France : l’ordre, la discipline et la hiérarchie plutôt que l’autonomie…

Autonomie au travail : la France a tout faux !

Au cœur de la notion d’« entreprise libérée » se trouve le concept d’autonomie au travail, une approche que les entreprises françaises peinent à valoriser. Or les études mobilisées dans cet article montrent que le développement de l’autonomie constitue un impératif de performance sur le plan économique (compétitivité) et social (qualité de vie au travail). Le modèle d’analyse de l’autonomie au travail que je propose dans cet article permet de poser la question de la nature, de l’étendue et du caractère émancipateur de cette « libération ».

La notion d’autonomie au travail : définition

Comme souvent, l’étymologie est éclairante : autonomie vient du grec auton (soi-même) et nomos (la loi, la règle, l’organisation) : il s’agit de déterminer soi-même ses propres règles. Pour Gilbert De Terssac, « le concept d’autonomie est la capacité de se gouverner selon ses propres règles et signifie « qui ne dépend que de soi » ou « ce dont on peut disposer » ou encore en droit, on parle d’autonomie pour désigner un Etat régi par ses propres lois »[1]. Selon Christophe Everaere, l’autonomie « renvoie communément à l’idée de capacité d’initiatives, de discernement, d’auto-organisation, voire de « liberté » dans le travail. Elle suppose intelligence et réflexion pour réagir rapidement à des situations plus ou moins imprévisibles, quel que soit le niveau hiérarchique des individus, même si le niveau d’autonomie tend à augmenter avec celui des classifications »[2].

En d’autres termes, et de façon plus succincte, l’autonomie est l’incorporation du « décider » dans l’acte de travail.

La Fondation de Dublin (Eurofound) a publié en 2013 un rapport sur les organisations du travail et la participation des salariés, reposant sur un corpus de données vaste et robuste[3]. Elle y définit la notion de « high involvement working organisation » (en français, « organisation de travail participative », résumé par l’acronyme, OTP) comme une organisation du travail favorable à l’autonomie, qui procure aux salariés un espace d’implication et de participation directe sur leur travail, selon deux modalités :

  • la définition des tâches qu’ils ont à effectuer (déterminée par les réponses données par les salariés à des questions sur la latitude dont ils disposent pour intervenir sur le séquencement de leurs tâches, la méthode d’exécution, le rythme de travail) et
  • l’environnement organisationnel dans lequel ils évoluent (questions sur la possibilité d’implication dans l’amélioration de l’organisation du travail de leur équipe et sur la capacité d’influer sur les décisions qui concernent leur travail).

Ces deux modalités me semblent constitutives du corpus auquel se réfère le modèle de l’« entreprise libérée »[4]. Elles définissent ce que j’appelle dans la suite de cet article, l’« autonomie de travail », en ce sens qu’elles sont très centrées sur les tâches à effectuer et leur contexte productif.

Deux ans plus tard, Eurofound a publié un nouveau rapport sur les modalités de participation des salariés à leur travail en Europe[5]. Là encore, Eurofound s’appuie sur des données solides, issues cette fois de la troisième enquête ECS (European Company Survey) couvrant 32 pays européens (les 28 États-membres de l’Union Européenne, la Macédoine, le Monténégro et la Turquie)[6]. Contrairement à beaucoup d’enquêtes qui se contentent d’interroger des grandes entreprises, l’ECS couvre les établissements de plus de 10 personnes, ce qui permet d’incorporer la « vision PME ».

Dans ce rapport, Eurofound retient une définition de la participation des collaborateurs qui fait référence, celle donnée par John Geary et Keith Sisson, dans leur étude de 1994[7]. Il s’agit des « opportunités que le management donne ou des initiatives qu’il soutient sur le lieu de travail en termes de consultation, de délégation de responsabilités, de capacité de prise de décision pour leurs subordonnés, aussi bien en tant qu’individus qu’en tant que collectifs de travail. Ces opportunités ou initiatives concernent les tâches immédiates, l’organisation du travail et/ou les conditions de travail ». Il s’agit donc bien d’une approche, elle aussi très terrain, de l’autonomie au travail, mais qui dépasse la simple réalisation des tâches pour aborder le fonctionnement de l’entreprise. C’est ce que j’appelle dans la suite de cet article, l’« autonomie de fonctionnement ».

Une autre distinction importante est celle élaborée par le Centre d’Analyse Stratégique (aujourd’hui France Stratégie) dans son étude sur la performance sociale[8], qui différencie deux types d’autonomie, selon le degré de décision accordé aux salariés dans leur unité de travail :

  • l’autonomie « horizontale », caractérisée par le fait que « le travail à accomplir est défini par une fixation d’objectifs globaux et non par une description de tâches précises à exécuter », permet d’associer activement les salariés à l’élaboration des décisions sur leur lieu de travail ;
  • l’autonomie « verticale », caractérisée par le fait que « les salariés sont encouragés à régler d’abord eux-mêmes les problèmes en cas d’incident mineur dans la production ou la marche du service, au lieu d’en référer avant tout à la hiérarchie ».

Cette étude montre que ces deux types d’autonomie ont des impacts positifs sur la performance sociale des entreprises (estimée notamment par l’évolution de l’absentéisme) mais à des degrés très différents[9].

Pourquoi centrer notre réflexion sur l’autonomie au travail ? Parce qu’elle est un enjeu essentiel de la qualité de vie au travail. Pour les collaborateurs, « le déterminant le plus important de la satisfaction au travail est ‘l’autonomie au travail’ ou la latitude avec laquelle les employés pensent qu’ils peuvent prendre leurs propres décisions et influencer sur ce qui survient dans le travail »[10].

