Les boucles de régulation des entreprises ne sont pas aussi harmonieuses que cette ronde de jeunes séminaristes en récréation

La crise du travail est une crise de la régulation

[ Mise à jour : 10 janvier 2024 ]   Toute organisation se régule selon quatre boucles de dialogue, qui organisent la résolution des différences de points de vue, recherchent l’adhésion et le consentement des acteurs sociaux et diffusent les compromis ou les conclusions auxquels ils sont parvenus. Chacune de ces boucles de dialogue (ou de régulation) gagneraient à mieux prendre en compte le travail réel et les apports de la RSE. Sur ce chemin escarpé, les échos des Assises du Travail nous suggèrent quelques pistes d’action.

Comme nous l’avons vu dans l’article qui constitue l’introduction à celui-ci, les Assises du Travail (décembre 2022 – mars 2023), placées sous l’égide du Conseil National de la Refondation (CNR) seront utiles si elles poursuivent le chemin entamé par la loi PACTE et permettent de remettre le travail au cœur de l’entreprise, c’est-à-dire de commencer à résorber la crise du travail (voir : « Les Assises du Travail : vers une refondation du rapport au travail »). Disons-le clairement : nous en sommes loin à ce jour.

La crise du travail pose un défi majeur aux dirigeants d’entreprise et aux managers. Elle se matérialise par l’arrêt des progrès sur chacun des 3 P du développement durable :

  • Profit : arrêt des gains de productivité, au point que les économistes théorisent la « stagnation séculaire » (voir les controverses initiées par Alvin Hansen, Larry Summers, Paul Krugman, Robert Gordon) ;
  • People : panne de l’engagement des hommes vis-à-vis de l’entreprise (souvent) et du travail (parfois), qui se traduit par un délitement des liens sociaux et diverses manifestations de ce que l’on appelle « la souffrance au travail » ;
  • Planet : essoufflement d’un modèle de croissance qui trouve ses limites planétaires, physiques et économiques.

Mais « remettre le travail au cœur de l’entreprise » est une formule creuse, voire un vœu pieu, maintes fois rebâché. Comment cela se passe-t-il dans la vraie vie des organisations ? Pour répondre à cette question, il faut faire appel à l’un des plus brillants sociologues français, Jean-Daniel Reynaud, et à sa théorie de la régulation sociale. Il la définit comme « l’activité qui consiste à créer, et mettre à jour les règles au cœur de la relation de travail ». Il précise que « ce qui permet l’accord dans une négociation sociale, c’est rarement la découverte d’une solution pleinement satisfaisante, mais plus généralement la capacité de faire une anticipation commune »[1]. La négociation est ainsi vue comme un pari sur l’avenir (voir l’étymologie du terme ‘compromis’, du latin ‘cum promissus’, avec promesses).

En m’appuyant sur l’approche de Jean-Daniel Reynaud, je propose de modéliser le fonctionnement de toute organisation par quatre boucles de régulation, ou boucles de dialogue, plus ou moins formelles, qui interagissent et constituent son mode de régulation sociale :

  • Le dialogue managérial
  • Le dialogue social
  • Le dialogue professionnel
  • Le dialogue informel

Ce que l’on appelle « crise du travail » provient du caractère systémique de la transformation profonde de ces quatre boucles de régulation : chacune d’entre elles se trouve en crise du fait de l’éloignement du travail et ses dysfonctionnements empêchent les autres de se dérouler harmonieusement. Par exemple, si le travail ne nourrit pas le dialogue professionnel, ce dernier n’alimente plus le dialogue social, qui de ce fait se politise et devient un combat d’appareils, ni le dialogue managérial, qui se transforme ainsi en exercice formel de « relevé des compteurs » au lieu de soutenir la performance individuelle et collective.

Autre exemple : si le dialogue managérial reste d’inspiration taylorienne (vertical et descendant) alors même que les dirigeants de cette même entreprise vantent l’autonomie, l’audace et l’initiative, alors le dialogue social a toutes les chances d’être écrasé (élimination ou marginalisation des corps intermédiaires) et le dialogue professionnel ne dispose pas d’espace pour s’exprimer ou est réduit à un simple exercice formel.

 

J’insiste sur ce point parce qu’il constitue un nœud difficile à desserrer dans les entreprises. Beaucoup concentrent leurs efforts sur l’une des boucles de régulation. Or, la crise du travail est systémique car les dysfonctionnements de chacune d’entre elles amplifient ceux des autres. Il faut donc ouvrir un chantier plus large, qui intègre les quatre boucles de dialogue en partant des attentes du terrain : il faut réparer la régulation de l’entreprise.

Je vous propose de reprendre chacune de ces quatre boucles de régulation pour

  • comprendre en quoi sa situation de crise constitue un handicap pour les organisations ;
  • faire émerger quelques moyens, en réponse à cette crise, afin de réinscrire le travail dans le quotidien
  • tout en faisant appel à quelques échos des échanges lors du lancement des Assises du Travail, le 2 décembre 2022 et des auditions auxquelles j’ai été invité[2].

1 – Le dialogue managérial (régulation régalienne et collaborative)

La ligne managériale est à la fois descendante (régulation régalienne) pour transmettre les consignes, les prescriptions du travail et ascendante (régulation collaborative) pour faire « remonter » les éléments d’ambiance (climat social), les diagnostics, les idées, de la part des collaborateurs ou des parties prenantes, les clients notamment.

Quelle crise ?

Cette boucle de régulation connaît à la fois des transformations de long terme, qui proviennent des difficultés de sortie du taylorisme et des amplifications liées à la crise sanitaire (voir : « Transformation du management : la révolution de la confiance »). Le constat : les organisations pyramidales fonctionnant sur le « command & control » ne sont plus adaptées, ni à la société de la connaissance, ni à l’environnement VUCA (volatile, incertain, complexe, ambigu), qui caractérise les environnements de travail d’aujourd’hui. Le télétravail à marche forcée entamé début 2020 a accéléré l’obsolescence de ces organisations verticales (voir : « Le travail hybride est désormais la forme normale du travail »).

