Les Assises du Travail : vers une refondation du rapport au travail

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[ Mise à jour : 4 décembre 2023Le rapport que nous entretenons avec le travail n’est pas sorti indemne de la crise sanitaire. Il est ensuite interpellé par le débat sur les retraites, qui s’égare dans une confrontation stérile parce qu’il se refuse à mettre au centre de la discussion la question pourtant essentielle du travail. Or, le gouvernement a ouvert les Assises du Travail le 2 décembre dernier, mais il semble considérer cette initiative comme le secret le mieux gardé. Pourquoi donc ces Assises ne viendraient-elles pas nourrir ce qui se joue dans la réforme des retraites : une réactualisation de notre rapport au travail ?

J’ai eu la chance de participer au lancement des Assises du Travail le 2 décembre dernier au CNAM. L’ambition de ces Assises est d’associer les parties prenantes, partenaires sociaux, entreprises, universitaires, personnalités dites qualifiées et citoyens pour réfléchir ensemble autour de leurs attentes vis-à-vis du travail. L’idée de ces Assises avait été lancée par la CFDT au sortir de la crise sanitaire, puis reprise par l’exécutif dans le cadre des travaux du fameux et énigmatique Conseil national de la refondation.

La question du travail est justement au cœur de la réforme des retraites qui occupe le pays. J’ai été frappé de constater combien la géographie des manifestations des 19 et 31 janvier, premières mobilisations contre la réforme des retraites portée par E Borne, au-delà des grandes métropoles, s’est calquée sur « la France du travail », celle des sous-préfectures et des villes moyennes industrielles, celle qui se lève tôt et qui a commencé à travailler tôt. Et pourtant, le travail est un point aveugle du débat sur les retraites.

Pourquoi ne pas opérer la jonction entre les deux thématiques en nourrissant le débat sur les retraites de ce qui s’échange sur le travail dans le cadre des Assises ? Cela permettrait de lester le premier de l’épaisseur travail qui lui fait cruellement défaut. Mystère de l’ingénierie des réformes…

Ma conviction est que la vivacité de ce débat sur les retraites, très particulière à notre pays, est liée à la dureté du travail, à l’insatisfaction des salariés vis-à-vis de leur travail, plus prononcée en France qu’ailleurs dans les autres pays développés, ainsi qu’à la persistance dans notre pays d’un chômage de masse (voir : « Soutenabilité du travail et opportunités d’emploi : la position singulière de la France en Europe »). Dans une interview à Libération le 12 janvier 2023, la sociologue Dominique Méda pointe la responsabilité des mauvaises conditions de travail dans la forte opposition à la réforme des retraites. « Si tant de personnes sont contre les mesures annoncées, c’est parce que le travail est pour beaucoup devenu insupportable. Selon l’enquête Conditions de travail de la DARES, le travail contribue au mal-être pour plus de la moitié des personnes interrogées ».

En France, la retraite apparaît comme un refuge. Il me semble que tous les managers, tous les DRH et dirigeants d’entreprise devraient se sentir interpellés par ce sentiment si généralisé selon lequel le bonheur ne pourrait commencer qu’à la retraite.

Les Français aiment le travail mais sont critiques vis-à-vis de leur travail. La retraite est ainsi vécue comme une libération, une nouvelle période de vie qui enfin, va donner droit aux aspirations, au bien-être et à la réalisation de soi. Dans ces conditions, on comprend que les salariés se braquent face à un report de ce moment privilégié.

 

Une épidémie de flemme, vraiment ?

Commençons par faire le sort qu’il mérite à l’argument de l’oisiveté, soupçon qui a toujours pesé sur le travailleur en France. Lors des Assises, la table ronde sur le rapport au travail a été ouverte par Jérémie Peltier, de la Fondation Jean Jaurès (FJJ), qui a utilisé cette tribune pour développer les dernières trouvailles de ce think-tank autour de la « grosse fatigue » et de « l’épidémie de flemme », mises en avant par le titre d’une de ses publications récentes.

