Et si on construisait autrement le potentiel humain ?

Sommes-nous tous du capital humain ?

Mise à jour : 1er mai 2024 Par analogie avec le stock de capital physique qui se constitue sous l’effet de l’investissement en matériels des entreprises, le « capital humain » dont chacune et chacun d’entre nous dispose provient de l’accumulation tout au long de notre parcours, de connaissances, de compétences, d’aptitudes, de talents, de qualifications, d’expériences, de « savoir-faire » et de « savoir-être ». C’est donc notre principal actif, que nous devons préserver, valoriser, et qui nous fait progresser dans la vie. A condition cependant, de comprendre les limites des approches traditionnelles. 

Ce capital humain possède aussi une dimension collective. Selon une étude de l’OCDE, à horizon de 2060, l’accumulation de capital humain deviendra plus que jamais un facteur clé de croissance et de compétitivité ; il ne faudra pas chercher à travailler plus, mais à travailler mieux[1]. Devons-nous pour autant, nous laisser ainsi enchanter par la douce et enivrante musique du capital humain ?

J’effectue ci-dessous un cheminement qui passe par trois questions avant de poser (à mes risques et périls) une affirmation. Puis, dans la seconde partie de cet article, je propose de tirer les conséquences de cette affirmation en ouvrant 7 champs de progrès.

 

1 – L’homme est-il un actif ?

La notion de « capital humain » a d’abord le mérite de présenter l’homme comme un actif (une source de revenus futurs) et non comme un facteur de coûts (comme le suggère la détestable notion comptable de « masse salariale »). Elle fait écho au célèbre aphorisme du juriste et philosophe Jean Bodin en 1576 : « Il n’y a ni richesse ni force que d’hommes»[2].

Attention cependant : on fait parfois dire à Jean Bodin ce qu’il n’a pas dit en réinterprétant sa formule par le prisme de l’économie d’aujourd’hui. Précurseur du mercantilisme, Bodin (1529-1596) pensait que la richesse est ce que l’on produit et ce que l’on vend. Sa formule n’avait pas le sens qualitatif qu’on lui prête aujourd’hui mais un sens quantitatif, c’est-à-dire démographique : il est un défenseur de la souveraineté et de la monarchie absolue, si bien que pour lui, la puissance du monarque est déterminée par le nombre de ses sujets qui peuvent participer à la production agricole et artisanale. Bodin était un adversaire (par avance !) de Malthus. Cela dit, il reste aujourd’hui de Bodin des enseignements très justes, notamment la centralité du travail humain. Même dans une économie moderne, c’est par le travail que l’on peut incorporer le capital, la technologie et l’innovation, que l’on applique à la production. La crise sanitaire l’a montré : lorsque l’on confine le travail, on crée un choc économique d’intensité supérieure à celle de la crise financière de 2008.

Un second mérite de la notion de « capital humain » est de mettre  l’accent sur le fait que les actifs les plus cruciaux pour la compétitivité des entreprises sont désormais immatériels. Cela n’est d’ailleurs pas si nouveau puisque trois siècles après Bodin, l’industriel Henri Ford (1863-1947) remarquait: « Les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan de l’entreprise : sa réputation et ses hommes». Un siècle après Ford, une étude d’Ernst & Yong au titre révélateur, « Le capital immatériel, première richesse de l’entreprise » (mars 2007), estimait que l’immatériel détenu par les entreprises représente 60% du total de leur actif et constatait que 36% seulement est inscrit à leur bilan.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? En l’espace de quatre ans, AirBnB est devenu le numéro Un mondial de l’hôtellerie et a construit une offre qui comprenait déjà autant de chambres que celle constituée par son principal rival de « l’ancienne économie », Hilton Hotels, durant ses plus de 90 années d’existence. Combien d’hôtels et de chambres possède ce géant ? Zéro. La plus grande compagnie mondiale de taxis s’appelle Uber. Combien de taxis possède-t-elle ? Zéro. Alibaba est devenu le plus grand distributeur du monde. Quelle est la valeur de ses stocks ? Zéro… Avec l’extension du numérique, la société collaborative nous amène-t-elle vers une économie sans capital matériel ?

Inutile d’attendre l’intrusion du numérique et des start-up : un ami administrateur judiciaire me disait que lorsqu’on achète une entreprise aujourd’hui, il n’y a plus d’actif tangible à réaliser. Les terrains sont vendus depuis longtemps, les locaux sont loués, les machines et équipements sont en crédit-bail, les stocks sont en flux tendus et les créances clients sont affacturées…

Un coup d’œil de l’autre côté de l’Atlantique complète ce panorama : aux Etats Unis, l’investissement dans les actifs intangibles a dépassé celui dans les actifs tangibles en 1997 et ne cesse de progresser depuis alors que ce dernier stagne.

 
Source : Carol A. Corrado & Charles R. Hulten, “How Do You Measure a « Technological Revolution »?, » American Economic Review, American Economic Association, vol. 100(2), pages 99-104, May 2010 

 

La part des actifs intangibles dans la valeur de marché des entreprises du principal indice boursier américain, le S&P 500 (les 500 plus grandes entreprises américaines cotées en bourse) était de 17% en 1975, 32% en 1985, 68% en 1995, 80% en 2005, 84% en 2015 et 90% en 2020.

Sources : CIMA Report, Roberts & Dowling 2002, Ocean Tomo Intangible Asset Market Value Study, 2020

Les valeurs européennes présentent un profil plus calme et moins axé sur les intangibles mais ceux-ci représentent tout de même 75% de la valeur des grandes entreprises cotées.

Le capital matériel ne représente plus que 18% du capital total, contre 28% pour le capital naturel et surtout 54% pour le capital humain (Nations Unies).

Sur le plan mondial, un important programme de recherche mené par les Nations Unies a permis de cerner les ordres de grandeur: le capital manufacturé (infrastructures, usines, machines,…) ne représente plus qu’environ 18% du capital total. A cela s’ajoutent le capital naturel (valeur des terrains, des forêts, de la biodiversité, des écosystèmes naturels, du climat,…) pour 28% et surtout le capital humain pour 54 % [4].

 
Le capital humain est ainsi devenu un enjeu majeur de compétitivité. Chaque année, le Forum économique mondial de Davos publie en collaboration avec le cabinet de conseil RH Mercer, un rapport qui identifie « les pays qui sont les mieux placés pour contribuer au développement des salariés, et pour favoriser le potentiel de croissance et la réussite économique »[5]. Le classement des 124 pays couverts est effectué sur la base de l’indice du capital humain, résultant de 51 indicateurs répartis sur 4 piliers : l’éducation, la santé et le bien-être, l’emploi et le travail, les facteurs permettant la transformation de ces atouts en performance économique. Il est intéressant de constater que la France est relativement mal classée dans ce rapport (et dans d’autres classements approchant la notion de capital humain), ce qui confirme l’idée que notre pays ne valorise pas suffisamment son capital humain. La France se situe au 14ème rang global sur les 124 pays étudiés. De plus, elle utilise particulièrement mal le capital que représentent les plus jeunes et les plus âgés : elle n’est qu’au 23ème rang pour les 15 – 24 ans, au 30ème pour les 55 – 64 ans et au 29èmepour les plus de 65 ans.
 

De son côté, l’Insead publie son « indice global de compétitivité des talents », établi en partenariat avec le Human Capital Leadership Institute (Singapour) et le Portulans Institute (Washington DC)[6]. Cet indice « mesure la compétitivité d’une nation fondée sur la qualité des compétences qu’elle est à même de produire, d’attirer et de retenir », en fonction de 69 indicateurs. La France se situe au 19ème rang dans l’édition publiée en novembre 2022. 

 

D’autres études se concentrent sur le lien entre l’humain et la performance des entreprises. Par exemple, un rapport du cabinet BCG montre que les entreprises qui investissent le plus sur l’humain sont nettement plus performantes que la moyenne du marché. Les entreprises cotées en Bourse apparues au moins trois fois au cours des dix années précédentes sur la liste des « 100 Best Companies to Work For » (« 100 meilleures entreprises où travailler ») du magazine « Fortune », obtiennent ainsi un TSR (retour total pour l’actionnaire) supérieur de 46 points par rapport à l’indice de référence, le S&P 500 de Standard & Poor’s (« Le Manager intermédiaire, intégrateur de la complexité ? », Rapport du BCG, décembre 2017).

 

2 – L’homme est-il un capital ?