A cela s’ajoutent de fortes difficultés à recruter, déjà présentes dans quelques professions avant la crise sanitaire, mais qui se sont fortement étendues avec la reprise post-Covid. Elles ne concernent pas seulement ceux que les entreprises désignent comme les acteurs de la « guerre des talents », c’est-à-dire les plus diplômés. Lors des Assises, Éric Chevée, Vice-président de la CPME, chargé des affaires sociales et de la formation, a mis en avant le fait que « sur les 20 métiers les plus pénuriques de [son] département, 18 sont des métiers peu qualifiés ».

Quelles issues ?

La demande de flexibilité, pas toujours satisfaite concernant le télétravail, a été identifiée par plusieurs participants comme une réponse à ces difficultés de recrutement et à cette insatisfaction vis-à-vis du management. En effet, beaucoup de salariés, notamment les jeunes, se détournent des entreprises qui empêchent le télétravail ou veulent l’enserrer dans des contraintes rigides. La vaste étude « People at Work » de ADP Research Institute (édition de mai 2022) montre que parmi les 18-24 ans, 23% (contre 14% pour l’ensemble des salariés) ont déclaré avoir déjà démissionné à la suite d’une obligation du 100% présentiel. Mais cette demande de flexibilité est plus large : elle concerne les lieux de travail, les possibilités de maîtriser l’ordonnancement de ses tâches, la respiration recherchée sur la journée de travail mais aussi sur la vie professionnelle.

Derrière cette demande de flexibilité, il y a donc la question de la banque des temps (appellation CFDT) ou du CETU (compte épargne temps universel, appellation administrative), qui devrait faire son retour dans le débat. Elle propose en effet des outils concrets pour doser son investissement travail en fonction des envies et des besoins des collaborateurs comme l’arrivée d’un enfant, la maladie d’un parent, etc. Le CPA (compte personnel d’activité), qui a disparu dans les arbitrages d’un nouveau quinquennat en 2017, renaîtra un jour de ses cendres, tant est grande sa pertinence vis-à-vis des enjeux de demain (voir : « Le CPA, ossature d’une nouvelle responsabilité sociale »).

Un autre facteur explicatif des difficultés de recrutement, peu abordé par les Assises, est le mauvaise qualité des conditions de travail. Lors de son audition au Sénat fin janvier 2023, Coralie Perez, socio-économiste et ingénieure de recherche à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, auteur avec Thomas Coutrot de « Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire » (La République des idées, Seuil, 2022) a posé pour hypothèse que les difficultés de recrutement et la démotivation des salariés proviennent pour l’essentiel des conditions de travail dégradées, que des hausses de salaire ne suffiraient plus à compenser[3].

La boucle de régulation managériale joue un rôle essentiel dans ce domaine. Le rapport « Bien-être et efficacité au travail », remis au Premier ministre de l’époque, François Fillon, le 17 février 2010 et réalisé par Muriel Pénicaud, qui était directrice générale en charge des ressources humaines de Danone, Henri Lachmann, qui présidait le conseil de surveillance de Schneider Electric, et Christian Larose (CGT), à l’époque vice-président du Conseil économique, social et environnemental, l’avait très bien montré et proposait dix mesures concrètes impliquant fortement les managers de proximité. « La santé des salariés est d’abord l’affaire des managers, elle ne s’externalise pas : les managers de proximité sont les premiers acteurs de santé, » affirmait le rapport[4]. Les politiques qui avaient commandé le rapport l’ont immédiatement propulsé vers les oubliettes. Mais fort heureusement, certaines entreprises se sont intéressées à ces propositions pragmatiques et utiles, qu’il n’est pas trop tard d’exhumer, 13 ans après leur formulation !

Car la France n’a guère progressé ces dernières années sur le front de la santé au travail. Florence Bénichoux, médecin et préventeur, a marqué ces Assises par une intervention forte et sans concession. Elle s’est présentée comme citoyenne, médecin mais surtout préventeur, en insistant sur le fait que « en tant que médecin on ne nous apprend pas la prévention », tout en se félicitant que ce terme ait désormais intégré l’intitulé du ministère « de la Santé et de la Prévention ». Au dernier pointage, réalisé par l’OCDE en novembre 2016, la prévention ne représentait que moins de 2% des dépenses générales de santé en France contre 3% pour la moyenne de l’Union Européenne. Éric Chevée de la CPME, a indiqué lors des Assises que sur les 14 milliards d’euros que représente le coût de la branche maladie et les contributions ATMP des entreprises, seulement 100 millions sont consacrés à la prévention… ce qui amène à une proportion plus faible encore (0,7%).

Et ce n’est pas seulement le manque de moyens qui caractérise la prévention mais aussi sa dispersion. En s’appuyant sur la thèse de sociologie de J.J. Benumeur, Florence Bénichoux constate l’existence de 75 organismes (pas moins…) qui interviennent sur le sujet !

Elle pointe la relative insouciance des politiques publiques françaises autour de la santé au travail, en faisant remarquer que « nous avons deux fois plus de morts au travail en France qu’en Allemagne alors que nous avons trois fois moins d’industrie ». Ce constat, qui est rarement formulé dans l’enceinte du ministère du Travail, devrait pourtant être à la racine du diagnostic et des mesures à prendre. On en trouvera quelques illustrations chiffrées dans mon récent article publié pour Metis par Le Comptoir de Malakoff Humanis (voir : « La France, mauvaise élève de l’Europe en santé au travail »). Dans une interview au Figaro du 31 janvier 2023, le journaliste économique François Lenglet mentionne ce qu’il qualifie d’ « élément objectif troublant », à savoir « les statistiques sur les accidents du travail, qui placent la France au plus haut dans le classement européen, avec des chiffres deux fois supérieurs à la moyenne européenne ».