Elles nous semblent faire peser sur les jeunes et une soi-disant rupture du rapport au travail, une responsabilité beaucoup plus forte que ce que nous disent les études terrain. Par ailleurs, ces constats sont rarement étayés par un appareillage statistique digne de ce nom. Il ne suffit pas comme l’a énoncé Jérémie Peltier dans son introduction de vouloir « objectiver ce que l’on ressent intuitivement ». Si le travail a effectivement perdu sa place identitaire, sans doute pour le grand bien des salariés comme des entreprises, on ne peut pas dire qu’il a perdu sa place centrale. Le rapport au travail a d’ailleurs été bien bousculé ces dernières années : dès avant la mise en suspension due au “Great Lockdown” (“Grand Confinement”), le travail faisait face aux multiples remises en question issues des grandes transitions (numérique, écologique, démographique…). Pour reprendre les mots d’Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion, lors de son introduction, « la transition écologique et l’usage accru du numérique bouleversent les organisations du travail et les attentes de nos concitoyens vis-à-vis de leur activité professionnelle ».

Les jeunes font face à des préjugés qui ont la vie dure. Vous savez bien : les jeunes n’aiment pas les entreprises, exploiteuses de gens et pollueuses de planète, et n’attendent d’elles qu’un salaire pour construire leur vie ailleurs. Eh bien c’est faux ! Les jeunes ont une vision très positive de l’impact des entreprises sur la société : 68 % des 16-24 ans et 66 % des 25-34 ans considèrent que les entreprises ont un impact positif sur la société, contre 59 % seulement pour l’ensemble des salariés[1].

Quant aux cadres, l’Apec s’intéresse dans l’une de ses récentes études à la nature du lien à son entreprise, en demandant aux cadres de se positionner sur une échelle de 0 (rapport purement contractuel) à 10 (rapport très affectif) : 63% des cadres en poste de moins de 35 ans donnent une note très élevée (entre 7 et 10), ce qui en fait la classe d’âge qui témoigne le plus d’affection (58% pour les 35-44 ans et pour les 55 ans et plus ; 56% pour les 45-54 ans)[2].

La FJJ n’est pas la seule à verser dans la facilité de « l’épidémie de flemme ». Lors de son introduction au débat des Assises, François Bayrou, commissaire au Plan mais aussi Secrétaire général du Conseil national de la refondation, a rappelé l’étymologie doloriste du mot travail (le fameux tripalium, étymologie qui est d’ailleurs de plus en plus contestée…) et s’est étonné du nombre important de postes non pourvus dans l’industrie et dans les services, en reliant cet état de fait à « un refus du travail ». Mais plus positivement, ce constat l’amène à la nécessité de « comprendre pourquoi la conciliation entre travail et épanouissement n’est plus au rendez-vous comme (pour) les classes d’âges précédentes ».

Les enquêtes montrent en effet que le travail est toujours ancré au centre des aspirations des jeunes générations, au même titre que les loisirs, le sport, les amis ou la famille. Le lecteur intéressé par ces questions peut se référer à mon récent article dans Metis (« Les jeunes, le travail et l’entreprise : pulvérisons quelques idées reçues », Metis, 5 septembre 2022).

Lors des Assises, Laurent Berger, à l’époque secrétaire général de la CFDT a rappelé les conclusions fortes de l’enquête « Parlons travail » menée par son organisation et publiée en mars 2017. Il fait aussi remarquer que « cette question du rapport au travail est vécue d’un côté grincheux ». En effet, on a « vendu la mobilité professionnelle aux jeunes », si bien qu’on ne devrait pas s’étonner de leur appétence à bouger, à changer d’entreprise. Les attentes des jeunes, comme des plus âgés, portent d’abord et avant tout sur le sens, mais aussi le respect et notamment la capacité à s’exprimer librement sur son travail. Il attire également l’attention sur le fait que la problématique du rapport au travail n’est absolument pas une question spécifique posée par les jeunes générations, mais qu’au contraire, elle concerne l’ensemble des générations au travail, et pas seulement le plus diplômés, même si ces derniers sont plus visibles dans le débat public (voir : « Les jeunes diplômés et l’entreprise : lost in transition »).