L’autonomie est en recul dans les entreprises françaises

Si les collaborateurs sont attirés par le modèle de l’« Entreprise Libérée » c’est que, comme l’ont montré plusieurs auteurs, ils aiment LE travail mais beaucoup moins LEUR travail[11]. Leur travail, c’est-à-dire leur chef, le manque de confiance, les contrôles tatillons, l’hypertrophie du travail prescrit par rapport aux capacités d’initiative, l’insuffisance de reconnaissance… Evitons les généralisations : toutes les entreprises et tous les managers ne se retrouveront pas dans cette description, et c’est tant mieux. Mais la tendance générale est nette. Malakoff Médéric, qui prend patiemment et depuis des années la température des salariés autour du bien-être au travail, relève qu’en 2015, « près d’un quart des salariés (23%) affirment manquer d’autonomie et ne pas pouvoir prendre de décisions dans leur travail, soit une hausse alarmante de 11 points depuis 2009 »[12].

La dernière livraison de l’étude Conditions de travail, publiée par la DARES (ministère du Travail) en juillet 2014, qui porte sur l’année 2013, montre que les entreprises françaises et leur management restent englués dans le taylorisme, un mode d’organisation qui sépare la conception du travail de son exécution, puis parcellise sa réalisation. Ces résultats, qui n’ont suscité aucun débat d’ampleur, sont pourtant implacables : ils montrent que les marges de manœuvre tendent à se réduire pour toutes les catégories socioprofessionnelles (sauf pour les ouvriers non qualifiés) et que la période récente se caractérise par une intensification du travail[13]. Pourtant, les salariés signalent des possibilités de coopération plus importantes avec leurs collègues ou leur hiérarchie, ce qui est susceptible d’atténuer les effets de l’intensification: 79 % des salariés interrogés en 2013 disent être aidés par leurs collègues quand ils ont « du mal à faire un travail délicat, compliqué » contre 74 % en 2005. L’aide du supérieur hiérarchique est aussi plus fréquente (65% contre 58%), ce qui montre que le management ne reste pas inactif. Les opportunités de coopération sont davantage ressenties mais leur expression se heurte à l’intensification des tâches et à la densification des temps.

Une autre étude de la DARES, appuyée sur cette même enquête, approfondit les différentes dimensions de l’autonomie, même si elle s’intéresse beaucoup plus à ce que j’ai appelé « l’autonomie de travail » qu’à « l’autonomie de fonctionnement ». Elle montre que de plus en plus de salariés doivent suivre des consignes strictes données par les supérieurs hiérarchiques pour faire leur travail (travail prescrit : 19,3 % en 2013 contre 18,4 % en 2005 et 17,9% en 1991) et moins d’explications sur l’objectif (80,3 % en 2013 contre 83,6 % en 2005)[14]. Bien sûr, l’autonomie est perçue différemment suivant les groupes professionnels : 85 % des cadres se disent autonomes, 65 % des professions intermédiaires, 46 % des employés, 37 % des ouvriers qualifiés et 21 % des ouvriers non qualifiés. Mais la simple déformation de notre économie, de plus en plus dépendante des services tertiaires et des qualifications élevées, devrait faire reculer le travail strictement prescrit. Or, au contraire, pour de nombreuses qualifications, cette proportion de salariés soumis strictement au travail prescrit augmente. Par exemple pour les ouvriers qualifiés, elle est passée de 21% en 2005 à 24% en 2013.

Il s’agit peut-être d’un effet de la mise en œuvre très française du lean management (voir : « Le lean management est-il socialement responsable ? » ). Les proportions les plus fortes de travail prescrit se trouvent en effet dans les secteurs industriels les plus taylorisés, qu’ils soient fortement automatisés (construction de matériel de transport : 30%) ou soumis à une intensification forte (agroalimentaire : 32%), mais aussi dans certaines activités de prestations de services peu valorisées (comme l’hébergement et la restauration : 31%). Le taylorisme s’est d’ailleurs installé très confortablement dans bon nombre de secteurs tertiaires. Ainsi, le secteur dans lequel la proportion de salariés qui se disent tout à fait d’accord avec la proposition suivante : « je peux organiser mon travail de la manière qui me convient le mieux » est la plus faible est… la fonction publique hospitalière (22% contre 30% pour la fonction publique d’Etat et pour la moyenne du secteur privé).

Comment s’étonner du désengagement des salariés et de leur insatisfaction vis-à-vis de leur management et de leur travail lorsque la proportion de ceux dont le travail implique des tâches monotones est passée de 15% en 2005 à 21% en 2013 (et pour les ouvriers de 23% à 33%) ? Cette monotonie affecte 33% des 20-24 ans. Plus de la moitié (55%) des salariés pensent que certaines de leurs compétences ne sont pas utilisées et cette proportion monte à 65% chez les 20-24 ans et 61% chez les 25-29 ans (puis diminue au fur et à mesure dans les classes d’âge plus mûres).

Le graphique ci-dessus montre l’évolution des contraintes organisationnelles ressenties par les travailleurs dans une période débutant approximativement juste avant la Deuxième Guerre mondiale pour se poursuivre jusqu’au milieu des années 2000. Il met en évidence le malaise au travail ressenti par les plus jeunes : plus la génération concernée est jeune, plus ces contraintes sont fortement ressenties.

Ce recul de l’autonomie au travail a des conséquences délétères

La régression de l’autonomie au travail sur longue période en France entre en collision avec l’élévation du niveau d’éducation et de formation des jeunes qui sortent du système scolaire et universitaire ou des filières professionnelles et aspirent à davantage de marges de manœuvre : ce choc provoque frustrations, souffrances psychosociales et désengagement. Il explique la forte attente exprimée par les salariés en France vis-à-vis de toute alternative – le modèle de l’« entreprise libérée » entre autres – permettant d’accroître leur autonomie.