Bien que les comparaisons européennes soient délicates dans ce domaine, la position de la France n’en reste pas moins alarmante.

D’après Eurostat, il y avait en France en 2018 davantage d’accidents du travail mortel que dans tout autre pays d’Europe. La France a connu 615 victimes contre 523 en Italie, 397 en Allemagne, 323 en Espagne et 249 au Royaume-Uni. Avec environ 650.000 accidents indemnisés chaque année, soit une fréquence de 34 pour mille salarié, le nombre d’accident et son taux de fréquence stagnent depuis le début des années 2010 après avoir connu une longue période de baisse. Le nombre de morts évolue autour de 550 par an, avec un pic à 733 en 2019, explicable en partie par un nouveau mode de calcul. Selon une étude de la DARES publiée en 2016, les ouvriers représentaient deux tiers du total des accidents du travail en 2012 et également deux tiers des accidents mortels.

A ces statistiques, on peut ajouter les accidents de trajet (notamment entre le domicile et le lieu de travail) et les décès attribués à des maladies professionnelles. En les intégrant dans le total, on dénombrait, en 2019, 1.264 décès liés au travail parmi des salariés ou anciens salariés du secteur privé. Un décompte forcément sous-estimé puisqu’il n’inclut ni les fonctionnaires ni les indépendants, et qu’une part inestimable des accidents subis par des salariés ne sont pas déclarés. Pour se représenter l’ampleur de ce qu’il faut bien appeler un fait de société, on peut se tourner vers une enquête publiée par l’Insee en 2013, qui constatait qu’« une personne sur quatre a été blessée au travail au cours de sa carrière ». Un quart de ces victimes disaient « en conserver une gêne dans leur quotidien »[5].

Accidents du travail l’indifférence à l’œuvre – Libération du 18 février 2022

Florence Bénichoux met en avant le fait que pour la première fois en 2022, ce qui est prépondérant dans les maladies au travail, c’est la santé mentale et en particulier les dépressions. Elles passent devant les TMS (troubles musculosquelettiques). Elles « touchent principalement les jeunes, les managers et les salariés ou travailleurs isolés ». Je partage avec elle son irritation vis à vis des politiques qu’elle qualifie de « QVT allégée » : « le bien-être au travail, si cela se résume à la table de ping-pong, ça ne mène nulle part tant que l’on reste dans le contexte d’une qualité de vie hors travail » (voir : « Les impostures du bonheur au travail »).

Au contraire, c’est au travail lui-même qu’il faut s’intéresser. « Le travail bien fait construit l’estime de soi, qui elle-même construit la santé ». Et elle ajoute : « On parle tout le temps de dialogue mais dans les entreprises on ne se parle plus, on ne parle plus du travail réel, de l’activité de travail. On a un management qui est encore trop autocratique en France, le pays où il y a le moins d’autonomie ». Un diagnostic que je partage entièrement (voir : « Autonomie au travail : la France a tout faux ! »).

Catherine Pinchaut, Secrétaire nationale de la CFDT, a rappelé que l’ANI (accord national interprofessionnel) du 9 décembre 2020 a acté le remplacement de l’acronyme QVT par QVCT, pour bien ancrer le fait qu’il s’agit de s’intéresser à la qualité de vie et aux conditions de travail. Notons d’ailleurs que la loi visant à renforcer la prévention autour de la santé au travail du 2 août 2021, issue de l’ANI du 10 décembre 2021, a repris ce terme. Ce changement d’acronyme est bienvenu car il acte la niaiserie du modèle du « bonheur au travail » ou du « chief happiness officer », qui prétend changer le travail par des tables de ping-pong, des massages et des pique-niques collaboratifs, alors qu’il ne fait que le contourner (voir : « Pourquoi le Chief Happiness Officer et le bonheur au travail sont-ils des daubes managériales ? »). Et pourtant, facteur d’étonnement, à part les représentants des syndicats de salariés, ceux des organisations patronales comme ceux de l’Etat ont continué, lors des Assises, à utiliser imperturbablement l’acronyme QVT, ignorant la signature de l’accord.

L’éloignement du travail nous ramène au débat sur la réforme des retraites qui, depuis de nombreuses années, refuse d’envisager frontalement (c’est-à-dire autrement que comme une compensation) la question de la pénibilité. Laurent Berger, à l’époque secrétaire général de la CFDT, est revenu tout récemment sur ce point : « Aujourd’hui, face à l’insatisfaction qu’ils ressentent vis-à-vis de leur travail, les salariés ne voient pas l’intérêt de travailler plus, mais souhaiteraient travailler mieux. (…) On ne s’est pas vraiment donné les moyens de bien apprécier la pénibilité. Quand la mesure était individuelle, comme prévu par la réforme Touraine, on nous disait que c’est impossible à gérer parce que cela nécessite trop de mesures. Nous avons alors retravaillé sur la question et proposé de raisonner par branche, en s’adossant aux codes risques, qui mesurent les fréquences et gravité des accidents du travail et des maladies professionnelles, et présentent l’avantage d’être déjà calculées par l’Assurance maladie. Mais là, on nous dit que c’est trop général. Trop individuel ou trop général ? On a vraiment l’impression que tout le monde n’est pas prêt à avancer sur le sujet »[6].

La prise en compte de la pénibilité est pourtant essentielle vis-à-vis des mutations du travail. L’économiste Christine Ehrel, coauteur d’un rapport remis au ministère du travail sur les travailleurs dits « de seconde ligne » explique que l’un des faits qui l’a interpellée est que ces travailleurs connaissent des conditions de travail difficiles et des horaires atypiques mais aussi très peu de mobilité, donc de façons de faire carrière. Un point commun qui les réunit est qu’ils ne se voient pas faire ce métier jusqu’à leur retraite[7].