Le capital humain est une théorie économique développée notamment par Gary S. Becker (1930-2014), prix Nobel d’économie en 1992, principalement dans son livre « Human Capital » publié en 1964 [7]. Selon Becker, chaque individu dispose d’un capital propre représenté par ses connaissances et compétences, qui détermine sa productivité et sa valeur sur le marché du travail, matérialisée par les salaires qu’il peut obtenir de ses employeurs. Les composantes de ce capital (connaissances, savoir-faire,…) partagent trois caractéristiques. Premièrement, elles sont coûteuses à acquérir, tant en raison de leur coût financier direct que du temps et des efforts nécessaires à leur obtention. Deuxièmement, elles augmentent le potentiel de revenu de l’individu tout au long de sa vie : de façon similaire à un investissement financier, leurs rendements (par exemple le gain futur espéré en salaires, qui motive un salarié à suivre une formation) sont différés dans le futur. Enfin, elles sont intrinsèquement liées à l’individu qui les possède, même si les compétences peuvent être transférées à certaines conditions.
 
Selon la définition de l’OCDE, le capital humain recouvre « l’ensemble des connaissances, qualifications, compétences et caractéristiques individuelles qui facilitent la création du bien-être personnel, social et économique » (« L’investissement dans le capital humain », OCDE, 1998). Mais, capital ou richesse, cette notion enferme l’homme au travail dans un rapport d’utilitarisme, d’exploitation diraient certains. Maurice Levy et Jean-Pierre Jouyet le remarquaient déjà dans leur rapport sur « L’économie de l’immatériel » : « D’un côté, le développement de l’immatériel, fondé sur le capital humain, plaide pour qu’on puisse à l’instar des autres, inscrire cet actif au bilan des entreprises. De l’autre, ‘activer’ ainsi le capital humain est particulièrement difficile, car le concept de ‘maîtrise’ nécessaire pour identifier un actif, s’applique mal à des salariés qui peuvent, et c’est heureux (et sauf de rares exceptions), quitter leur entreprise et ‘transférer’ leur capital humain chez un autre employeur »[8].
 
Pour prendre le contre-pied de cette notion de capital humain créé par des économistes et des financiers, le Cercle des DRH européens a forgé le terme de « patrimoine humain », un actif immatériel qui inclut l’héritage propre à chaque entreprise (ses valeurs, son histoire, ses savoirs, etc.). Certes, c’est plus valorisant et surtout, cela renforce la dimension collective. Mais cette fois-ci, c’est l’inerte qui l’emporte : l’homme est vu comme une survivance à préserver, dont la valeur est principalement liée à la transmission. L’homme n’est pas un patrimoine. C’est toute sa différence avec l’esclave.
 
Le capital, comme le patrimoine est transmissible. Ce n’est pas le cas des principaux attributs que l’on prête généralement au capital humain : les compétences et la santé, qui ne sont transmissibles que par un processus long et engageant. L’assimilation à un capital s’oppose à la notion de forces vives, qui caractérise l’humain.
 

« Une chandelle ne perd rien de sa flamme lorsqu’elle contribue à en allumer d’autres. » — Albert Camus

Par ailleurs, une caractéristique essentielle du capital matériel est qu’il se déprécie lorsqu’il est utilisé, d’où le mécanisme comptable de l’amortissement. Au contraire, les compétences (comme les informations, les connaissances, les aptitudes) se bonifient par leur utilisation : elles ne participent pas à un jeu à somme négative ou nulle mais à une économie de la coopération dans laquelle on s’enrichit en partageant. Si j’ai une compétence et que je la transmets à une autre personne en l’enseignant, non seulement je ne la perds pas (comme c’est le cas pour un bien matériel) mais je l’augmente grâce à l’effet d’expérience. C’est aussi le cas, dans une certaine mesure de la santé (évitement des épidémies) et bien sûr du capital social et relationnel (progression géométrique des points de contact potentiels au sein d’un réseau). « Une chandelle ne perd rien de sa flamme lorsqu’elle contribue à en allumer d’autres, » écrivait Albert Camus.

La notion de capital laisse supposer qu’il suffirait d’accumuler des moyens, pour parvenir à la compétitivité, ce qui constitue une négation des aspects qualitatifs. C’est ce que montre la méthode PISA, élaborée par l’OCDE, qui s’attache à tester le niveau de connaissances acquises par les élèves dans des disciplines fondamentales, lettres, mathématiques, sciences et technologies, et à estimer leurs capacités à résoudre des problèmes. L’OCDE s’est étonnée de constater l’absence de corrélation entre les moyens mis en œuvre (les dépenses d’éducation) et les résultats obtenus par les différents pays. A tel point que « les dépenses d’éducation n’expliqueraient que 15 % de la variation des scores moyens entre les pays » [9]

3 – L’homme est-il une ressource ?

Au masculin de « capital humain », peut-on préférer le féminin de « ressources humaines » ? Non car là encore, l’homme est réifié, mis au service d’une cause matérielle, réduit à l’état de stock exploitable et consommable : il est nié dans sa volonté d’émancipation. L’homme est une personne ; il ne peut donc être une simple ressource. C’est ce que rappelait avec subtilité Jean Auroux, ancien ministre du Travail, dans l’interview qu’il m’a accordée : « les services de ressources humaines, que je préfèrerais appeler ‘des Relations Humaines’ » (Voir : « Jean Auroux : ‘il faut partager l’élaboration des décisions’ »). 
 
Stéphane Fayol, DRH de Terreal, a ressenti ce même besoin d’intégrer la dimension relationnelle, propre à l’humain: « Depuis deux ou trois ans, je travaille beaucoup sur la marque employeur de l’entreprise autour d’une image sociale forte. Tout d’abord, nous avons ajouté un R supplémentaire dans la GRH, qui est devenue la GRRH, c’est-à-dire la gestion des relations et des ressources humaines. Ce deuxième R est fondamental, car nous considérons que la gestion de la qualité des relations est importante, surtout qu’il y a aujourd’hui une perte de lien des personnes à l’entreprise »[10]

Une autre limite de la théorie du capital humain tient à son incapacité à penser le capital humain collectif alors que le travail est de plus en plus fondé sur la coopération.

Dans le même esprit, une autre limite de la théorie du capital humain tient à son incapacité à penser le capital humain collectif alors que le travail est de plus en plus fondé sur la coopération (voir : « Travailler ensemble : pour une intelligence de la coopération »). Ainsi, Rajan et Zingales, deux économistes travaillant aux Etats-Unis qui ont développé à la fin des années 1990 et 2000 des travaux importants pour penser la théorie de la firme, la gouvernance des entreprises et la finance proposent de penser l’entreprise à partir du capital humain des managers.

Maurice Thévenet, professeur au CNAM et à l’ESSEC, rappelle que le passage de la fonction « Personnel » à « Ressources humaines » était vu comme positif : une ressource, cela se préserve, cela se développe. Alors que le personnel est là pour obéir, la ressource attend qu’on la sollicite, qu’on la motive… Le terme « ressources humaines » a exercé au moins un effet positif : chacun comprend qu’une communauté n’a pas intérêt à dégrader ses ressources, ce qui a aidé à poser la question de la santé au travail et plus largement de la qualité de vie au travail (voir « Parcours QVT : la qualité de vie au travail dans tous ses états »).
Mais la réduction de l’humain à l’état de ressources entraîne également des effets pervers. Fabienne Autier, professeur en management des RH à l’EM Lyon l’explique clairement : « le prisme économique omniprésent pousse une frange de la population au travail à la contestation radicale [en réaction] à un traitement qu’ils perçoivent comme froid, impersonnel, et désincarné de la part de leurs directions générales. Ils n’acceptent pas d’être ramenés au statut de ressources jetables et vivent ces approches économiques comme un déni de leurs propres besoins de maintien dans l’emploi et de leur identité et singularité »[11]

 

C’est également le point de vue du grand théoricien du management, le Canadien Henry Mintzberg (in “Understanding Organisations… Finally!”, February 2023), lorsqu’il déclare : “Je ne suis pas une ressource humaine, merci bien, ni un actif humain ou du capital humain. Je suis un être humain ».