Sur le plan individuel et collectif, le manque d’autonomie – également désignée par le vocable « latitude décisionnelle » — joue un grand rôle dans la survenue du stress et plus généralement des risques psychosociaux. En conséquence, l’autonomie apparaît en bonne place dans les deux principaux modèles d’analyse et de mesure du stress : les modèles de Robert Karasek (1990) et de Johannes Siegrist (1998). Le modèle de Karasek combine deux familles de facteurs de stress: la « demande psychologique » (contraintes liées à l’exécution de la tâche : quantité, variabilité, complexité, temps ou autres) et « la latitude décisionnelle » (contrôle et marge de manœuvre dont l’opérateur dispose sur son travail et utilisation des compétences). Les salariés qui sont décrits en situation de « travail tendu » (ou « job strain ») correspondent à un profil où se croisent « une demande psychologique forte » et « une latitude décisionnelle faible ». L’enquête SUMER[15] suit ces indicateurs sur une très vaste population de salariés, ce qui permet de savoir, par exemple, que le « job strain » est subit par 28% des femmes, contre 20% des hommes. Il concerne également 31% des employés administratifs et 29% des employés de commerce et de services, contre seulement 12% des cadres. Le modèle de Siegrist ajoute la dimension essentielle de la reconnaissance des efforts effectués. Il permet d’évaluer le déséquilibre entre efforts consentis et récompenses obtenues, ainsi que le surinvestissement dans le travail. L’enquête SAMOTRACE, qui associe l’INVS[16], suit un ensemble d’indicateurs adossés à ce modèle. La plupart des modèles, enquêtes et théories utilisées pour mesurer le stress sont inspirés, explicitement ou non, de l’un ou l’autre de ces deux modèles.

Les résultats de l’Observatoire de la Santé psychologique au travail (OSPT) du cabinet Stimulus (sur 30.000 salariés en France) publiés en février 2018 montrent que le manque d’autonomie « et en particulier la non-participation aux décisions touchant à mon travail » concerne 56% des salariés et « est une importante cause de stress ».

L’autonomie suppose la délégation, le dé-saisissement d’une partie des prérogatives exercées par le management. Ceci nécessite de la confiance entre les acteurs. Par ailleurs, Xavier Baron a bien montré que la confiance est une condition de la coopération, facteur clé de la performance collective dans les entreprises[17]. Or on sait, notamment depuis les travaux de Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg, qui ont eu un grand retentissement, que la France est particulièrement mal placée sur ce plan[18]. Ils comparent les relations entre les performances économiques et les attitudes sociales dans une trentaine de pays du début des années 1950 à nos jours, et montrent « comment ce déficit de confiance réduit significativement l’emploi, la croissance et, surtout, l’aptitude des Français au bonheur ».

Le besoin d’autonomie est l’un des déterminants essentiels pour préserver et développer les conditions du bien-être et de la santé au travail et il exerce des effets significatifs sur la performance. Les travaux de Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail à l’Université de Lyon, le montrent. Dans l’une de ses communications, il s’est particulièrement intéressé aux recherches menées sur la base du modèle de Siegrist, qui montrent que la situation dans laquelle les salariés se voient imposer les décisions sans pouvoir les discuter constitue un facteur de dégradation de la santé au travail et de la performance[19]. Il s’agit en particulier de l’augmentation des troubles du sommeil[20], des syndromes métaboliques[21], du tabagisme[22], des excès de consommation alcoolique[23], de l’absentéisme pour maladie[24], des pathologies cardiovasculaires[25] et des dépressions[26].

Ce recul de l’autonomie accroît le désarroi des managers

Enserrés dans cet étau entre la demande d’autonomie des collaborateurs et la rigidité de l’organisation du travail, les managers sont placés en situation difficile : il est dans leur rôle traditionnel – et c’est plus net encore avec l’extension des technologies numériques – de réguler l’autonomie sur le terrain, de donner des marges de manœuvre aux collaborateurs tout en gardant l’œil sur la façon dont ces derniers s’en emparent.

Qu’en pensent les collaborateurs ? La publication électronique RH Info a réalisé une enquête intitulée “Transformer le management… Vous y croyez ?“ (888 réponses), publiée en mai 2018. Elle a permis de cerner la façon dont les salariés caractérisent le management dit “traditionnel”, celui qui se pratique aujourd’hui. Le résultat est sans appel :

  • le “command and control” (48%),
  • l’absence d’autonomie et de reconnaissance” (29%),
  • l’organisation rigoureuse du travail de chacun (14%),
  • le paternalisme (9%).

Pour 75 % des répondants, le management traditionnel est directif et manque d’humanité (pas assez de reconnaissance).

En toute logique, la question de l’évolution souhaitée du management est posée. À la question “que modifier dans le management ?”, la réponse la plus souvent donnée est “la dominante hiérarchique au profit d’un accompagnement ou d’un coaching” (39%). Viennent ensuite :

  • le manque de professionnalisme de nombre de managers (25%),
  • l’exercice du pouvoir arbitraire au profit du service et de l’approche client des collaborateurs (21%),
  • la primauté de la subordination au profit de la qualité relationnelle (17%).

La question de l’autonomie souhaitée, de son accompagnement et de l’initiative à susciter chez les collaborateurs apparaît donc très clairement. Pour ce qui est de l’objectif prioritaire identifié par les collaborateurs, l’empowerment arrive en tête (54%). Et par empowerment, il faut entendre “libérer le pouvoir d’initiative et la créativité de chacun”.

Et finalement lorsque l’on demande aux collaborateurs à quoi ils reconnaissent qu’un nouveau mode de management est en place, ils répondent à une très forte majorité (66%) « lorsqu’on se sent en confiance, autonome et responsable » et seulement à 18% parce que « mon développement personnel est devenu une priorité ».