Quant à la problématique de l’emploi des seniors, sur laquelle le gouvernement se refuse à faire peser sur les entreprises des obligations au-delà d’un simple reporting (l’index senior, rejeté par les députés en première lecture mi-février 2023), pourquoi ne pas l’avoir traitée avant de s’attaquer à la réforme des retraites ? Le gouvernement admet pourtant le caractère socialement non responsable de la politique de bien des entreprises vis-à-vis des seniors. Dans une interview au Journal du Dimanche (9 octobre 2022), Olivier Dussopt, ministre du Travail explique que nos mauvais résultats en termes de taux d’activité des seniors « s’expliquent d’abord par des dispositifs qui peuvent être perçus par les employeurs comme des encouragements à se séparer des seniors. C’est le cas par exemple de la durée maximale d’indemnisation des chômeurs, qui à partir de 55 ans passe de 24 à 36 mois. S’il est légitime d’avoir des règles spécifiques, cette perspective peut être vue comme une voie de délestage ». « Délestage, » le mot est terrible. Ce thème sera repris fin novembre 2023 par Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, dans le cadre d’une future réforme de la durée d’indemnisation chômage des seniors.

Comme le fait remarquer Jean-Marie Bergère dans un éditorial de Metis, « Olivier Mériaux dans une tribune du Monde du 25 janvier qualifie de « jeu de dupe » cette focalisation sur l’âge de départ en l’absence de résultats tangibles en matière d’emploi des seniors. Et en l’absence de prise en compte de l’ensemble des parcours professionnels, est-on tenté d’ajouter. Un nombre d’annuités de cotisation n’en dit pas tout ».

Dans une tribune à l’hebdomadaire Challenges (29 septembre 2022), l’économiste Jean Hervé Lorenzi montre que le problème de la France est un taux d’activité des seniors très bas, 56 %, alors que presque tous les autres pays sont aux alentours de 70 %. D’après ses calculs, il suffirait de porter ce taux à 66 % d’ici 2032 pour ramener au travail 825.000 seniors, ce qui rapporterait 48 milliards d’euros dans les caisses de l’état et suffirait largement à résoudre le problème de l’équilibre des caisses de retraite.

Au-delà du bruit et de la fureur qui ont émaillé le débat autour de la réforme des retraites, un véritable scandale a été mis en place par le gouvernement dans l’indifférence et le silence des principaux commentateurs et médias. Alors que ce débat montre l’importance de mieux prendre en compte la pénibilité et d’investir davantage dans l’amélioration des conditions de travail, le gouvernement a mis au point un tour de passe-passe budgétaire qui va dans l’exact sens contraire. Il a décidé par décret, sans aucun débat public et contradictoire, une augmentation des cotisations patronales vieillesse compensées par une diminution équivalente des cotisations des entreprises à la branche accident du travail. En d’autres termes, pour financer le déficit prévu des retraites lié à sa politique de gribouille, le gouvernement affaiblit les capacités financières permettant d’investir dans le sens de la durabilité du travail par l’amélioration des conditions de travail et la prévention des risques professionnels.

Malgré les alertes, le gouvernement persiste à refuser de prendre en compte les coûts cachés de la réforme dus à la pénibilité et aux phénomènes d’exclusion de l’emploi. Selon les estimations de la DREES (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques) de janvier 2023, un passage de 62 à 64 ans en 2019 se serait ainsi traduit par un surcoût de 3,6 milliards d’euros en prestations sociales, dont 970 millions supplémentaires en arrêts de travail. Les pensions d’invalidité pour les salariés usés par des métiers pénibles auraient quant à elles explosé de 1,8 milliard d’euros, avec 160 000 bénéficiaires de plus. Dans le passé, on a constaté l’envolée du coût des arrêts maladie avec la retraite à 62 ans : en quatre ans, il a crû de plus de 13 %. L’essor du taux d’activité des plus de 60 ans se traduit par des arrêts plus longs et mieux indemnisés[8].

Des dépenses auxquelles il faut ajouter le surcoût pour l’assurance chômage. Et ce d’autant plus que le gouvernement a choisi de bâtir sa réforme sur une hypothèse optimiste de 4,5 % de chômeurs à long terme, quand le COR (Conseil d’orientation des retraites) tablait plutôt sur 7 %. C’est loin d’être un détail : avec 7 % de chômeurs, le déficit (hors réforme) du système de retraite pour 2030 n’est plus de 13,5 milliards d’euros, mais de 19,5 milliards. Un trou de 6 milliards que l’exécutif n’a pas prévu de combler[9].

Un autre aspect, qui n’a pas été abordé aux Assises alors qu’il pèse de plus en plus sur les conditions de travail et la pénibilité est ce que j’appelle la fatigue organisationnelle. C’est une fatigue qui n’est pas due à l’effort physique mais aux changements incessants, plus ou moins bien préparés, en général non concertés, qui s’imposent aux salariés sans qu’ils en voient le bout et le bénéfice. A peine installés, d’autres changements prennent la suite ou plus exactement se superposent aux précédents et contribuent à brouiller les repères et à créer une difficulté permanente à situer son travail dans le paysage sans cesse mouvant des organisations, des responsables, des priorités, dont aucun ne semble compter vraiment. Ce « changement moonwalk » donne l’illusion du mouvement tout en conservant une position parfaitement stationnaire vis-à-vis du travail. Il se traduit par une contrainte de reconnection permanente du travail, un effort invisible aux yeux du management, qui le confond souvent avec la fameuse « résistance au changement » et peut dans certaines conditions se transformer en souffrance. La régulation managériale est bien en peine d’y apporter des réponses crédibles aujourd’hui.

 

2 – Le dialogue social (régulation institutionnelle)

Lors des Assises, la table ronde sur le dialogue social et la démocratie au travail a été ouverte par Jean-François Pilliard, coprésident du comité d’évaluation des ordonnances Travail, qui a rappelé le rapport du CESE qu’il a dirigé en 2016 sur la culture du dialogue social.

Quelle crise ?