Nous sommes passés de l’absolutisme du travail, un modèle dans lequel le travail occupe le centre et détermine la place des autres interactions sociales, à un modèle plus équilibré et plus sain, dans lequel chacun d’entre nous cherche sa place et exprime au mieux ses convictions et ses valeurs.

Pour comprendre l’évolution de la place du travail, il faut aussi examiner le contrat social, c’est-à-dire l’équilibre des attentes, explicites et implicites entre le collaborateur et l’employeur. En effet, si le travail perd son poids absolu pour devenir un facteur parmi d’autres, c’est peut-être parce qu’il nous apporte moins que par le passé. En 1993, 54% des actifs considéraient qu’entre ce qu’ils donnaient d’eux-mêmes (temps, compétences, implication…) et ce qu’ils retiraient de leur travail (salaire, reconnaissance…), la balance était équilibrée, contre 25% qui se percevaient plutôt comme perdants. Aujourd’hui, seuls 39% estiment que la relation est équilibrée alors que 48% se jugent perdants, une proportion qui a quasiment doublé en un peu moins de trente ans[3]. Si le travail « ne paye plus », dans tous les sens du terme, les DRH et le management doivent s’attacher à reconstruire un contrat social équilibré.

Il faut aussi questionner le rôle de l’Etat, qui a opéré un revirement sur la question de la fiscalité du travail par rapport à celle de l’héritage. Alors que durant sa campagne présidentielle de 2017, Emmanuel Macron avait mis en avant le dynamisme du travail, le mérite et l’empowerment, tout en promettant de faire davantage peser la fiscalité sur l’héritage, il a construit sa campagne de réélection de 2022 à front renversé, sur une promesse d’allègement des droits de succession. Ce n’est donc plus le travail qui est valorisé mais la rente (voir : « Le travail et l’entreprise, enjeux du duel des Présidentielles 2022« ). Comment s’étonner que le rapport au travail en soit affecté ?

Comme l’affirmait Olivier Dussopt, « nos concitoyens aspirent de plus en plus à ce que leur travail ait un sens et corresponde aux valeurs qui les animent, mais aussi qu’il leur permette de mieux concilier vie personnelle et vie professionnelle ». Depuis le milieu des années 2000, donc bien avant la crise sanitaire, on voit monter cette aspiration de conciliation dans les attentes exprimées par les salariés vis-à-vis du travail.

Le ministre ajoute par ailleurs que les transformations du rapport au travail « ne doivent pas nous laisser succomber au cliché selon lequel les jeunes générations n’aimeraient plus travailler. Une grande majorité d’entre eux souhaitent simplement travailler différemment, travailler mieux en somme ». De fait, les parcours d’insertion professionnelle des jeunes ressemblent souvent, particulièrement en France, à une course d’obstacle. Lors des Assises, Nicolas Gougain ancien membre du CESE et coauteur d’un rapport sur « Les jeunes et l’avenir du travail » a mis en avant le thème du bizutage social[4].

Et Olivier Dussopt de conclure sur ce point : « La grande démission ou grande flemme supposées des Français est un cliché. Le droit à la paresse est une provocation. (…) Le travail reste une valeur essentielle de notre société »[5].

 

Les Assises du Travail pourraient prolonger la loi Pacte

Pour Jean-Dominique Senard, président du groupe Renault mais aussi garant des Assises, « l’entreprise est attendue comme un espace de relation humaine et de cohésion ». C’est la conception de l’entreprise qu’il a inscrit au cœur de son rapport sur « L’entreprise et l’intérêt collectif », rédigé avec Nicole Notat et remis au gouvernement en mars 2018, qui a donné corps à la loi Pacte promulguée l’année suivante (voir : « Loi PACTE : le couronnement de la RSE ? »). Or, « après trois ans, la loi Pacte mérite cette réflexion approfondie qui s’ouvre ». Jean-Dominique Senard, est l’un des rares intervenants, autour des questions de raison d’être et de société à mission, qui a compris que ces notions ne peuvent pas être cantonnées à de simples outils de gouvernance, mais que le travail humain doit entrer au cœur de la logique de fonctionnement de l’entreprise de demain. Le travail était le grand absent de la loi Pacte. C’est le moment de l’y faire entrer, avec tout ce que cela implique.