Le déficit managérial français est un déficit d’autonomie. Il risque de s’accroître avec l’extension du digital (voir : « Le management 2.0 sera-t-il socialement responsable ? »). Mais le management lui-même, a besoin de se sentir soutenu et accompagné par sa propre hiérarchie pour évoluer. C’est la raison pour laquelle la formation des managers et les différentes formes de développement des attitudes managériales sont aussi cruciales : c’est une transformation culturelle.

Comparaison européenne : le retard des entreprises françaises face à l’autonomie de travail

Où se situe la France en matière d’autonomie ? Le rapport d’Eurofound « Work organization and employee involvement in Europe »[27] offre la possibilité précieuse de réaliser des comparaisons européennes.

Ce rapport a montré l’intérêt de construire des High involvement working organisations, soit une « organisation de travail participative » (OTP), qui procure aux salariés un espace d’implication, de participation directe et de capacité d’influence sur leur travail, ce que j’ai appelé ci-dessus l’« autonomie de travail ». Ce rapport montre également que les OTP sont favorables à la fois à la qualité de vie au travail et à la performance (réduction des risques psychosociaux, de l’absentéisme, meilleure motivation au travail et qualité des conditions de travail, accès plus fréquent des salariés à la formation, etc.). Enfin, il pointe le retard de l’économie française dans ce domaine[28].

En fonction des réponses données par les travailleurs européens à une batterie de questions sur leurs conditions de travail, le management, l’environnement de travail, les processus RH existants, Eurofound les classe en trois types d’organisations. A l’échelle de l’Union Européenne (UE) à 27 (l’arrivée de la Croatie n’était pas encore intégrée), seuls 27% des salariés travaillent dans des OTP, beaucoup moins que les 38% qui se trouvent dans des organisations faiblement participatives (qui présentent les caractéristiques inverses à celles des OTP). Le solde, soit 35%, est constitué des salariés dans des organisations intermédiaires. On notera que les types d’organisations dégagés par Eurofound sont proches de ceux décrits par Henry Mintzberg sur les configurations organisationnelles[29]. Eurofound met en évidence la formation de blocs géographiques, qui confirment le caractère fortement culturel et historique du développement des OTP :

  • Les pays nordiques (Danemark, Finlande et Suède) sont ceux dans lesquels la proportion des salariés travaillant dans les OTP est de loin la plus élevée. Dans ces pays, les OTP représentent même déjà la forme d’organisation dominante.
  • Ils sont suivis par le « bloc » des pays du Nord-Est (Baltes : Estonie, Lettonie, Lituanie) et des anglo-saxons (Grande Bretagne et Irlande), ce qui confirme que les OTP s’épanouissent au nord de l’Europe.
  • Viennent ensuite les pays continentaux (France, Allemagne, Autriche, Belgique, Luxembourg et Pays-Bas) dans lesquels les OTP se sont peu imposées à ce jour.
  • Enfin, on trouve les pays méditerranéens (Grèce, Italie, Portugal et Espagne) dans lesquels les OTP sont très peu développées.

Les statisticiens d’Eurofound ont procédé à des traitements pour éliminer l’impact de facteurs comme la structure de l’économie (poids des différents secteurs d’activité, taille des entreprises) ou de l’emploi (niveaux de qualification) : la structuration de ces blocs géographiques reste significative, ce qui montre la prégnance des facteurs culturels et historiques.

La France ne brille pas par la capacité de ses entreprises (et de ses organisations publiques…) à solliciter l’autonomie, l’implication et la participation directe de leurs salariés. Elle présente une basse fréquence des OTP, inférieure à la moyenne de l’UE à 27. Elle se situe très loin des Nordiques mais aussi des Pays-Bas, de la Grande Bretagne, de la Belgique, du Luxembourg, de l’Irlande. Proche de l’Italie, du Portugal et de l’Espagne, elle ressemble finalement plus à un pays méditerranéen que continental. Le rapport d’Eurofound propose un tableau présentant la situation des 27 pays de l’UE une fois éliminé l’impact des facteurs démographiques et de structure économique, ce qui permet d’isoler les facteurs culturels : la hiérarchie des pays n’est pas bouleversée, à ceci près que les trois pays méditerranéens se trouvent alors mieux positionnés que la France.

L’étude européenne EWCS (« Fifth Working Conditions Survey », Eurofound, 2012) sur laquelle s’appuie cette étude d’Eurofound fournit un indicateur qui montre que l’autonomie est peu valorisée en France comparativement à nos voisins : la proportion des salariés qui déclarent pouvoir influencer les décisions qui sont importantes pour leur travail est très faible en France : 31 % contre 40 % pour la moyenne des 28 pays de l’UE, dont 38 % en Allemagne, 45 % en Grande-Bretagne, 32 % en Italie et 39 % en Espagne. Parmi les 28 pays de l’UE, seule la Slovaquie (28 %) présente un « score » aussi faible.

Ce retard français en matière d’autonomie au travail ne serait pas un problème… si celle-ci n’avait pas un impact important sur tous les facteurs qui définissent la performance économique et sociale.

Management : La relation managériale de proximité est l’un des principaux facteurs qui définit les OTP. Ainsi, parmi les salariés qui estiment que cette relation est détériorée (identifiés par leurs réponses aux questions portant sur le respect porté par le manager de proximité à ses collaborateurs, sa capacité à résoudre les conflits, etc.) seuls 15% travaillent dans des OTP, contre 54% dans des organisations à faible participation. A l’heure où beaucoup d’entreprises « taillent dans le vif » de l’encadrement intermédiaire, y compris par des plans de départs volontaires, le rôle de ce dernier dans l’équilibre de la régulation et dans la performance mérite d’être rappelé (voir « Return on Management : ce que votre DAF doit savoir sur la performance »).