En effet, la relecture des 39 propositions élaborées à cette occasion suffit à montrer que le chemin à parcourir est d’autant plus long que les progrès accomplis sont modestes. Il définit les difficultés de notre pays par cette formule : « On est un pays qui a une capacité fantastique à produire de la norme, mais une capacité inversement proportionnelle à la rendre effective ». On retrouve ici un thème qui m’est cher, celui de la différence entre les droits formels et les droits réels, qui fonde un dialogue social empêché, en crise profonde (voir : « Le dialogue social à la française, chef d’œuvre en péril »).

Marcel Grignard, qui a co-dirigé la mission d’évaluation des ordonnances Travail a résumé ses conclusions à grands traits : cinq ans après leur mise en place, les ordonnances travail n’ont pas eu les effets attendus en matière de dialogue social en entreprise. La fusion des IRP a permis de faire le lien entre les aspects économiques et le travail. Mais « c’est au prix d’une centralisation très excessive du dialogue social (avec la mise en place des CSE) caractérisée par une perte de proximité, qui accroît la difficulté à capter le réel du travail ». Il estime que l’on a « raté l’état des lieux (…) car appliquer les pratiques d’avant sur un cadre nouveau, ça ne crée pas une dynamique ! »[10].

Quelles issues ?

Dans cette boucle de régulation comme dans la précédente, il faut trouver les voies et moyens pour rapprocher les acteurs sociaux du travail. A l’époque des ordonnances travail, j’avais soutenu la fusion des IRP mais en attirant l’attention sur le risque de provoquer un éloignement entre dialogue social et lieux d’exécution du travail, même si les ordonnances prévoyaient la possibilité de mettre en place par accord d’entreprise des représentants dits « de proximité » (voir : « Face à face sur la nouvelle représentation des salariés »). Effectivement, ce risque s’est matérialisé et peu d’entreprises ont créé des représentants de proximité. Il faut donc envisager des incitations plus fortes ainsi qu’une diminution du seuil de création des commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT).

Quel est le risque si on pérennise la situation actuelle ? C’est désormais « une crise de la représentation qui rattrape les entreprises, » insistait Marcel Grignard lors des Assises. On en aura une illustration très concrète quelques jours plus tard, avec l’irruption d’une grève pour le week-end de Noël, déclenchée par un collectif de contrôleurs de la SNCF né sur les réseaux sociaux, en dehors de toute action des organisations syndicales. Cette grève a été menée par un collectif informel, organisé au départ sur WhatsApp puis sur Facebook et « est devenu un point de ralliement de tous les mécontentements et colères », comme l’a expliqué l’un des membres du collectif à Ouest-France (du 21 décembre 2022). Le mouvement a grossi tout en continuant à rejeter toute appartenance syndicale, ce qui rend les négociations plus compliquées avec la direction de la SNCF. « Je ne comprends pas cette grève », a même avoué le patron de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, qui regrettait de ne pas avoir d’interlocuteur direct (voir ma chronique dans Entreprise & Carrières : « Syndicalisme ou populisme : les DRH doivent choisir »).

Plusieurs intervenants aux Assises ont alerté sur la nécessité d’éviter la « Gilet-jaunisation » du dialogue social. Trop tard : elle est déjà là. Et Jean-Pierre Farandou est peut-être le premier dirigeant à constater dans les faits combien il est difficile de faire fonctionner une régulation sociale quand le pouvoir est passé aux mains de ce type de « collectif ». Déjà début décembre, un autre collectif né sur Facebook s’était aussi manifesté, celui baptisé « Médecins pour demain ». Se définissant comme « apolitique et asyndical », et comptant plusieurs milliers de membres sur le réseau social, il avait appelé à la grève les 1er et 2 décembre pour demander le doublement des tarifs de consultation, en marge de l’action des syndicats de médecins officiels.

Lors des Assises, Anne Chatain, secrétaire générale adjointe de la CFTC a elle aussi fait remarquer qu’on a beaucoup trop centralisé les IRP à l’occasion des ordonnances Travail de 2017, si bien qu’il est absolument nécessaire aujourd’hui de recréer de la proximité. Catherine Pinchaut, Secrétaire nationale de la CFDT, préconise concrètement d’abaisser le seuil de création des CSSCT et de remettre de la proximité.

L’enjeu de retrouver de la proximité est majeur. La réforme de 2018 qui a créé le Comité social et économique (CSE) en fusionnant les anciens comités d’entreprise et comité d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT), a affaibli les relations sociales dans les entreprises en éloignant les syndicalistes du terrain. « Les élus doivent gérer des périmètres plus étendus, ils sont pris dans des processus de négociation obligatoires qui leur prennent beaucoup de temps. Cela rend la présence sur le terrain de la médiation des organisations syndicales plus compliquée, », estime Stéphane Sirot, historien spécialiste des relations sociales[11].

Cette médiation est pourtant plus que jamais nécessaire. Dans « Questions politiques » sur France Inter le 11 février 2023, l’historien Pierre Rosanvallon parle du retour du syndicalisme. Pour lui la réforme des retraites a pour effet de montrer le besoin des Français de faire reconnaître le travail.

 

3 – Le dialogue professionnel (régulation professionnelle)

Lors de cet événement de lancement des Assises, l’un de mes facteurs d’étonnement a été le fait que les tables rondes étaient des juxtapositions d’interventions qui se succédaient sans permettre des échanges entre les intervenants. Il n’y a eu aucune tentative d’installer un dialogue. Et évidemment on n’a jamais demandé son avis au public. Bien sûr, il y aura dans le courant des Assises, d’autres occasions de discussion. Mais quelle étrange façon, symboliquement, d’introduire une séquence pourtant dédiée aux échanges et à l’intelligence collective ! L’Etat est-il si étroitement raidi dans la verticalité de la haute administration qu’il se révèle incapable de proposer un mode de fonctionnement plus transversal et collectif ?

Quelle crise ?