Peter Drucker (1909-2005), l’un des plus grands gourous du management, faisait remarquer que « Les travailleurs intellectuels, à la différence des travailleurs des industries manufacturières, possèdent les moyens de production : ils portent cette connaissance dans leur tête et peuvent par conséquent les emporter avec eux ». De même, Charles Handy, reconnu comme l’un des cinquante experts les plus éminents au monde en matière de gestion des entreprises et de management des équipes, écrit : « En ne poursuivant que des objectifs de croissance économique et d’efficience, nous risquons d’oublier que c’est nous, hommes et femmes pris individuellement, qui devrions être la mesure de toute chose et non pas servir à mesurer autre chose ».

Jean-Marie Peretti, Président de l’Institut international de l’audit social, a raison d’affirmer que les gens ont des ressources mais ne sont pas des ressources. Un homme d’entreprise, François Michelin, le disait autrement : « Nous ne sommes pas des ressources humaines, nous sommes des hommes pleins de ressources ». Comme nous l’enseigne la philosophie du développement durable, quelle que soit leur nature, les ressources doivent être économisées, utilisées avec parcimonie et sobriété, sans mettre en cause leur capacité à se régénérer. L’objectif principal serait alors de réduire au minimum l’utilisation de la ressource, alors que l’enjeu est au contraire d’amener les ressources de l’entreprise (qui sont d’abord humaines) au meilleur de leur potentiel.

 

4 – L’homme, un potentiel

C’est pourquoi il est utile de mobiliser la théorie des capacités d’Amartya Sen (prix Nobel d’économie en 1998 pour ses contributions à l’économie du bien-être), qui propose un élargissement de la théorie du capital humain. Il pense l’éducation à partir du pouvoir dont dispose l’individu sur sa propre vie. Il explore une voie nouvelle par laquelle il valorise le bien-être et les avantages qu’une personne peut retirer par ses capacités à effectuer un certain nombre d’actes auxquels elle accorde de la valeur et à être la personne qu’elle souhaite être. Il s’agit alors de doter les personnes des capacités d’intervention (« empowerment ») dans les domaines qui les concernent, et d’abord le travail et l’emploi (voir : « S’emparer de l’empowerment »). Selon Amartya Sen, il s’agit là de la combinaison de ce qu’une personne est apte à faire (capacité d’agir) et à être (les différents types de fonctionnements qu’elle est en mesure de réaliser).
 

 

Plutôt que ‘capital humain’ ou ‘ressource humaine’, le terme que je préconise est celui de ‘potentiel humain’. Le potentiel humain va beaucoup plus loin qu’une ressource ou un capital ; il incorpore les capacités, la réflexion, l’innovation, l’adaptabilité, le progrès.

Voilà pourquoi, plutôt que ‘capital humain’ ou ‘ressource humaine’, le terme que je préconise est celui de ‘potentiel humain’. Le potentiel humain va beaucoup plus loin qu’une ressource ou un capital ; il incorpore les capacités, la réflexion, l’innovation, l’adaptabilité, le progrès. En grammaire, le potentiel désigne une forme verbale exprimant une action future, dépendant d’une condition. Cette condition, c’est la motivation : sans la motivation, le capital humain reste un actif inerte. C’est pourquoi les politiques fondées sur l’engagement, menées aujourd’hui par beaucoup d’entreprises et de DRH, sont inopérantes : elles créent des injonctions qui ne parviennent pas à embrayer sur le réel (voir : « Le grand renversement : de l’engagement à l’intelligence collective »).

Stéphane Trébucq, professeur en sciences de gestion à l’université de Bordeaux et chercheur à l’Irgo (Institut de recherche en gestion des organisations) a fondé et dirige une chaire dédiée au capital humain, « Pilotage du capital humain et de la performance globale ». Cette dernière a créé un outil de mesure qui intègre, au-delà des compétences, les autres dimensions du capital humain : celles liées à l’attitude (engagement, motivation, sentiment d’appartenance,…) et à l’agilité (capacité d’adaptation, créativité,…). 

Les responsables des services de formation, qui sont en première ligne pour construire le potentiel humain de l’entreprise, savent bien que la formation professionnelle n’est pas seulement une affaire de transmission de connaissance mais qu’elle s’hybride avec des attitudes de curiosité, d’appétence, de motivation, de recherche d’une concordance entre projet professionnel du salarié et projet d’entreprise. La formation n’est plus seulement un transfert de compétences existantes mais aussi un mode de construction de compétences nouvelles. De plus en plus, l’apprentissage implique de sortir des frontières, de s’extraire de son cadre habituel. Ici comme ailleurs, c’est la notion d’expérience qui fait bouger les lignes : « J’ai appris que les gens oublieront ce que vous avez dit, ils oublieront ce que vous avez fait, mais ils n’oublieront jamais ce que vous leur avez fait ressentir, » soulignait la poète et militante américaine Maya Angelou.

Le concept de potentiel humain apporte cette notion de mise en mouvement qui manque à la notion de ressource ou de capital, qui restent de l’ordre de l’inerte. Russel Coff (University of Wisconsin-Madison) avait identifié cette limite et appelait les chercheurs en GRH à la prudence dans leur adoption sans réserve du concept de capital humain[12]. Il rappelait alors que la différence entre une ressource physique (une machine, un bâtiment) et les ressources humaines était que :
  • L’individu est, in fine, le propriétaire des compétences qu’il détient
  • Il peut décider de les mettre en œuvre ou pas, à minima ou maxima
  • Il peut contester les ordres, voir quitter l’entreprise.
Comme le souligne Fabienne Autier, « cette spécificité des ressources humaines est centrale et c’est là même que le concept de capital humain trouve ses limites : l’entreprise n’est pas et ne sera jamais propriétaire du ‘capital humain’. L’entreprise emploie des individus qui sont, eux-mêmes, détenteurs de leur capital humain. Le défi de toute entreprise est d’entretenir des relations avec les individus qui contribuent à ses activités telles que ceux-ci décident, de leur plein gré et en conscience, de mettre à disposition, de mobiliser le stock de capital humain qu’ils détiennent. Or, force est de constater que cette question de la motivation n’est pas réglée ».


Dans le restant de cet article, je propose de tirer les conséquences de cette approche par le potentiel humain en ouvrant 7 axes de progrès : 

1 – Déjouer le leurre des talents

Dans la parabole de l’Evangile (selon Matthieu), les talents, comme le capital, fructifient. Je ne suis pas convaincu par la mode managériale actuelle autour de la gestion des talents. Non par rejet de l’élitisme : je crois au contraire en la vertu de la concurrence, pour peu que la compétition soit inclusive, c’est-à-dire que chacun puisse y trouver sa chance et qu’elle s’organise à armes (et atouts) égaux. 

Mais la gestion des talents, telle qu’elle est pratiquée en France, se focalise trop souvent sur les seuls dirigeants, actuels ou futurs. Une étude publiée par l’ANDRH en mars 2015 et réalisée en partenariat avec Féfaur et Cornerstone OnDemand, montre que la gestion des talents s’arrête trop souvent aux hauts potentiels appelés à exercer d’importantes responsabilités, dont l’évaluation est pourtant dé-corrélée des enjeux business. La gestion des talents reste décidément élitiste en France, où 54% des DRH ne consacrent leurs efforts qu’aux « hauts potentiels », souligne l’étude. 

Baudoin Roger a justement critiqué la croyance dans la « stimulation financière des talents » remarquant que « les études sur les systèmes de motivation montrent par exemple que la rémunération de la coopération par des incitations variables tend à être contreproductive » (voir le beau livre de Maya Beauvallet, « Les stratégies absurdes », Points Essais, 2009) : « en rémunérant l’acte de coopération, on en supprime le caractère de gratuité et partant, on en limite le potentiel mobilisateur » (Baudoin Roger, « L’entreprise et la personne », in «L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales», Actes du Colloque du 29-30 avril 2011, Département « Economie, Homme, Société », Collège des Bernardins). Il rappelle également que dès 1988, le sociologue Renaud Sainsaulieu notait que « la motivation de l’ensemble du personnel, et pas seulement celle des décideurs haut placés, intervient centralement dans la combinaison des facteurs de la productivité. Entre firmes de niveaux technologiques, financiers et démographique comparables, c’est l’intégration du personnel qui fera la différence, sauvera l’emploi et assurera une productivité supérieure à celle des concurrents » (« Stratégies d’entreprise et communautés sociales de production », Revue économique, 1988, Vol. 39, 1).

 

Avec l’engouement pour le « talent management », bon nombre de DRH reproduisent la même erreur que celle de l’Education nationale française durant des décennies : dénicher des génies plutôt que faire progresser l’ensemble de la classe.