Formation et évolution : L’analyse statistique met en évidence une osmose entre les OTP et la formation professionnelle : 60% des salariés dans les OTP déclarent avoir suivi une formation dans les 12 mois précédant l’enquête contre seulement 42% des salariés hors OTP. Les OTP sont également beaucoup plus avancées dans leur capacité à faire fonctionner un processus formel et régulier d’évaluation des collaborateurs et à offrir des possibilités de promotion et d’évolution professionnelle.

Conditions de travail : Les OTP sont aussi des organisations soucieuses de procurer de bonnes conditions de travail à leurs salariés. La prévalence de la plupart des nuisances physiques est significativement inférieure dans les OTP : exposition au bruit, aux vibrations, à la chaleur ou au froid, aux substances dangereuses ; fréquence des postures douloureuses ou pénibles, port de charges lourdes. Le questionnaire d’Eurofound comportait des items permettant de calculer le WHO-5, un indicateur défini et étalonné par l’Organisation Mondiale de la Santé permettant de mesurer la santé psychologique. Là encore, l’état de santé des salariés est en moyenne très significativement meilleur pour ceux qui travaillent dans une OTP. Là encore, des tests statistiques permettent de s’assurer que ces résultats restent probants même après élimination des facteurs liés aux structures économiques et d’emploi.

Alors que certains ont formulé de fortes objections sur l’implication, craignant qu’elle pousse les salariés à se sur-investir dans leur travail au risque de mettre leur santé en danger, il semble bien au contraire, que l’environnement des OTP procure des effets bénéfiques à la santé mentale et physique.

Dialogue social : sur ce point, la question est délicate car Eurofound fait remarquer que les pays continentaux (France, Allemagne, Autriche, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas) dans lesquels les OTP se sont peu imposées à ce jour sont aussi ceux dans lesquels les processus d’information-consultation et les institutions représentatives du personnel (IRP) sont les plus développés. La Grande-Bretagne et l’Irlande présentent la situation opposée : forte présence des OTP et faible présence des IRP. Cela montre que la capacité institutionnelle à participer aux délibérations et aux décisions est bien distincte de la capacité individuelle ressentie par les salariés.

Motivation et engagement : La motivation au travail est beaucoup plus prononcée au sein des OTP. Ainsi, par exemple, moins de la moitié des salariés au sein des organisations faiblement participatives pensent que leur « entreprise les motive pour donner le meilleur d’eux-mêmes à leur travail » alors que cette proportion parmi les OTP dépasse les trois quarts. En cohérence, l’absentéisme est notablement plus réduit dans les OTP.

Transformations : Les OTP apportent également des atouts en matière de conduite du changement et de stratégies adaptatives. L’un des mérites du rapport d’Eurofound est de distinguer deux types de flexibilité, c’est-à-dire deux stratégies d’adaptation aux évolutions de la conjoncture, qui ont des incidences bien différentes en termes d’autonomie :

  • la flexibilité quantitative, qui consiste à opérer l’ajustement par le volume et le prix du travail (recours à l’intérim, horaires flexibles, précarisation,…) et
  • la flexibilité fonctionnelle, qui ressemble à ce que les anglo-saxons désignent par le terme d’ « empowerment » : renforcer la polyvalence et la latitude décisionnelle des hommes et des équipes décentralisées pour s’adapter.

La première affaiblit la place de l’homme dans l’organisation ; la seconde la renforce. Sans surprise, Eurofound montre que les OTP pratiquent fortement la flexibilité fonctionnelle alors que les organisations faiblement participatives misent sur la flexibilité quantitative. Ainsi par exemple, 41% des salariés qui déclarent changer très fréquemment de tâches (indicateur de polyvalence) se trouvent dans des OTP contre deux fois moins (19%) pour ceux qui ne changent pas de tâches.

Les OTP présentent bon nombre des caractéristiques de ce que les sociologues d’entreprise appellent les « organisations apprenantes », celles qui se structurent de façon organique plutôt que hiérarchique, et sont capables d’une forte agilité en fonction des évolutions de leurs clients ou de leur environnement concurrentiel. Parmi les critères les plus fortement associés aux OTP on trouve

  • la nécessité (déclarée par les salariés) de « continuellement apprendre de nouvelles choses pour faire mon travail » ;
  • la nécessité de « résoudre des problèmes non prévus » ;
  • et surtout, la « possibilité d’appliquer mes propres idées à l’exécution de mon travail ».

On constate ici que les OTP, qui présentent des caractéristiques très communes avec celles revendiquées par l’« entreprise libérée », exercent des impacts très favorables en termes de performance économique et sociale. Bien sûr, Eurofound ne manque pas de mettre en garde ses lecteurs contre la tentation de généraliser les liens de causalité : corrélation n’est pas raison mais il suggère un « cercle vertueux » entre ces caractéristiques et la performance. De ce fait, le retard des entreprises françaises en termes d’autonomie au travail est problématique.

Il l’est d’autant plus que nous sommes l’un des rares pays à ne pas évoluer dans le bon sens pour ce qui concerne l’éclosion et l’épanouissement des OTP. Les historiques de l’enquête EWCS permettent de mesurer l’évolution des OTP sur la période 2005 – 2010, ce qui met en évidence l’impact de la crise : la situation de la France se dégrade alors que celle de l’Allemagne s’améliore, comme celle de la plupart des pays qui nous entourent (notamment la Grande Bretagne, l’Italie, l’Espagne). Ce constat confirme la régression de l’autonomie dans les entreprises françaises analysée à la section précédente.