Poursuivant la réflexion sur le dialogue social, Jean-François Pilliard a insisté sur l’importance du diagnostic partagé et sur l’accent obsessionnel placé sur la compétitivité coûts, alors que nous sous-exploitons la compétitivité hors-coûts et les opportunités qu’elle recèle. Par exemple, « le management en France reste très traditionnel » et les entreprises ne sont pas assez dynamiques « dans leur volonté de mobiliser l’intelligence individuelle et collective des salariés sur le terrain ». D’où l’importance de la transition managériale pour permettre des relations plus horizontales, basées sur le dialogue et l’adhésion (voir : « Transition managériale : heurts et malheurs français »).

Recommandé par l’ANI sur la QVT de juin 2013, l’approche du dialogue professionnel (parfois appelé « expression directe des salariés ») n’a pas véritablement percé. C’est bien dommage car elle produit des résultats très probants, aussi bien dans des grandes organisations que dans des petites, dans l’industrie comme dans le tertiaire, dans le privé comme dans le public.

Rappelons ici notre définition : le dialogue professionnel est une ingénierie de la discussion permettant de mettre à disposition des collaborateurs des espaces d’échange sécurisés sur leur travail et leurs activités.

Quelles issues ?

La raison essentielle pour laquelle l’approche du dialogue professionnel ne s’est pas encore largement diffusée est qu’elle a souffert d’un déficit de reconnaissance de la part des directions d’entreprise du fait de ses origines. En effet, elle été initialement conçue de façon réactive, en réponse à la montée des risques psychosociaux, à des tensions sociales ou à des conflits. Il faut donc généraliser la démarche pour en faire aussi un vecteur de progrès collectif, un outil d’innovation sociale, pour en améliorer l’attractivité et l’efficacité, au service de la performance globale.

Un deuxième effet repoussoir vis-à-vis des managers est que certains théoriciens ont considéré qu’elle constitue un renversement du rapport de subordination, socle de notre droit du travail. Il ne s’agit ni d’inverser ni de renverser le rapport de subordination, mais simplement de le mettre à distance, en suspens, le temps du fonctionnement des espaces d’échange. L’inversion, ce serait le modèle du fou du roi. De même, le dialogue professionnel ne vise pas à démocratiser l’entreprise, une prétention faussement attractive. En revanche il permet de commencer à démocratiser le travail, un objectif beaucoup plus réaliste (voir : « L’entreprise, espace de démocratie ou de bon gouvernement ? »).

Du côté des salariés et de leurs représentants, la conception actuelle du dialogue professionnel souffre de deux handicaps.

Le premier est celui du soupçon d’inutilité : à quoi cela va-t-il servir, se demandent légitimement les collaborateurs, qui craignent la vacuité d’un défouloir cathartique, voir la manipulation ou l’instrumentalisation. D’où l’importance de bien cadrer la démarche dès le départ, de préciser l’ingénierie de la délibération. Il faut bien expliquer ce qui est exclu (attaques personnelles, insultes, manipulation) et ce qui est recherché (respect des interlocuteurs, contribution indolore : rien ne peut être retenu contre un participant qui s’exprime, recherche collective de solutions aux problèmes et aux irritants du travail). Il faut également bien expliquer que la démarche doit avoir des débouchés, donc produire du progrès et comment l’entreprise s’organise pour y parvenir.

Le second est celui de la concurrence avec une autre boucle de régulation, celle du dialogue social. Ici, il faut montrer comment le dialogue professionnel n’est ni contre ni à côté du dialogue social, mais comment il le nourrit.

Il faut également s’appuyer sur un atout essentiel : la forte motivation des salariés. Catherine Pinchaut, Secrétaire nationale de la CFDT, a rappelé lors des Assises, les conclusions de la grande enquête « Parlons travail » réalisée par son organisation et publiée en mars 2017, ainsi que les opportunités apportées par l’approche du dialogue professionnel. Cette enquête à laquelle plus de 200.000 personnes ont participé mettait en évidence la soif d’implication et d’expression des salariés. Ainsi, 72 % des répondants aimeraient participer davantage aux décisions qui affectent leur entreprise ou administration mais 31 % affirment ne pas pouvoir parler librement sur leur lieu de travail. De même, 84 % aspirent à des entreprises et administrations davantage démocratiques. L’enquête révèle aussi que les travailleurs qui souffrent au travail sont ceux qui disent ne pas avoir assez d’espace pour s’exprimer ou pour s’organiser.

Le dialogue professionnel n’est pas une suite aléatoire de palabres. C’est un processus qui se co-construit et s’organise, qui doit intégrer des bonnes pratiques (voir : « L’expression des salariés au travail : 7 bonnes pratiques pour réussir »).

 

4 – Le dialogue informel (non structuré)

A ces trois boucles de régulation à ciel ouvert s’ajoute une quatrième boucle de dialogue, qui a vocation à rester en partie souterraine : le dialogue informel, celui qui se déroule autour de la machine à café (présentielle) ou dans les boucles WhatsApp (distancielles).

Quelle crise ?

Notez que si vous ne vous occupez pas sérieusement des trois boucles précédentes, c’est cette quatrième voie (voix ?) qui l’emportera… à vos risques et périls ! Or, elle est très fragilisée actuellement par la mise en place douloureuse du travail hybride. Je ne reviens pas sur ces difficultés, que j’ai traitées ici : « Le travail hybride est désormais la forme normale du travail ».

Quelles issues ?

Les nouveaux outils numériques (chat, réseaux sociaux d’entreprises, intelligence artificielle, etc.) amènent à un partage d’informations foisonnantes et instantanées sans précédent, qui enrichit le dialogue informel au quotidien mais requiert de nouveaux modes de régulation pour vérifier la qualité de l’information et l’articuler aux enjeux de la relation managériale et de la négociation contractuelle[12].