Avec l’engouement pour le « talent management », bon nombre de DRH reproduisent ainsi la même erreur que celle que l’Education nationale française a perpétuée durant des décennies – avec les meilleures intentions et tout en proclamant l’égalité des chances : il est peut-être plus gratifiant de dénicher des génies (fournir des élites en travaillant essentiellement sur la tête de classe), mais il est plus efficace (économiquement et socialement) de faire progresser l’ensemble de la classe… C’est ce que nous disent aujourd’hui les rapports de l’OCDE, un organisme à la fois peu suspect d’égalitarisme et très critique (avec quelques très bons arguments) sur le système français d’éducation et de formation professionnelle.  

La gestion des talents (« talent management ») telle qu’elle se pratique aujourd’hui est un leurre. La compétitivité d’une entreprise, comme celle d’une Nation, ne peut reposer seulement sur les talents de quelques-uns. Comme le remarquait justement Peter Drucker, « la raison d’être d’une organisation est de permettre à des gens ordinaires de faire des choses extraordinaires ». Et c’est justement en définissant collectivement leur raison d’être, en misant sur une approche participative, que les entreprises parviennent à refonder leur contrat social (voir : « La raison d’être : un objet managérial disruptif ») .

 

2 – Ré-installer la confiance et la motivation

A l’inverse de l’approche élitiste du ‘talent management’, l’approche du potentiel humain essaye de mobiliser le meilleur de l’ensemble des ressources disponibles. L’intérêt essentiel de la notion de potentiel humain est d’exprimer le fait que rien n’est acquis ; que la ressource doit être activée pour permettre au processus de création de valeur de s’enclencher. En France, le rapport au travail se distingue (en comparaison des autres pays développés) par une défiance forte vis-à-vis de l’entreprise et des dirigeants (voir : « L’entreprise en 2019 : la disruption ou la détestation ! »). Le recours permanent à la vision instrumentale du capital humain ne fait qu’alimenter cette défiance alors que l’approche de développement du potentiel humain affirme au contraire la volonté partagée de refonder un contrat social plus riche.

La question de l’évolution du contrat social est déterminante pour comprendre comment évolue le rapport au travail, au management et à l’entreprise. Les données de l’IFOP sont éclairantes. En 1993, 54% des actifs considéraient qu’entre ce qu’ils donnaient d’eux-mêmes (temps, compétences, implication…) et ce qu’ils retiraient de leur travail (argent, reconnaissance…), la balance était équilibrée, contre 25% qui se percevaient comme plutôt perdants. Aujourd’hui, seuls 39% estiment que la relation est équilibrée alors que 48% se jugent perdants, cette proportion ayant donc quasiment doublé en un peu moins de trente ans (enquête Ifop d’octobre 2022 sur un échantillon de 2 015 Français).

La responsabilité des dirigeants et du management est de reconstruire (ou de protéger lorsqu’il existe) un contrat social équilibré (voir : « Les Assises du Travail : vers une refondation du rapport au travail »).

Et cela change tout. De ce point de vue, Anne Dousset propose une méthode très simple et efficace, fondée sur trois critères de mesure de la motivation : le présentéisme, l’efficacité collective et l’énergie motivationnelle individuelle[13]. Elle rapporte le capital humain réel (KHR) au capital humain théorique (KHT : environ 210 jours / homme / an) pour obtenir un taux de productivité. Au final, compte tenu de l’effet combiné des trois critères de la motivation, dans la situation positive, le taux de productivité du capital humain (KHR/KHT) est de 121% alors que dans la situation négative il n’est que de 68%. Soit un écart de près du simple au double… C’est donc sur ce ratio qu’il faut travailler, plutôt que de se contenter des politiques à courte vue, qui s’obstinent exclusivement à obtenir une réduction des coûts humains.

 

L’approche en termes de potentiel humain encourage à s’intéresser aux attentes des salariés, en termes de reconnaissance, de sens, de recherche d’autonomie, d’attention portée à leurs efforts, de qualité de vie au travail. Le rôle des dirigeants et du management est alors d’alléger les contraintes de travail prescrit et de reporting, pour mettre à disposition un environnement de travail capacitant. Celui-ci permet une meilleure qualité de vie au travail sans dégrader la performance, au contraire (voir « Les organisations du travail participatives : les 5 piliers de la compétitivité »)

 

Les RH ont un rôle essentiel à jouer. (…) Elles doivent sortir de la fonction de gestionnaire du ‘capital humain’ et redevenir acteur de la gestion du ‘travail humain’ ». — Pierre-Yves Gomez

De même, la santé fait partie du potentiel humain car elle est un inducteur de performance du travail, d’où la multiplication des études et des « business cases », qui montrent avec une belle constance que l’investissement dans la santé, l’amélioration des conditions de travail et la prévention des risques professionnels est extrêmement rentable (voir « Santé et sécurité au travail : 3 bonnes raisons d’investir »). De plus, la santé au travail conditionne la réalisation et la mise en jeu des principales composantes du capital humain : une santé dégradée est un puissant obstacle à la construction des compétences, à l’épanouissement de la créativité, à l’innovation, etc. 

Pierre-Yves Gomez a raison de le souligner : « les RH ont un rôle essentiel à jouer. (…) Elles doivent sortir de la fonction de gestionnaire du ‘capital humain’ et redevenir acteur de la gestion du ‘travail humain’ »[14].

 

3 – Evoluer vers une nouvelle approche du management

La théorie économique du capital humain a progressivement évolué pour intégrer le management. A cet égard, on peut discerner trois grands courants de recherche :

  • l’approche économique, prédominante dans les années 60 et 70 (avec notamment Theodore Schultz, qui a ouvert la voie à Gary Becker et Jacob Mincer), qui voit l’investissement dans le capital humain comme une promesse de revenus futurs mais intègre progressivement des éléments de la sociologie ; 
  • l’approche comptable, qui se développe jusqu’aux années 90 (notamment avec les travaux de Kaplan et Norton qui se concluent sur le Balanced Scorecard en 1992), qui élargit la notion d’actif et propose de traiter ces dépenses comme des investissements amortissables ; 
  • et l’approche managériale, qui s’impose à partir des années 90.

Celle-ci met l’accent sur les aspects psychologiques et collectifs. Evelyne Bertin souligne un paradoxe : alors que l’entreprise ne cesse de chercher l’implication de son personnel (loyauté, sentiment d’appartenance, culture d’entreprise, engagement, etc.) elle ne cesse de diluer le lien identitaire et social qui relie les collaborateurs à l’entreprise[15]. La notion de potentiel humain peut aider à reconstruire ce lien.

 
Pour cela, il faut d’abord travailler sur la qualité de la relation managers – salariés. Les expériences de renforcement du management intermédiaire montrent que celui-ci joue un effet positif sur la performance (voir : « Return on Management : ce que votre DAF doit savoir sur la performance »). Mais l’analyse de la qualité de la relation managériale montre aussi que nous partons de loin (voir : « Management responsable ? »). A tel point que beaucoup de cadres refusent désormais les responsabilités de management (voir : « Etre manager aujourd’hui : de l’indi-gestion à l’indigence »).
 

 

L’enjeu est de passer de la gestion du capital humain au management du potentiel humain.

Il faut ensuite se concentrer sur la transition du manager de ressources au manager de capacités (voir « Transition managériale : heurts et malheurs français »). La diffusion du numérique implique un nouveau rapport au travail qui fonctionne par le re-mise en jeu permanente du capital humain dans l’expérience professionnelle : on privilégie l’intensité et non plus la durée ; son moteur est la motivation et non plus l’obéissance (subordination) ; sa reconnaissance provient des clients et des collègues et non plus de la hiérarchie; sa régulation est celle du droit commercial et non plus social (voir : « Autonomie et autorité: les enfants terribles du management »). 