Comparaison européenne : le retard des entreprises françaises face à l’autonomie de fonctionnement

Dans un autre rapport publié plus récemment, fin 2015, Eurofound poursuit son étude comparative des modalités de participation des salariés en Europe[30]. Ce rapport a l’intérêt d’étudier la grande diversité des modalités d’implications indirectes des salariés (au travers du dialogue social) mais aussi des modalités d’implications directes : participation à des réunions, envoi de newsletter, mise en place de boîtes à idées,… Les deux modes de participation se renforcent mutuellement. Ainsi, un peu plus de 30% des établissements européens combinent un haut niveau de dialogue social et une forte implication directe des salariés. Le défi français tient au fait que notre pays se caractérise à la fois par une piètre qualité du dialogue social (participation indirecte) mais aussi du dialogue professionnel (participation directe des salariés). Cette notion d’implication directe des salariés s’appuie sur la définition donnée par John Geary et Keith Sisson, dans leur étude de 1994 commentée ci-dessus. Il s’agit donc bien d’une approche très terrain de l’autonomie de fonctionnement.

L’enquête ECS sur laquelle s’appuie Eurofound permet de recenser les différents modes d’interaction (outils et processus) entre management et employés mis en œuvre dans les établissements des 28 pays de l’UE dans l’objectif de développer l’implication des travailleurs et leur autonomie. Sur cette base, Eurofound propose une classification des établissements en 5 familles :

  1. Implication limitée : les modes d’interaction pratiqués sont très descendants (« top-down ») et se concentrent sur les réunions d’équipe, les newsletters internes et la consultation d’informations sur l’intranet ou internet.
  2. Implication conventionnelle : les modes d’interaction privilégient davantage le contact humain – réunions d’équipes, réunions de management ouvertes à tous les salariés, etc.
  3. Implication ad-hoc : les modes d’interaction ci-dessus sont utilisés mais s’y ajoute une forte proportion de réunions thématiques ou à la demande, provoquées lorsqu’une nécessité se fait jour.
  4. Implication consultative : aux modes d’interactions traditionnels descendants, s’ajoutent les modalités ascendantes (« bottom-up ») – écoute des suggestions du personnel, administration de questionnaires.
  5. Implication extensive : forte part des consultations ascendantes — recensement formalisé des idées et suggestions du personnel, utilisation plus forte des média sociaux et des questionnaires.

Eurofound constate que la répartition des établissements entre ces 5 familles est très différente d’un pays à l’autre. Les trois pays dans lesquels on trouve la plus forte proportion d’établissements à implication limitée (type 1) sont l’Italie et le Portugal (18% des établissements), suivis par… la France. La France est également sur-représentée dans le mode d’implication ad-hoc (type 3), dans lequel elle arrive également en troisième position (25% des établissements) derrière la Belgique (29%) et la Pologne (27%). Les établissements en France apparaissent ainsi fortement marqués par les modes d’interaction descendants et pauvres en échanges. A l’inverse, ils sont très peu représentés dans le mode d’implication extensive (type 5), qui fait une place importante à la communication ascendante et à l’interactivité. Sans surprise, ce sont les pays nordiques qui comptent la part la plus importante de leurs établissements dans cette famille : 80% pour la Suède, 75% pour la Finlande, 71% pour le Danemark. L’Allemagne et la Grande-Bretagne se situent autour de 50%. La France ne se situe qu’à 38% et seuls 3 pays sont moins bien classés : l’Italie, la Pologne et le Portugal.

Le « management à la française » ne semble guère s’astreindre à tenir compte ou solliciter les avis exprimés par les salariés. Pour prendre un exemple de dispositif d’implication ascendante des salariés, on remarque que le pourcentage de personnes ayant indiqué que leur « établissement recourt à la pratique des boîtes à idées pour impliquer les employés dans l’organisation du travail » n’est que de 26% en France, un score très éloigné de la moyenne des 28 pays de l’UE, soit 40%. Il est également très en-deçà des pratiques observées chez nos principaux concurrents européens : 45% en Allemagne, 35% en Grande-Bretagne comme en Italie, 52% en Espagne.

Or, l’implication des salariés n’est pas une démarche anodine en termes de performances, à la fois sur le plan macro-économique et micro-économique. Eurofound remarque que les pays qui ont le plus développé les formes extensives d’implication sont aussi ceux qui bénéficient du taux d’emploi le plus fort de leur population active (chômage limité). Sur un plan plus qualitatif, le niveau de qualité de vie au travail atteint par les établissements, estimé par des questions adressées à la direction sur la fréquence des arrêts maladie, les difficultés à fidéliser le personnel, le degré de motivation des salariés et l’évolution du climat social, est meilleur dans ceux qui développent des pratiques extensives de la participation directe des salariés : « Une importante décision à prendre dans l’organisation du travail consiste à déterminer s’il y a lieu de centraliser la prise de décision (afin de la confier exclusivement à la haute direction) ou de la décentraliser (afin que l’employé exécutant la tâche puisse prendre des décisions). Une plus grande latitude dans la prise de décision au niveau des employés est associée à leur plus grand bien-être ». Le rapport établit ainsi un lien direct entre l’autonomie au travail et la qualité de vie au travail.

Dans un article de la revue d’Eurofound, Agnès Parent-Thirion poussait plus loin l’analyse sur ce point : « L’implication dans la prise de décision est clairement associée à des niveaux de bien-être plus élevés. (…) La participation aux décisions organisationnelles plus larges a un effet plus important sur le bien-être des travailleurs que la capacité d’influencer les décisions concernant les tâches professionnelles, cet effet persistant même dans des conditions de forte intensité de travail. Cela signifie que, dans une certaine mesure, des niveaux élevés d’autonomie en matière de tâches et de participation organisationnelle peuvent compenser les effets négatifs de fortes exigences au travail »[31].

Il n’est donc pas étonnant de constater que l’implication du personnel est également favorable à la performance économique. Cette dernière est approchée par un ensemble d’informations relatives aux établissements (santé financière, productivité du travail, croissance de la production de biens ou services sur la période 2010-2013). Les auteurs du rapport constatent ainsi que « les formes extensives d’implication directe des employés sont positivement reliées à une bonne performance économique des établissements dans lesquels ils travaillent ».

