « phares & balises » de l’OR. Ce parti-pris fait de cet ouvrage une lecture précieuse pour les dirigeants qui conçoivent, impulsent et régulent cette transformation, pour les managers qui lui donnent sa colonne vertébrale, pour les représentants du personnel qui sauront négocier les conditions de sa réussite et pour les salariés qui y mettront leur patte… et y trouveront des retombées positives.

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises, fondateur et président de
Management & RSE

 

Pour aller plus loin :

Pierre Bocquet et François Pellerin, « Organisation responsabilisante : de l’idée à la réalisation », Paris, Presses des Mines, juin 2024. Grace à la Chaire FIT2 et à la Fabrique de l’Industrie, cet ouvrage est mis à disposition gratuitement. Vous pouvez le télécharger depuis le site de la Fabrique

Une version plus courte de cet ouvrage, illustrée, dans un format plus maniable, a été produite pour en faire un guide pratique en libre accès, à l’intention des dirigeants, des managers et des salariés. Lien direct de téléchargement de ce guide pratique

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Crédit image : « Bains de mer à Etretat » par Eugène Le Poittevin (1806-1870) en 1866, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Troyes (musée Saint-Loup). Bien que longtemps brocardé pour son goût pour les scènes anecdotiques et pittoresques, j’aime Le Poittevin pour son souci du réalisme et du détail, qui lui permettent de créer une atmosphère originale. Avant de plonger vers l’OR, il faut créer l’atmosphère.

 

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[1] Sauf mention contraire, les phrases entre guillemets et en italique sont des citations des deux auteurs, Pierre Bocquet et François Pellerin, tirées de leur livre « Organisation responsabilisante : de l’idée à la réalisation ».

[2] Emilie Bourdu (La Fabrique de l’industrie), Marie-Madeleine Péretié (Aract Ile-de-France), Martin Richer (Terra Nova), « La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité ; Refonder les organisations du travail », La Fabrique de l’industrie, Presses des Mines, octobre 2016. Téléchargement PDF ici.

[3] “Les managers devraient passer du contrôle au débat et à l’écoute”, Novethic, 21 août 2024

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