La mise en place des environnements de travail hybrides, qui nécessitent d’articuler présentiel et distanciel, change la donne du dialogue informel. Les espaces d’échange et de convivialité doivent être repensés dans l’environnement présentiel (la machine à café a fait son temps) mais surtout, les entreprises doivent les inventer dans l’environnement distanciel. Pour cela, elles doivent se départir des idées reçues très répandues, selon lesquelles par exemple, le distanciel provoquerait l’isolement, le chacun pour soi et le repli individualiste (voir : « Le travail à distance est-il socialement responsable ? »). Elles doivent au contraire s’insérer dans la sociabilité du travail à distance.

Il faut toujours se rappeler que plus la transition de l’économie taylorienne vers l’économie de la connaissance avance, plus le dialogue informel prend de l’importance. Le grand penseur du management, Henry Mintzberg, l’avait bien perçu : « Lorsque l’on a affaire à des formes complexes de travail, qui nécessitent plus d’interactions, le mécanisme le plus adapté est l’ajustement mutuel qui réalise la coordination du travail par le simple processus de la communication informelle ». Il définissait l’entreprise du futur qu’il entrevoyait comme « adhocratique », fonctionnant sur une logique de réseau et des liens informels.

C’est donc autour du travail que la communication interne doit co-construire son « grand récit » pour alimenter le dialogue informel et lui proposer une matière vivante. J’en avais suggéré quelques pistes ici : « Travail et communication, le nouveau visage de la performance sociale ». Et j’y ajoute l’excellent livre blanc réalisée par un groupe de travail de l’AFCI (Association française de communication interne) sous la houlette de Jean-Marie Charpentier : « Parole au travail & parole sur le travail ». Malgré les avancées du numérique, il n’a pas pris une ride[13].

 

Les apports de la RSE

La réhabilitation du travail est donc une clé dans la réparation des boucles de régulation. Une autre clé, que l’on ne fera qu’effleurer ici, est celle de la RSE, responsabilité sociétale des entreprises. En effet, je suis frappé de constater que les entreprises les plus avancées en matière de RSE sont aussi celles qui ont réussi à apporter des réponses concrètes à cette crise de régulation. En voici quelques exemples :

Et maintenant ?

L’une des difficultés de ces Assises réside dans l’approche plus que brouillonne de ce gouvernement vis-à-vis de la conduite du changement sur les sujets de dialogue social, d’emploi et de travail. On l’a vu récemment sur la réforme de la retraite, sur les différentes concertations dans le domaine de la santé au travail ou sur l’épineuse controverse autour de l’indemnisation chômage. Dans tous ces domaines, le dialogue et la concertation se sont percutés avec des annonces intempestives ou des décisions unilatérales prises par l’exécutif en ignorant superbement les corps intermédiaires qui étaient en cours de négociation… sur son invitation. Le président de la République nous avait indiqué vouloir se transformer de Jupiter en Vulcain, mais visiblement le découronnement n’a rien de spontané (voir : « Développement durable : errances gouvernementales »). Patrick Martin, Président délégué du Medef, l’a affirmé avec franchise lors des Assises : « ce que l’on vit sur la négociation sur le partage de la valeur est assez choquant ».

Il s’est néanmoins félicité de la vitalité du dialogue social, qui a su conclure 7 accords nationaux interprofessionnels en 2 ans avec y compris des accords non normatifs, comme celui concernant le télétravail. Bien que non normatif, je peux témoigner que cet accord a été efficace pour donner un cadre de négociation à des milliers d’accords qui se sont discutés en entreprise. C’est une nouvelle démonstration que certains accords non normatifs peuvent se révéler plus transformatifs, comme je l’avais déjà pointé dans le cas de l’accord interprofessionnel sur la qualité de vie au travail (QVT) de juin 2013 (voir : « Qualité de vie au travail : le vilain petit accord ? »).

Les Assises auraient pu très utilement nourrir le dialogue autour de la réforme des retraites, comme l’a rappelé Laurent Berger le 5 février 2023 : « La réforme des retraites actuelle est vraiment prise par le mauvais bout. C’est pour cela que nous avions proposé de tenir les Assises du travail dès le mois de septembre et nous pensons toujours qu’il fallait s’occuper d’abord du travail, avant de venir définir les règles du départ en retraite. Le vrai sujet, c’est le travail et la possibilité pour les salariés d’en avoir la maîtrise, d’avoir prise sur leur travail »[14]. D’autres voient plutôt une articulation inverse. D’après « Le Figaro » du 4 février 2023, Aurore Bergé, la présidente des députés Renaissance, a proposé de mettre sur la table le sujet de la valeur travail une fois que la page de la réforme des retraites sera tournée. Elle propose une démarche : « quelle est notre relation au travail ? C’est le fil rouge qu’il faut tirer pour montrer la cohérence de notre politique ».

Interrogé sur les meilleures façons de rebondir après l’épisode de la réforme des retraites, Stéphane Séjourné, secrétaire général du parti Renaissance déclarait dans une interview au Journal du Dimanche du 12 mars 2023, « nous réfléchissons sur le ‘travailler mieux’ et sur tous les sujets qui ont émergé pendant la contestation sur les retraites« . On aimerait connaître les résultats de ces réflexions…

« Après les retraites, Élisabeth Borne veut ouvrir un chapitre social sur le travail ». C’est le titre du quotidien Le Figaro (17 février 2023), considérant que la Première ministre « veut ouvrir un nouveau cycle social ». En parallèle, les équipes d’Emmanuel Macron phosphorent autour d’un nouveau credo : « Compléter le “travailler plus” par le “travailler mieux” ». « Le Covid a créé de fortes aspirations à travailler différemment, dans de meilleures conditions et avec une nouvelle maîtrise des salariés sur leur temps de travail », estime le député David Amiel, membre de la direction de Renaissance. C’est le sens du projet de loi sur le « plein-emploi », promis pour le printemps. Création de « France Travail » en remplacement de Pôle Emploi, compte épargne temps (CET) universel pour mieux organiser son temps de travail… D’autres mesures sont aussi à l’étude sur l’emploi des seniors, comme la limitation des plans de départ les ciblant dans les grandes entreprises. Stéphane Séjourné, le secrétaire général du parti Renaissance, y voit également « l’occasion de se réapproprier un sujet délaissé par les parties réformistes, notamment à gauche »[15]. La chasse à la valeur travail est toujours ouverte (voir : « Le travail et l’entreprise, enjeux du duel des Présidentielles 2022 »).