Les auteurs de l’étude d’Eurofound ont également étudié le lien entre la qualité de l’implication du personnel et la fréquence de ce qu’ils appellent les accords mutuellement gagnants (‘win–win arrangements’). Ces accords sont identifiés par le repérage des établissements qui ont réussi à dégager une bonne performance économique (pour l’entreprise) mais aussi une bonne qualité de vie au travail (pour les salariés). Là encore, ces accords prévalent davantage dans les établissements qui développent des pratiques extensives d’implication.

Dans le chapitre « Policy pointers », qui formule leurs recommandations en termes de politique publique, les auteurs attirent notamment l’attention sur le fait que l’implication directe est liée au bagage de formation des salariés et de ce fait, relativement limitée dans les établissements qui emploient une forte proportion de travailleurs non ou peu qualifiés. Ils incitent les responsables de ces établissements à y développer davantage les modalités d’implication.

Un modèle d’analyse de l’autonomie au travail

En rassemblant et en prolongeant les différentes définitions et approches de l’autonomie au travail présentées dans les sections précédentes, je propose un modèle d’analyse en deux dimensions, qui s’articule autour de

  • trois stades de maîtrise de l’autonomie au travail ;
  • trois niveaux de marges de manœuvre construites avec et par les travailleurs.

Les trois stades de maîtrise de l’autonomie au travail

Il n’y a pas d’autonomie sans responsabilité car la première suppose la volonté et la capacité d’adapter les règles et par conséquent, la personne autonome doit répondre de ses actes. En intégrant le concept de responsabilité, on peut distinguer trois stades de maîtrise dans l’autonomie :

  • d’abord la compétence car tout individu doit bien connaître et effectuer ses tâches, son travail pour prétendre acquérir son autonomie ;
  • ensuite la capacité à prendre de la distance, car l’autonomie est la capacité à se décaler des prescriptions, de s’affranchir des consignes, pour mobiliser ses propres ressources (d’où la différence entre travail réel et prescrit, bien connue des ergonomes) ;
  • enfin l’initiative car l’autonomie nous amène à chercher à officialiser, à généraliser les ressources trouvées au stade précédent.

En stade 2, le collaborateur réagit (lorsque la contrainte extérieure, par exemple l’asservissement à la machine est la plus forte) ou il s’adapte (lorsque la marge de manœuvre est plus importante et implique des choix) ou encore il agit en intervenant sur le contexte de la tâche (évolution vers le stade 3, qui est le pouvoir d’agir). En stade 3, l’autonomie s’exprime à l’initiative du collaborateur (et non seulement de façon réactive ou adaptative comme en stade 2). Elle peut être un acte de protection de l’organisation (parvenir à tenir la qualité, les délais ou les coûts, malgré les aléas de la production ou les défaillances de l’organisation du travail) mais aussi, à l’inverse, « un acte de résistance (d’appropriation et d’affirmation de soi) contre l’ordre de l’usine »[32]. La notion de « pouvoir d’agir » reflète l’extension de l’autonomie vers l’intelligence du travail et sa mise en œuvre dans un cadre collectif.

Comme l’indique Philippe Davezies, « le développement du pouvoir d’agir, qui porte le sujet au-delà de ses intérêts personnels directs, humanise le travail en lui donnant une forme dans laquelle le salarié peut se reconnaître. Ce mouvement n’a pas échappé aux recherches dans le domaine du management. La littérature américaine a une expression pour en rendre compte : Organizational Citizenship Behavior – comportement de citoyenneté organisationnelle. Cette notion désigne la prise en considération des intérêts collectifs et le développement par le travailleur d’une activité propre, au-delà de ce qui est prescrit »[33]. Dans son ouvrage sur le pouvoir d’agir, Yves Clot met également l’accent sur sa dimension « politique » : « Le pouvoir d’agir, c’est un peu le rayonnement de l’activité, la manière dont individuellement et collectivement on parvient à faire autorité dans le travail. C’est la création professionnelle retrouvée, qui donne la capacité de dialoguer avec tous quand c’est possible. Et aussi le pouvoir de résister au pouvoir quand c’est nécessaire. Entre sens et efficience, la reconquête de la qualité du travail est au cœur du développement du pouvoir d’agir. C’est ce qui permet de se sentir actif quand on agit. Dans trop de situations de travail actuelles, une suractivité factice finit par imposer une passivité psychologique dangereuse pour la santé »[34]. Le stade 3 de la maîtrise de l’autonomie suppose donc non seulement des initiatives individuelles et centrées sur la tâche mais aussi des processus collectifs centrés sur les processus de gestion de l’entreprise (processus de recueil des suggestions avec retours aux salariés, droit à l’erreur, reconnaissance des initiatives, possibilités de s’affranchir du travail prescrit dans un cadre sécurisé, etc.).

Le sociologue Alain Ehrenberg donne une définition de l’autonomie très éclairante sur les contextes de travail, qui illustre le stade 3, celui qui est souvent négligé par l’« entreprise libérée » : « L’autonomie, telle qu’elle se donne à voir dans la vie dʼaujourdʼhui nʼest pas seulement la capacité kantienne à se donner des lois. Elle est un système qui se décompose en valeurs et en normes de choix –fondées sur la propriété de soi – se référant à la nécessité dʼêtre pro-actif dans lʼaction et pas seulement réactif, qui se manifestent à travers les trois aspects de lʼindépendance, de la compétition et de la coopération. Lʼautonomie aujourdʼhui est le système de relations englobant toutes ces notions qui peuvent être complémentaires ou contradictoires selon les contextes »[35].