De ce point de vue, on peut analyser les Assises du travail comme un prolongement de la loi Pacte. Cette loi incitait les entreprises à réfléchir au sens de leur activité, au-delà du seul profit pour les actionnaires. Elle les invitait à prendre en compte l’ensemble de leurs parties prenantes au travers des enjeux sociaux et environnementaux qu’elles affrontent. Ce « capitalisme des parties prenantes » trouve un prolongement dans le travail et sa place dans l’entreprise et dans nos vies.

En effet, les Assises incitent les acteurs économiques et sociaux à réfléchir au sens du travail au-delà de son statut d’activité économique. Olivier Dussopt, l’a dit dans son introduction : chacun est invité à « réfléchir ensemble autour des attentes vis-à-vis du travail et du sens que chacun entend donner à cette activité, au-delà de sa fonction économique première ». On retrouve donc ici la complémentarité des deux questions que je pose depuis les prémices de la loi Pacte, et qui pour moi sont intimement imbriquées : quel est le sens de l’entreprise dans la société et quel est le sens du travail dans l’entreprise ?

Jean-Dominique Senard a d’ailleurs fait remarquer que les études récentes mettent en évidence un rapport plus distancié et critique vis-à-vis du travail, mais, ajoute-t-il, « quand les jeunes pensent le travail dans un projet, le sens critique se mue en motivation ». C’est une clé essentielle de ce que beaucoup appellent « l’engagement » et que je préfère nommer « l’implication » (voir : « Le grand renversement : de l’engagement à l’intelligence collective »).

Il me semble que cette approche ouvre des perspectives pour une refondation du travail. La loi Pacte, loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, a permis de réécrire la finalité de l’entreprise : d’un simple rassemblement d’actionnaires (énoncé initial de l’article 1833 du Code civil, datant de 1804), elle devient un projet collectif, associant les parties prenantes du travail. En cohérence, le travail peut désormais être pensé comme le mode d’inscription dans ce projet.

  • Question posée par la loi Pacte (explicitement) : Si le profit n’est plus la seule finalité de l’entreprise, alors qu’elle est cette finalité ? C’est la question de la raison d’être.
  • Question posée par les Assises (implicitement) : Si le travail ne se déploie plus uniquement vers les intérêts de l’entreprise, alors quel est son sens ? C’est la question du projet d’entreprise… et de la « raison d’y être ».

Le terme d’articulation prend alors tout son sens : le travail n’est plus notre seule raison d’être ; il devient notre mode d’inscription dans la raison d’être de l’entreprise, en articulation avec nos autres relations – familiales, amicales, associatives, citoyennes. Cette articulation est aussi reflétée par la complémentarité entre les deux garants de ces Assises, Jean-Dominique Senard déjà cité et Sophie Thiéry, directrice de l’engagement sociétal chez AÉSIO mutuelle, qui a réalisé son parcours au Ministère du Travail, à la confédération CFDT et chez Vigéo, pionnier de la notation sociétale et environnementale. Le rapport des garants, qui résumera les débats des Assises du Travail en avril 2023, reflète cet équilibre par les propositions mises en avant, qui visent l’intérêt des salariés et de l’entreprise. On en trouvera une analyse dans la note que j’ai réalisée pour Terra Nova quelques mois plus tard (Batiste Morisson et Martin Richer, « Un bilan du CNR Travail : faire progresser le dialogue au travail », Note Terra Nova).

 

Les facteurs d’implication au travail : quoi de neuf ?

En ces temps de « grande démission » (pour l’essentiel fantasmée) et de « quiet quitting » (plus problématique), il est crucial de se pencher sur ce qui fait que le travail n’est pas seulement un gagne-pain (rapport instrumental), mais aussi un mode d’insertion dans la société (rapport social) et une réalisation de soi (rapport expressif), selon le triangle du travail implicitement dessiné par Simone Weil et Hannah Arendt. C’est ici que je trouve des terrains d’accord avec trois thèmes de l’intervention de Jérémie Peltier.