Cette transition, qui nécessite de remplacer le couple prescription – sanction par le couple motivation – implication, repose sur une modification globale des comportements mais aussi de la culture managériale. Je la résume schématiquement par un passage de la gestion du capital humain au management du potentiel humain…

 

4 – Orienter les politiques publiques de l’emploi

L’inversion durable de la courbe du chômage est la Graal de la politique économique. Une équipe d’économistes de Berkeley (David Card, University of California) et d’universitaires allemands (Jocken Kluve, Humboldt-University et Berlin et Andrea Weber, University of Mannheim) a passé en revue toutes les études économiques traitant de l’efficacité des politiques gouvernementales de retour à l’emploi. Sur la base de ces 207 études, cette « meta-analyse » publiée en juillet 2015 (“What works? A Meta Analysis of Recent Active Labor Market Program Evaluations”, National Bureau of Economic Research, Working Paper No. 21431) conclut que les politiques dites « actives » (typiquement diminuer les indemnités chômage ou sanctionner les demandeurs d’emplois s’ils ne prennent pas un travail qui ne correspond pas à leurs critères de choix) ont un effet seulement sur le court terme mais qui s’émousse très vite. Les politiques efficaces sur le moyen et long termes sont celles qui s’attaquent à la problématique du potentiel humain, des compétences et des qualifications, principalement la formation professionnelle.
 

Les amateurs de solutions miracle seront sans doute déçus mais la réalité est là, incontournable : la réduction durable du chômage passe par une politique de valorisation du potentiel humain.

Les amateurs de solutions miracle seront sans doute déçus mais la réalité est là, incontournable : la réduction durable du chômage passe par une politique de valorisation du potentiel humain. Mais les dernière réformes de la formation professionnelle (loi du 5 mars 2014, la troisième de la décennie, suivie de la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel », dite loi Pénicaud du 6 septembre 2018) ne sont pas allées assez loin dans cette direction (voir : « Formation professionnelle : la réforme… enfin ? »). Voici la conclusion du très libéral hebdomadaire britannique « The Economist », qui a rendu compte de cette étude : « les résultats montrent que si les responsables des politiques publiques veulent vraiment réduire le chômage, ils doivent investir dans une politique de formation professionnelle bien ciblée et accepter les coûts immédiats de cette politique pour des bénéfices à long terme ».

Malgré les passions et les troubles qui ont accompagnés la difficile gestation de la loi travail (loi El Khomri, 8 août 2016) et qui cherchent à s’inviter dans la poursuite des réformes du marché du travail conduite par le gouvernement d’Emmanuel Macron, il faut se rendre à l’évidence : les leviers les plus efficaces sont ailleurs, dans la réforme de l’éducation, de l’apprentissage, de la formation professionnelle, ainsi que dans l’accompagnement des transitions professionnelles, c’est-à-dire dans le développement du potentiel humain.

5 – Prendre la mesure de la nouvelle donne de la compétitivité

Depuis la première révolution industrielle, les financiers nous ont habitué à gérer une entreprise dans l’optique de l’utilisation du capital physique : on suit le taux d’utilisation des capacités de production, on essaye de saturer les équipements les plus onéreux, on passe au travail de nuit et au travail par équipes (le 3×8 par exemple). 

 

Avec la tertiarisation de l’économie, ces normes de gestion se sont étendues au capital humain : on installe des pointeuses, on négocie des accords de modulation horaire, on optimise en limitant les inter-contrats dans les sociétés de service, etc. Même au plus fort de la crise Covid, beaucoup d’entreprises ont installé des applications informatiques pour surveiller les temps de connexion des collaborateurs. Depuis quelques années, nous sommes passés à une troisième étape : les entreprises sont plus sensibles au potentiel des actifs immatériels contenus dans leur portefeuille de brevets et développent des stratégies d’optimisation (voir par exemple Intel aux Etats-Unis ou Technicolor en France). 

 

Les brevets protègent-ils l’innovation et la position concurrentielle des entreprises ? Même dans l’industrie de la High Tech, c’est terminé ! Ce sont les hommes qui font la différence. Voici ce que déclarait en juin 2014, Elon Musk, fondateur de SpaceX et dirigeant de Tesla Motors, en publiant un article intitulé « All Our Patent Belong To You », annonçant que sa société renonçait à exercer des poursuites à l’encontre de ceux qui utiliseraient ses technologies : « Le leadership en matière de technologie n’est pas défini par des brevets, à propos desquels l’histoire a montré qu’ils offraient peu de protection face à un concurrent déterminé, mais plutôt par la capacité d’une entreprise à attirer et à motiver les meilleurs ingénieurs. Nous pensons qu’appliquer la philosophie de l’Open Source à nos brevets va renforcer plutôt que diminuer la position de Tesla de ce point de vue ». 

Dans son dernier ouvrage, le regretté Daniel Cohen remarque malicieusement que Musk est arrivé à la même conclusion sur le sujet de l’automatisation industrielle : « Elon Musk qui pensait pouvoir fabriquer la Tesla de façon complètement automatique à dû reconnaître son échec à la fin de 2018, lorsqu’ il devint clair que la production crée des problèmes qui ne pouvaient pas être résolus par des robots. « Humans are underrated, » fut la conclusion sibylline de Musk sur Twitter (Daniel Cohen, « Homo numericus, la ‘’civilisation » qui vient », Albin Michel, septembre 2022).

Aujourd’hui, nous n’avons plus le choix : si nous voulons tirer notre épingle du nouveau jeu concurrentiel et sortir de la spirale mortelle de la compétition par les coûts, il faut construire un management qui cherche d’abord et avant tout une chose : mobiliser le potentiel humain. C’est un changement complet de paradigme concurrentiel. Le potentiel humain devient LE facteur de différenciation. Il faut donc le révéler.

Mais cette révélation ne va pas de soi car elle renverse les représentations traditionnelles de ce qu’est la compétitivité, comme le remarque le philosophe et sociologue Edgar Morin dans « Le temps est venu de changer de civilisation » (éditions de l’Aube, aout 2017) : « Au nom de la compétitivité, tous les coups sont permis et même encouragés ou exigés, jusqu’à instaurer des organisations du travail déshumanisantes comme en atteste le phénomène exponentiel du burn out. Déshumanisantes mais aussi contre-efficientes à l’heure où la rentabilité des entreprises est davantage conditionnée à la qualité de l’immatériel (coopération, prise d’initiatives, sens de la responsabilité, créativité, hybridation des services et des métiers, intégration, management, etc.) qu’à la quantité du matériel (ratios financiers, fonds propres, cours de Bourse, etc.). Ainsi, la compétitivité est-elle sa propre ennemie ».

En particulier, il faut écarter la tentation d’opposer capital technologique et capital humain. Dans son rapport réalisé pour le Lab’Ho et intitulé « Technologie ou capital humain, quelles compétences pour demain ? », Tristan d’Avezac de Moran questionne la façon dont les entreprises et les organisations accompagnent leurs collaborateurs dans l’acquisition des compétences du 21ème siècle, nécessaires pour nous adapter à un monde en mutation permanente, sous l’impact de la robotisation et de l’intelligence artificielle. Progrès technologiques et progrès humains peuvent s’articuler de façon positive.

La théorie du capital humain a été renouvelée par un courant de la recherche académique dénommé par l’acronyme RBM (Resource-Based Management), malheureusement peu connu en France. Les auteurs essentiels qui ont creusé le sillon de la RBM sont Edith Penrose, Jay Barney, et plus près de nous, C.K. Prahalad et Gary Hamel. La théorie du management par les ressources, érige le capital humain en ressource stratégique susceptible de procurer un avantage concurrentiel déterminant et souligne l’impact des compétences individuelles et organisationnelles, rares et inimitables, sur la rentabilité de l’entreprise. L’un des principaux fondateurs de l’approche RBM, Jay Barney, a défini les cinq critères d’une ressource-clé : rare, source de valeur, non imitable, non transférable et non substituable (Jay Barney,« How a firm’s capabilities affect boundary decisions », MIT Sloan Management Review, 40 ; 3, 1999).  

Les fondateurs de la RBM montrent que les différences de rentabilité entre firmes s’expliquent moins par leur « équation stratégique » (secteur d’activité, forces concurrentielles,…) que par leur capacité différentielle à se doter de ressources-clés. C’est ainsi que la notion de pôle de compétence (vue interne de l’entreprise) se substitue progressivement à celle de portefeuille d’activité (vue externe) pour guider les stratégies d’entreprises. 

Les dirigeants, aidés de la RH et des managers, doivent s’attacher à identifier, construire et fidéliser ces ressources-clés. Il s’agit donc bien de valoriser le potentiel humain, dans sa dimension stratégique. D’autres auteurs appartenant au même courant insisteront plus tard sur le fait que les ressources clés ne constituent pas un réel avantage compétitif prises isolément. D’où l’importance de la diversité des ressources, de leur coordination et des mécanismes de coopération. En termes plus simples : la nécessité d’affirmer le rôle du management.