Bien sûr, chacun se demande si ces Assises sont une vraie tentative de remettre le travail au centre des préoccupations ou s’il s’agirait plutôt d’un leurre. Plusieurs organisations syndicales représentatives ont d’ailleurs choisi de ne pas participer aux Assises (CGT, FO, CFE-CGC, Solidaires). Elles sont pourtant très critiques sur le fait que le Travail n’est pas suffisamment mis en débat.

Pour Claude-Emmanuel Triomphe, président de l’association Citizens Campus (un accélérateur de projets citoyens) et fonctionnaire au Ministère du travail, le contexte pèse de tout son poids : « ces Assises s’inscrivent dans une séquence qui va de l’’itinérance mémorielle’ entreprise par Emmanuel Macron fin 2018 pour commémorer le centenaire de l’Armistice et renouer le contact avec les Français, puis le ‘Grand débat’ qui lui a permis de battre les estrades sans beaucoup écouter, puis la Convention citoyenne pour le climat, qui a beaucoup déçu et a dévalorisé l’expression citoyenne corsetée par la multiplication des jokers. Elles permettent au gouvernement de dire qu’il a entendu la question du travail sans pour autant convaincre, tant il a mis cette question entre parenthèses depuis 2017 ».

Pourtant, les Assises brassent les éléments essentiels qui permettraient la refondation du travail que beaucoup appellent de leurs vœux. Dans un environnement volatile et incertain, le défi pour les organisations est de passer d’un système de prescription du travail à un système d’implication ; c’est-à-dire du travail comme contrainte au travail comme ressource. Cette transition nécessite une ingénierie du travail : co-construction du sens du travail (formulation participative et déploiement de la raison d’être), utilisation accompagnée des technologies pour favoriser les échanges, animation d’espaces de discussion sur le travail, soutien managérial, régulation sociale enrichie.

Sophie Thiéry, co-garante des Assises et à l’époque directrice de l’engagement sociétal chez AÉSIO Mutuelle, a conclu l’événement dans l’approche très RSE dans laquelle elle a baigné tout au long de sa vie professionnelle, en affirmant que les Assises représentent « un débat social et sociétal sur le travail ». Et elle a conclu d’une formule qui résume les enjeux : « Il n’y aura pas de plein emploi sans une action déterminée sur le sens et la qualité du travail ».

En avril 2023, les deux garants des Assises du travail, Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard (président du Groupe Renault) ont produit un rapport pertinent et équilibré, sous le titre , « Re-considérer le travail ». Ce rapport résume les débats des Assises et se centre sur des propositions concrètes, qui visent l’intérêt des salariés et de l’entreprise. On en trouvera une analyse dans la note que j’ai réalisée pour Terra Nova quelques mois plus tard (Batiste Morisson et Martin Richer, « Un bilan du CNR Travail : faire progresser le dialogue au travail », Note Terra Nova).

Dans une allocution du 25 avril 2023, Emmanuel Macron avait donné l’horizon de « la fin de l’année » pour « bâtir le pacte de la vie au travail » qu’il appelle de ses vœux, en s’appuyant notamment sur le rapport Thiéry-Senard, qui a l’immense mérite de mettre en avant des propositions concrètes et à fort impact. A l’approche de cette échéance, force est de constater que la quasi-totalité de ces propositions sont restées de (bonnes) intentions.

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE

Pour aller plus loin :

Cet article est une version augmentée d’une publication préliminaire dans Metis : « Pas de plein emploi sans une action déterminée sur la qualité du travail ».

Crédit image : En sus de ses qualités esthétiques, cette photo illustre parfaitement ce qu’est aujourd’hui la régulation du travail : un mélange de discipline, de prise de distance et de désarroi. « Séminaristes en récréation », Senigallia, Italie 1962. Photo de Mario Giacomelli (1925 – 2000), peintre poète et photographe italien.

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[1] Ref : notions de régulation sociale et régulation conjointe, voir Jean-Daniel Reynaud, « Les règles du jeu, l’action collective et la régulation sociale », Armand Collin, 1989 et « Le Conflit, la négociation et la règle », Octarès, février 1995

[2] Le lancement du 2 décembre était un événement public, contrairement aux auditions. On comprendra donc ma discrétion sur ce second aspect.

[3] Audition par la délégation aux entreprises du Sénat : la France vit-elle une « Grande démission »?, le 27 janvier 2023

[4] Pour une analyse critique, voir : Martin Richer, « Bien-être et efficacité » : pour une politique de qualité de vie au travail, Note de Terra Nova

[5] Voir cet excellent article : « Accidents du travail : l’indifférence à l’œuvre », Libération, 18 février 2022

[6] « Laurent Berger invité de Questions Politiques », France Inter, 5 février 2023

[7] Voir Libération, 22 décembre 2021

[8] Les Echos, 31 juillet 2018

[9] Voir « Une réforme qui rapporte de moins en moins », Le Journal du Dimanche, 5 mars 2023, page 4

[10] Voir également le compte-rendu des Assises par Syndicalisme Hebdo du 6 décembre 2022

[11] Voir Novethic, Décembre 2022

[12] On trouvait déjà une réflexion sur ce thème en 2016 dans la deuxième édition du rapport Humanis et Apicil sur « L’état du dialogue social en France »

[13] « Parole au travail & parole sur le travail », brochure de l’AFCI, juin 2017

[14] « Laurent Berger invité de Questions Politiques », France Inter, 5 février 2023

[15] Le Figaro, 17 février 2023, page 6

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