Tout d’abord l’intérêt de se poser la question de la vie réussie. Qu’est-ce que c’est qu’une vie réussie pour les jeunes d’aujourd’hui ? On sait d’ores et déjà qu’une vie de famille épanouie y contribue. On sait également qu’une des aspirations des jeunes est d’être propriétaire de leur logement, alors même que la modernité les orienterait plutôt vers l’économie de l’usage, qui évite la propriété des objets. Mais on sait aussi qu’un travail intéressant, motivant, offrant des perspectives professionnelles, de bonnes conditions de travail et de rémunération, fait partie des aspirations essentielles des jeunes.

Ce qui nous amène au deuxième aspect, celui des rémunérations, un thème trop souvent occulté des débats, notamment autour des postes non pourvus. A force d’insister sur le sens du travail, sur l’engagement, on oublie les salaires. Lors des Assises, Audrey Richard, qui dirige l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), est d’ailleurs revenue sur cet aspect pour le confirmer. « Ce n’est qu’à partir du moment où on a placé son entreprise au niveau du marché, donc en s’occupant d’abord du salaire, que l’on peut ensuite s’intéresser aux conditions de travail et aux questions de sens, » affirme-t-elle. De même, Olivier Dussopt a insisté dans son introduction sur l’articulation des deux motivations essentielles : « pouvoir mieux vivre de son travail et mieux vivre au travail ». Il est temps, en effet, de retrouver les vertus de l’équilibre entre contribution et rétribution.

Enfin, je reprends à mon compte une expression intéressante de Jérémie Peltier, « les jeunes sont des vieux comme les autres, » qui amène à relativiser les spécificités des jeunes vis-à-vis du rapport au travail. Une fois encore, on confond trop souvent les effets de génération avec les effets d’âge et les effets d’époque.

Comment espérer l’engagement des salariés dans le travail si celui-ci a été dénué de ses finalités ? Le pourquoi de l’entreprise (raison d’être) doit plonger ses racines dans le pourquoi du travail (implication). De ce point de vue, Pierre Burban, secrétaire général de l’U2P (Union des entreprises de proximité) a donné une clé de compréhension en faisant remarquer que s’agissant des artisans et des professions libérales, professions qui sont fédérées par l’U2P, « quand on travaille on exerce complètement un métier ». Derrière cette désaffection au travail, regrettée par beaucoup, il y a les conséquences d’une parcellisation des process excessive, l’incidence de la fragmentation du travail. Dans la recherche de l’équilibre, les entreprises seraient bien inspirées de défricher des voies nouvelles vers la polyvalence et l’autonomie.

 

De nouveaux équilibres se dessinent

Bruno Mettling, président de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE) a insisté lors des Assises sur le fait que « la réalité de la transformation numérique et de ses impacts, c’est la capacité à définir des équilibres ». Cette notion d’équilibre me semble prometteuse. On la trouve dans le télétravail, qui a conduit le groupe de travail que j’ai présidé pour Terra Nova sur ce sujet à rejeter à la fois le télétravail à 100 % et l’empêchement du télétravail[6].

On retrouve cette recherche dans la problématique de l’équilibre entre travail indépendant et travail salarié ou encore dans cette motivation essentielle des jeunes vis-à-vis du travail, l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. J’ai d’ailleurs été frappé par le fait que tous les intervenants des Assises sont restés sur le terme et le paradigme du télétravail. Le travail hybride n’y a pas encore fait son apparition. Pourtant, il constitue une clé pour comprendre l’évolution du rapport au travail. Ainsi par exemple, beaucoup considèrent que la culture d’entreprise ou l’entraide entre collaborateurs nécessitent la présence physique. Mais qu’est-ce que la présence ? C’est être disponible à l’autre. On ne peut nier l’existence de ce que j’appelle « la présence absente », ces cadres en réunion (bien physique !), chacun traitant ses emails. Et à l’inverse, le soutien professionnel, l’écoute, peuvent parfaitement se déployer dans les environnements numériques dits « distanciels ». Etre présent, ce n’est pas être physiquement situé à l’intérieur des murs de l’entreprise, c’est être dans son projet, dans sa raison d’être.