 

L’avantage compétitif et la valorisation des entreprises se matérialise selon les différentes facettes du potentiel humain, regroupées en 9 composantes.

Ce qui compte vraiment en matière d’avantage compétitif – et ce qui constitue une partie souvent majoritaire et toujours grandissante de la valorisation des entreprises –, ce sont les différentes facettes du potentiel humain, c’est-à-dire ce qui permet l’activation de la performance du travail humain. Je les ai regroupées en 9 composantes:

  1. les hommes, leurs compétences et leurs savoirs ; 
  2. leur capacité d’apprentissage et de résolution des aléas ; 
  3. le capital de confiance interne (coopération) et externe (réputation) ; 
  4. l’expérience et les connaissances accumulées, explicites et surtout implicites (procédés, habiletés, savoir-faire, recettes, tours de main, intelligence collective) ; 
  5. le capital relationnel des individus, des équipes et leur capacité à l’étendre jusque dans l’écosystème ; 
  6. les multiples matérialisations de la créativité humaine et de sa volonté de transformation : les innovations, les brevets, les marques, les données (numérisées ou non), le design, le besoin d’accomplissement, la capacité de réinvention et d’adaptation permanente ;
  7. la santé au travail, l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes, la gestion des âges de la vie, la prévention des discriminations et la qualité de vie au travail ; 
  8. l’éthique, l’adhésion aux valeurs, la loyauté, la motivation, l’implication ; 
  9. le capital organisationnel et managérial.
On voit ici concrètement que chacune de ces 9 composantes 
  • constitue un ou plusieurs leviers de performance, 
  • est beaucoup plus difficilement reproductible par les concurrents que les produits ou les services, 
  • se révèlera d’autant plus cruciale que la digitalisation de l’économie progresse, 
  • est en interaction permanente avec les autres composantes.

A l’heure de l’extension du numérique, la valorisation du potentiel humain apparaît comme un levier de différenciation stratégique essentiel, redessine la carte de la compétitivité et donne une nouvelle chance aux acteurs économiques : individus, entreprises, pays (voir : « Le management 2.0 sera-t-il socialement responsable ? »). Saurons-nous la saisir ?

6 – Refonder un projet pour la DRH

Dans bien des entreprises, les Directions des ressources humaines se trouvent face au mur de la légitimité. Perturbées par l’accélération des cycles financiers (alors que la construction du potentiel humain s’inscrit dans le temps long), elles ont parfois abdiqué ce qui fait leur force : la médiation entre le projet stratégique de l’entreprise et les moyens humains dont elle se dote pour l’accomplir. Se résignant à la survalorisation des ressources financières, elles ont adopté le modèle du « business partner », qui aboutit à la négation du potentiel humain, à son asservissement, au sens physique du terme, au cycle financier. A ce compte-là, à quoi bon conserver le DRH au Comex puisqu’il ne peut plus que courber l’échine et se cantonner à l’accompagnement humain des transformations ? Ce scénario, maintes fois observé, est lourd de menaces pour la pérennité des entreprises concernées.

La fonction RH doit retrouver la fierté de sa légitimité. Le potentiel humain est un atout au moins aussi important pour l’entreprise que ses ressources financières. Le législateur ne s’y est pas trompé, en réécrivant l’article 1833 du Code civil à l’occasion de la loi Pacte votée en avril 2019, pour statuer que « La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Ainsi, la loi Pacte met à équidistance le capital financier et le « capital » humain (voir : « Loi PACTE : le couronnement de la RSE ? »).

Le potentiel humain se définit comme un trépied qui soutient l’énergie des collaborateurs : compétences, bien-être, motivation.

Beaucoup d’entreprises se sont fortement concentrées sur l’alignement (savoir ce qu’il faut faire) et ont perdu de vue l’implication (avoir envie de le faire). Sans la motivation, la compétence n’est pas féconde : elle reste à l’état de potentiel inerte, comme un terreau en jachère,insensible aux vaines injonctions proférées sur l’« engagement » (voir : « En finir avec l’engagement »). Le potentiel humain se définit donc comme un trépied qui soutient l’énergie des collaborateurs : compétences, bien-être, motivation. Ce sont les interactions entre ces trois éléments qui créent la valeur, mais aussi le développement humain et le progrès social. Susciter et développer ces interactions constitue une mission essentielle pour la DRH, une valeur ajoutée stratégique sur laquelle refonder sa légitimité.

Un autre avantage de construire une politique de développement du potentiel humain est de remettre l’accent sur le travail. Le travail est en effet le grand absent de la théorie du capital humain développée par Gary Becker. Son collègue et co-auteur, Jacob Mincer, était, lui un économiste du travail. De même, son précurseur, Theodore W. Schultz, accordait une grande importance aux conditions d’exécution du travail et aux apprentissages informels. Dans un célèbre article (« Investment in Human Capital », The American Economic Review, Vol. 51, No. 1) publié en mars 1961, Schultz affinait la mesure du capital humain en se concentrant sur la dimension qualitative du facteur travail, à savoir « l’habilité, le savoir et toutes les capacités permettant d’améliorer la productivité du travail humain».

Plus près de nous, Jean-Louis Dayan reproche aux tenants du capital humain de ne pas comprendre que ce dernier se développe en interaction avec le travail. « La théorie du capital humain a fait beaucoup de mal. Partant du constat que salaires et accès à l’emploi sont étroitement corrélés avec la durée des études et le diplôme, elle a ancré l’idée que la formation continue serait le principal remède au chômage et à la précarité. Comme si la mystérieuse substance qu’on nomme capital humain pouvait s’accumuler à toute étape de la vie professionnelle, et combler les manques initiaux par des acquisitions ultérieures, délivrées à petites doses au gré des accidents de parcours. Il ne s’agit pas de nier la nécessité d’acquérir et de renouveler les savoirs professionnels en cours de vie active, depuis l’action courte d’adaptation jusqu’aux formations diplômantes et à la reprise d’études. Mais tout cela ne peut porter ses fruits que si les apprentissages s’effectuent en relation étroite avec les rapports de travail qu’il s’agit de renouer ou consolider. Je suis persuadé qu’il importe autant de tisser et retisser des liens sociaux que de transférer des contenus. Le travail n’est jamais abstrait, il se nourrit toujours de savoirs spécifiques, mais on gagnerait à entendre le capital humain comme on le fait du capital social : un jeu de liens sociaux plutôt qu’une substance fongible incorporable aux individus » (Jean-Louis Dayan, « De la formation continue à la sécurité professionnelle : une longue marche », Sociologies pratiques No 35, 2017/2, Novembre 2017).

Effectivement, si l’on se reporte aux 9 composantes listées ci-dessus, qui constituent ce que j’ai appelé le potentiel humain, on y retrouve le travail dans toutes ses dimensions, qui dépassent la seule fonction instrumentale : émancipatrice, relationnelle, expressive, créative, identitaire, etc. Ceci est essentiel car comme l’ont montré Dominique Méda et Patricia Vendramin dans « Réinventer le travail » (PUF, 2013), on identifie chez les Français comme chez les autres Européens à la fois une montée de l’« éthique de l’épanouissement » portant sur la dimension expressive du travail (réalisation de soi, sentiment d’utilité, etc.) et une persistance des attentes qui touchent à la dimension instrumentale du travail (salaire, sécurité de l’emploi, etc.).

La DRH peut aussi construire avec les partenaires sociaux un programme visant à valoriser les composantes du potentiel humain. Celui-ci devient alors un objet de dialogue social comme l’envisageait déjà Robert Putnam qui insistait sur l’importance du « capital social » (les relations de confiance, sur la durée, entre membres d’un même collectif de travail ou d’une même entreprise). De ce point de vue, la loi Rebsamen (article 13) votée en août 2015, procède à un regroupement des thèmes de négociation obligatoires et d’informations-consultations des instances représentatives. On a constaté par exemple qu’outre les diverses obligations d’information et de consultation ponctuelles du comité social et économique (CSE) liées à des événements particuliers (comme par exemple un projet de restructuration ou de fusion), il existait 17 obligations d’information et de consultation récurrentes annuelles du CSE couvrant tout le spectre de ses attributions économiques. Ce fractionnement des thèmes de négociation comme des informations et des consultations ne favorisait pas un dialogue de qualité et l’appréhension d’une notion complexe comme le potentiel humain. Le regroupement autour de la notion de « qualité de vie au travail » permet d’envisager une négociation globale sur la valorisation du potentiel humain en tenant compte des interrelations entre ses différentes composantes.

Avec l’extension du numérique et la transition vers une économie de la connaissance, le modèle stratégique de l’entreprise ne peut plus se contenter d’appréhender les salariés comme de simples ressources ou comme un capital. C’est la valorisation du potentiel humain qui permet l’activation de la création de valeur et la transformation du travail en performance.

7 – Faire du potentiel humain une ressource pour la RSE

La RSE (responsabilité sociétale des entreprises) exige d’élargir la théorie du capital humain. Il faut rappeler que le fondateur de cette théorie, Gary Becker, appartenait à la célèbre « école de Chicago », dont une figure tutélaire est Milton Friedman, dont il a suivi les cours. Cette « école » a joué un rôle moteur dans l’extension de l’économie dite « néoclassique », inscrivant les rapports économiques à la base de tous les comportements humains. Sa thèse de doctorat, soutenue en 1955 à l’université de Chicago s’intitulait « The Economics of Racial Discrimination » et tentait déjà d’appliquer les raisonnements micro-économiques aux comportements humains pour expliquer la discrimination sur le marché des biens et services. De même, il s’est intéressé à l’économie du couple et de la famille, celle du crime, de la drogue et des comportements addictifs, celle de l’éducation. Il a d’ailleurs obtenu son prix Nobel en 1992 « pour avoir étendu le domaine de l’analyse microéconomique à un grand nombre de comportements humains et à leur interaction, y compris à des comportements non marchands ».
 
La théorie du capital humain est effectivement fortement imprégnée du paradigme de l’«homo economicus», individu parfaitement informé et rationnel, dirigé exclusivement par la maximisation de son utilité et la satisfaction de ses objectifs égoïstes. Cette approche revient à surdéterminer le marché et à occulter le rôle majeur des institutions, des valeurs, des rapports de force et de coopération avec les parties prenantes. Ainsi, l’acquisition de connaissances et de compétences ne peut se réduire à un investissement en faveur d’une amélioration de la productivité individuelle ou de la compétitivité d’une entreprise, en ignorant la dimension de l’émancipation et de la solidarité. Enclavée dans un carcan libéral très étroit, la théorie du capital humain peut aboutir à décourager les actions sociales et à justifier les discriminations. Par exemple, Gary Becker explique que les filles sont moins encouragées à faire des études que les garçons car par la suite, leur temps de travail et leur rémunération sont inférieurs (importance du temps partiel féminin, années consacrées aux enfants, etc.), ce qui réduit le retour sur investissement dans l’éducation des filles.
 

Il faut donc réinsérer l’individu dans le collectif et le collectif dans la société. Il faut également, par une approche de potentiel humain, constater que ses différents constituants (formation, santé, etc.) sont en large partie construits par des coûts mutualisés et exercent des impacts sociaux (externalités positives).

Un apport de la théorie du capital humain est d’inciter à faire évoluer la gouvernance des entreprises, dans la direction préconisée par le RSE, c’est-à-dire l’intégration des parties prenantes. C’est dans le sillage de la théorie du capital humain que l’économiste Margaret Blair explique que si les individus sont bien les détenteurs du capital humain, en conséquence, ils doivent être considérés par les entreprises comme des apporteurs de capitaux, au même titre que les apporteurs de capitaux financiers. A cet égard, je me félicite de l’extension récente, par l’entremise de la loi Rebsamen (août 2015), puis de la loi PACTE (mai 2019), de la présence d’administrateurs salariés au conseil d’administration ou de surveillance des grandes entreprises privées (voir « Administrateurs salariés : 6 opportunités en jachère »)

Dans leur rapport sur « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » (mars 2018), Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, relevaient que cette évolution met à mal la centralité de l’actionnaire dans les modèles classiques de gouvernance : « La formation et l’accumulation d’un capital financier, que la société organise, est toujours nécessaire. Mais l’entreprise cherche également à accumuler d’autres formes de capital, plus ou moins bien retranscrites dans les comptes de la société : brevets, savoir-faire et méthodes de travail, capital humain, innovations organisationnelles, etc. Cette organisation réduit le rôle des actionnaires, qui d’associés et souvent administrateurs de la société commerciale, deviennent avec le développement de l’entreprise, des ‘fournisseurs de capitaux’ ».

De même, le développement du potentiel humain met l’accent sur la notion d’employabilité et rappelle que les politiques de formation ne se valent pas au regard de la responsabilité de l’entreprise (voir : « Emploi et formation à l’heure de la RSE : pour une employabilité socialement responsable »). Il met aussi l’accent sur l’inclusivité en sollicitant toutes les bonnes volontés disponibles, ce qui suppose une lutte efficace contre les discriminations et pour une véritable égalité des chances (voir : « Extirper la discrimination liée aux origines hors de l’entreprise »).

La RSE tend à étirer la notion de capital humain au-delà même des frontières organisationnelles de l’entreprise. Déjà aujourd’hui, DRH et managers ont appris à gérer leurs « ressources humaines » internes et externes, les salariés mais aussi les contractuels, managers de transition, free-lance, sous-traitants, indépendants,… Demain, c’est l’entreprise toute entière qui devra apprendre à travailler en écosystème, à développer le potentiel humain de leur entreprise mais aussi de l’ensemble de leurs parties prenantes (voir : « Les parties prenantes, le biocarburant des nouveaux business models »).

Si l’on se réfère à nouveau aux 9 composantes du potentiel humain listées ci-dessus, on constate que la RSE permet de les mettre en cohérence.

Enfin, le développement du potentiel humain procure un guide aux entreprises qui souhaitent que la RSE soit intégrée à leur stratégie, à leur culture, aux attentes de leurs collaborateurs et à leurs processus opérationnels. Trop souvent, la RSE est plaquée sur l’organisation sans chercher une cohérence avec les projets de transformation menés et les priorités opérationnelles. J’incite chacun à examiner les enseignements de l’« Observatoire des enjeux RSE 2015 », publié en février 2015 par l’Institut RSE (voir ci-dessous la section « pour aller plus loin »). Cet observatoire mettait en évidence des décalages forts entre l’appréhension des enjeux RSE par la communauté économique (forte dimension environnementale), et par la communauté grand public, qui exprime nettement une demande sociale dont elle affirme qu’elle n’est pas suffisamment portée aujourd’hui par la RSE des entreprises en France. L’intégration des jeunes, la parité, l’attention aux seniors viennent nettement en tête des attentes exprimées par les salariés : la RSE, par son approche inclusive, est un levier de valorisation du potentiel humain.

Sur le plan de leur performance économique et financière, les entreprises ont-elles intérêt à investir dans le développement de leur potentiel humain ? En avril 2019, Malakoff Médéric Humanis a publié une étude intéressante menée avec EthiFinance (agence d’analyse et de notation spécialisée dans la RSE) sur le lien entre le potentiel humain et la performance. Cette étude se distingue par son centrage sur les PME (alors que les études précédentes sur ce thème, dont celle du World Economic Forum, se limitent souvent aux grandes entreprises) et surtout par la manière très globale dont elle a défini son « indice du capital humain en entreprise » (ICHE), qui mesure le potentiel humain. Cette définition englobe la presque totalité des 9 composantes que nous avons définies ci-dessus.

Deux résultats issus de cette étude me semblent particulièrement significatifs :

  1. La corrélation est effectivement confirmée. Ainsi, « l’étude montre qu’agir en faveur du capital humain permet aux entreprises de gagner jusqu’à dix points supplémentaires de performance économique».
  2. Une seconde corrélation intéressante met en relation la qualité du potentiel humain et la performance ESG (environnementale, sociétale et de gouvernance) allégée du volet social. Cela montre que dans l’ensemble, « les entreprises qui se saisissent des enjeux [de capital humain] se saisissent également des enjeux environnementaux et de gouvernance».L’investissement dans le potentiel humain reflète donc l’engagement des entreprises dans la RSE.

Le développement du potentiel humain et la RSE marchent de concert. Si l’on se réfère à nouveau aux 9 composantes du potentiel humain listées ci-dessus, on constate que la RSE permet de les mettre en cohérence

 

Conclusion 

Dans notre économie de la connaissance, du savoir, de l’information, de l’innovation, de la réputation, de la relation… la création de valeur provient de plus en plus des ressources humaines et immatérielles. Pour les entreprises comme pour les Etats, l’enjeu d’aujourd’hui est d’effectuer une transition vers un nouveau « business model », un modèle économique qui consomme moins de matières premières, d’énergies fossiles et de ressources matérielles, mais qui sollicite davantage le potentiel humain.  