L’importance du projet a été soulignée par Anne Chatain, secrétaire générale adjointe de la CFTC, qui a indiqué que la priorité devrait être « d’aller plus loin que la raison d’être, pour déboucher vers un vrai projet d’entreprise, » derrière lequel elle dessinait les contours de la société à mission. La France compte à ce jour 1.302 sociétés à mission (au 18 octobre 2023, selon l’Observatoire des sociétés à mission). Un demi-succès, sans doute, mais une avancée indéniable.

 

Le sens ne se « donne » pas ; il se crée dans les interactions du travail

Tous ces éléments convergent vers la question du sens : sens du travail et sens au travail. Ce thème a été abordé par plusieurs intervenants mais plutôt sur le mode de l’incantation : il faut donner du sens. C’est là que commence le quiproquo avec le travail. Car le sens ne se donne pas ; il ne descend pas des décideurs vers l’organisation. Au contraire, le sens se crée dans les interactions du travail, dans les actes des collaborateurs et des managers sur le terrain, dans la conception partagée du « travail bien fait », dans les échanges entre salariés sur ce qui facilite ou empêche le bon travail.

C’est ainsi que le sens se construit en interaction sur trois niveaux :

  1. Le sens de l’entreprise : c’est à dire sa finalité, sa raison d’être ;
  2. Le sens du collectif de travail : ce qui nous tient ensemble, ce que nous partageons au sein d’une équipe ;
  3. Le sens du travail perçu par le collaborateur : la façon dont son activité met en jeu (ou pas !) ses valeurs, ses projets personnels, ses aspirations ; la façon dont son activité s’intègre dans les deux niveaux précédents.

Cette construction peut se réaliser selon la méthodologie du dialogue professionnel, que plusieurs des intervenants aux Assises ont appelé de leurs vœux. Mais cette méthodologie obéit à des principes de fonctionnement que les entreprises ne cherchent pas toujours à réunir. Mon expérience de cette démarche m’a conduit à formuler ceux qui me semblent déterminants (voir : « L’expression des salariés au travail : 7 bonnes pratiques pour réussir »). Pour ce faire, le sens doit être apprécié dans sa plénitude, c’est-à-dire selon ses trois dimensions, car le sens est à la fois direction, signification et sensation (voir : « Les trois sens du sens au travail »).

 

Conclusion (provisoire)

Si ce chantier du sens par le dialogue entre ceux qui se confrontent au travail pouvait en sortir revivifié, si les entreprises acceptaient de prendre le risque si créateur d’expérimenter le dialogue professionnel, les Assises auraient commencé à répondre à leur promesse, refonder le rapport au travail.

 

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE

Dans un prochain article, vous pouvez consulter la suite (et fin) de cette analyse sur les Assises du Travail. On y parle de régulation, de dialogue social, de santé au travail, de démocratie au travail et de la QVT qui devient QVCT pour de bonnes raisons : « La crise du travail est une crise de la régulation »

 

Pour aller plus loin :

Cet article est une version augmentée d’une publication préliminaire dans Metis sous le même titre, que vous pouvez consulter sur le site de Metis.

Crédit image : Pont d’Iéna, Paris 8ème

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[1] Source : baromètre RSE 2022 du Medef

[2] « La relation des cadres à leur entreprise », Etude de l’APEC, Novembre 2022

[3] Source des données : Enquête Ifop, octobre 2022 ; échantillon de 2 015 Français

[4] Nicolas Gougain et Dominique Castéra, « Les jeunes et l’avenir du travail », Rapport du CESE, mars 2019

[5] Voir aussi : « Assises du Travail : Dussopt s’en prend au « cliché selon lequel les jeunes ne veulent plus travailler » », Challenges, 2 décembre 2022

[6] Voir : « Comment les nouvelles organisations du travail transforment l’entreprise : pour un travail hybride socialement responsable », Rapport Terra Nova, 7 octobre 2022

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