L’entreprise gagnante est celle qui parvient à mobiliser, impliquer et valoriser ses actifs (notamment humains et immatériels). Plus spécifiquement, le potentiel humain (compétences, capacités d’innovation, intelligence collective) devient le facteur de différenciation essentiel pour les entreprises. Leur  défi aujourd’hui est de redonner du sens au travail humain tout en retrouvant des marges de croissance. Le développement durable du potentiel humain aspire à mettre en mouvement le projet d’entreprise, pour parvenir à l’alignement des 3 P : Projet – Potentiel humain – Progression.

 
Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE
 

Pour aller plus loin :

Consultez l’« Observatoire des enjeux RSE 2015 », février 2015. Cet observatoire n’a malheureusement pas été réédité depuis cette date. 

Lisez la suite de cet article : « Le facteur humain sonne toujours trois fois… » 

Crédit image : « A l’école » : extrait d’une série de 87 peintures « France en l’an 2000 », créée par Jean-Marc Côté et d’autres artistes français en 1899, 1900, 1901 et 1910, pour illustrer les représentations imaginaires de l’an 2000.

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[1] OCDE, « Horizon 2060 : perspectives de croissance économique globale à long terme », novembre 2012
[2] Jean Bodin, livre V de « Six Livres de la République »
[3] Smarter Companies, “Why intangibles matter now?”, October 2013
[4] UN University-International Human Dimensions Programme (UNU-IHDP) and UN Environment Programme (UNEP), “Inclusive Wealth Report 2014; Measuring progress toward sustainability”, Cambridge University Press, 2014o
[5] World Economic Forum, “Human Capital Report 2015”, May 2015
[6] GTCI pour « Global Talent Competitiveness Index »
[7] Gary Becker, “Human Capital – A theoretical and empirical analysis”, University of Chicago Press, Chicago, 1964
[8] Maurice Levy et Jean-Pierre Jouyet, « L’économie de l’immatériel ; la croissance de demain », Rapport officiel, Novembre 2006
[9] OCDE, « Regard sur l’éducation 2006 »
[10]Déclaration à l’AEF, mai 2014
[11] Fabienne Autier, « Ce que révèle la crise des limites des approches économiques de la GRH ; Capital humain : un concept économique dans l’impasse ? », Management & Avenir 1/ 2010, n° 31
[12] Russell Coff, 1997, “Human Assets and Management Dilemmas: Coping with Hazards on the Road to Resource-Based Theory”, Academy of Management Review, vol. 22, no. 2, pp. 374-402
[13] Anne Dousset, « Management à contresens – Combien coûte la démotivation ? », Eyrolles, février 2008
[14] Pierre-Yves Gomez, Interview à l’Atelier de Manpower, novembre 2014
[15] Evelyne Bertin, « Développer le capital humain de l’entreprise », EMS, 2004

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6 Responses

  1. Merci Martin pour cet article très argumenté et structuré (comme toujours).

    Sur le même sujet, j'ai publié l'an passé "Capital Humain versus Humain Capital" dans la collection Ad Valorem de l'Harmattan.Le titre dévoile l’intention du livre. Je pars du postulat qu’il faudrait aujourd’hui considérer l’humain dans une entreprise comme un patrimoine à faire fructifier plutôt qu’un capital à exploiter.

    Ce postulat est aussi un pari. Parce que la réalité des pratiques managériales aujourd’hui en est parfois assez éloignée. Parce que l’invention de l’entreprise moderne est historiquement datée. Elle a pris pour modèle la machine. Une machine qu’on essaye en permanence d’ajuster, parfois de reconfigurer. Certains rêvent pour demain d’entreprises où l’intelligence artificielle, donc la machine, régnera en maître. On est pas loin du film Matrix et on sait que, dans ce film, les humains n’ont pas une condition enviable.

    Je fais l’hypothèse inverse. L’humain est et restera essentiel pour l’entreprise. A l’origine du projet il y a un entrepreneur, un innovateur. Ce projet, en évoluant, se transforme en un collectif. Et ce collectif humain n’est pas juste une mécanique propriété des actionnaires mais une communauté d’intérêts, des intérêts légitimes qu’il faut essayer de prendre en compte de manière équilibrée. Le rôle de l’entreprise ne change pas fondamentalement, il s’agit toujours de créer de la valeur mais c’est une valeur globale qui ne se réduit pas à la valeur actionnariale.

    Accepter de replacer l’humain au centre du projet collectif de l’entreprise change radicalement notre façon de penser l’organisation, le travail, les valeurs, l’innovation, le leadership et la gouvernance. C’est de cela dont il est question dans ce livre.

  2. Merci ! Dix ans déjà que nous tournons autour de cette question. Les castors travaillent mais n'ont pas de métier.

    Le métier est du travail qui devient personnalisé et me fait grandir dans "qui je suis". Le métier est coopératif, grâce aux aînés dont j'ai appris, aux pairs avec qui j'échange, aux clients qui m'indiquent ma capacité à m'ajuster à leur besoin…

    70 à 85% des savoir-faire d'expérience sont tacites (Revue Téléscope n° 16 Hiver 2010 Étude sur l’OCDE->http://www.telescope.enap.ca/Telescope/docs/Index/Vol_16_no_1/Telv16n1_intergenerationnel.pdf%5D (34 pays membres, UE, USA, Canada, Japon, Australie, etc.).

    Nous le savions déjà, les mots sont limités, les réalités sont plus fines. Mais il faut bien échanger, et c'est grand plaisir que de pouvoir le faire à partir d'un tel article.

    Merci à l'auteur, et aux commentateurs !

  3. Depuis maintenant pas mal d'années, à force d'explorer le métier, le travail et l'emploi, la question nous paraît délicate : les ressources sont du domaine de l'avoir, l'emploi et le travail sont liés au contrat (de travail) ; ils créent un rapport d'échanges, force, énergie, talents, temps, compétences, en échange d'un statut et d'une rémunération.

    Mais le métier est par contre de l'ordre de l'être, il est personnel, il est en devenir, il ennoblit la personne en même temps qu'il honore le client ; il apporte en interne une valeur ajouté (ce qui sert à couvrir les salaires et charges), et, en externe, de la qualité à l'image de l'entreprise.

    Enfin, la propriété intellectuelle et celle des savoir-faire d'expériences appartiennent en général au salarié.Ces éléments personnels sont partageables certes, mais incessibles et non mesurables. On le voit bien au moment du départ des seniors depuis la "Loi Amiante" : l'expérience ne se résume pas à une liste de tâches à faire, elle rend astucieux et inventif, car l'homme de métier n'est pas dans ses outils, les règles sont les siennes et leur usage ou leur contournement relève de son libre-arbitre.

    Il nous reste du pain sur la planche pour redécouvrir la largeur, la hauteur et la profondeur de cette activité des personnes en entreprise… Et quelle est la nature du lien entre la personne salariée et le propriétaire de l'entreprise.

  4. J’aime bien la notion de Potentiel car cela m’amène à faire le parallèle avec les lois physiques qui régissent l’énergie potentielle : il s’agit d’une énergie qui est prête à être libérée pour se transformer en énergie cinétique… (un ressort, un barrage hydraulique, une pile électrique…)
    Si le salarié le veut bien, il libérera son potentiel et le mettra au service de l’entreprise (plus ou moins intensément) pour se mettre en mouvement, en contrepartie de son salaire.
    On voit bien que derrière cette notion d’énergie potentielle et son transfert en énergie de mouvement se cachent les notions de motivation, de compétences, de rendement (rapport entre l’énergie dépensée et l’énergie utile) et que tout ça n’est pas de la mécanique mais bien de l’humain… et la performance globale de l’entreprise tiendra également à la façon dont l’organisation utilise toute cette énergie potentielle disponible !
    Et nous pourrions débattre du meilleur moyen de reconstituer l’énergie potentielle consommée dans l’action, de « recharger les batteries » de cette fameuse ressource humaine…

  5. Cet article est absolument passionnant et ouvre sur des réflexions qui vont bien au-delà des propos les plus courants en matière de management. Je suis persuadé que le progrès (au sens global et prenant en compte les attentes des différentes parties prenantes) est à rechercher dans une triangulation entre la légitimité de la gouvernance, la qualité des relations collectives de travail (dans leur cadre institutionnel) et la qualité du management proprement dit.

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