Parfois le stade d’autonomie atteint par un salarié ou un collectif de travail s’impose (du fait de la complexité qui rend les traditionnelles batteries de prescription obsolètes), parfois il est conquis, plus rarement il est octroyé ou encouragé par le management. Le passage d’un stade d’autonomie à un autre met en œuvre le PDCA[36] et détermine une boucle d’amélioration permanente car l’initiative (stade 3) permet la mise en œuvre des ressources identifiées au stade 2 dans de nouveaux contextes, ce qui accroît la compétence (stade 1). Cette boucle vertueuse n’est pas innée : elle nécessite des conditions et un apprentissage. Elle conditionne la fierté professionnelle, qui est justement le fruit d’une autonomie, qui nous permet d’exprimer une part de nous-mêmes dans notre travail et ainsi de gagner l’estime de nos clients, de nos managers, de nos collègues… et de nous-mêmes.

Les trois niveaux de marges de manœuvre construites avec et par les travailleurs

Les trois niveaux de marges de manœuvre permettent de combiner les définitions d’Eurofound sur l’autonomie de travail et sur l’autonomie de fonctionnement. Ils déterminent le champ qui est donné à l’épanouissement de cette autonomie des travailleurs, qui peut porter sur :

  • la définition des tâches qu’ils ont à effectuer – déterminée par la latitude dont ils disposent pour intervenir sur le séquencement de leurs tâches, le temps de cycle, le mode opératoire et la méthode d’exécution, le rythme de travail, le choix des pièces et des matériaux, les outils utilisés ;
  • l’environnement organisationnel du collectif de travail dans lequel ils évoluent – déterminé par la possibilité d’implication dans l’amélioration de l’organisation du travail de leur équipe, de la configuration de leur poste de travail, de la communication avec les postes en amont et en aval, la capacité à influer sur les décisions qui concernent leur travail, la marge de manœuvre pour définir les modes de coopération dans le travail ;
  • leur implication dans la gouvernance de leur entreprise – rôle et place du dialogue social, importance de la négociation par rapport à la simple information et consultation, degré d’influence sur le partage de la valeur créée, mise en œuvre d’un mode de management participatif ou responsable, présence de représentants des salariés dans les organes de gouvernance.

Ces trois niveaux reflètent la nature de l’espace d’implication, de participation directe, de capacité d’influence et de décision sur leur travail, que les salariés ont éventuellement pu construire : autonomie sur la tâche, sur la coopération et sur la gouvernance. Ils sont parfois hétérogènes au sein d’une même entreprise (diversité d’un atelier ou d’un site à un autre) ; parfois cumulatifs (un collectif de travail se caractérise par les trois niveaux) ou au contraire spécifiques (par exemple un collectif de travail a essentiellement construit son autonomie sur le niveau 2 sans s’intéresser aux niveaux 1 et 3).

Plusieurs auteurs ont fortement insisté sur l’importance cruciale de la prise en compte de la gouvernance, de l’organisation de l’entreprise et de ses modes de régulation (qui font partie de ce que j’ai appelé l’« autonomie de fonctionnement ») dans l’appréhension de l’autonomie des travailleurs. On peut renvoyer notamment aux travaux de Michel Crozier et Ehrard Friedberg[37] ainsi qu’à ceux de Jean- Daniel Reynaud[38].

Ce modèle en deux dimensions permet une représentation graphique avec les trois stades de maîtrise en ordonnées et les trois niveaux de marges de manœuvre en abscisses, pour figurer le positionnement actuel de chaque entité (business unit), celui auquel la transformation doit les conduire et la trajectoire entre ces deux situations.

Conclusion

L’entreprise libérée a trouvé un écho très significatif en France du fait du profond retard de notre pays dans l’évolution vers des organisations du travail plus participatives, misant sur l’autonomie des collaborateurs. Les enjeux sont importants pour les entreprises françaises car les études d’Eurofound montrent qu’elles sont en retard dans la construction d’organisations de travail favorisant l’autonomie des collaborateurs mais également que ces dernières constituent un atout déterminant pour accroître la performance économique et sociale. C’est dans cet objectif que je propose un outil de diagnostic et de pilotage du changement : un modèle d’analyse de l’autonomie, développé selon deux dimensions, le stade de maîtrise de l’autonomie et le niveau de marges de manœuvre.

La seconde et dernière partie de cet article permet de passer l’« entreprise libérée » au crible de ce modèle d’analyse de l’autonomie. Cette confrontation nous permet de comprendre ce que recouvre cette « liberté », au-delà des slogans et du mauvais marketing:  « Le défi de l’autonomie : ce n’est pas l’entreprise qu’il faut libérer mais le travail »

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,

Management & RSE

Crédit image: Selim III (1762-1808), le Sultan de l’empire Ottoman, recevant des dignitaires durant une cérémonie religieuse à la porte de la Félicité, dans le palais de Topkapi (peinture contemporaine).

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[1] « Autonomie et travail », in Bevort A., Jobert A., Lallement M., Mias A., (s/d), Dictionnaire du travail, PUF, coll Quadrige, 2012

[2] Everaere C., 2007, « Proposition d’un outil d’évaluation de l’autonomie dans le travail », Revue française de gestion, 2007/11 (n° 180), pp. 45-59

[3] Duncan Gallie (Nuffield College, Oxford) and Ying Zhou (University of Surrey), “Work organisation and employee involvement in Europe”, Eurofound, June 2013. Elle repose sur 44 000 entretiens menés dans 34 pays, issus de la 5ème enquête européenne sur les conditions de travail, EWCS, collectés au premier semestre 2010 et publiés à partir de 2012.

[4] Signe supplémentaire de l’absence de nouveauté du concept, puisqu’Eurofound s’intéresse à la question depuis plus de 10 ans…

[5] Agnes Akkerman, Roderick Sluiter and Giedo Jansen, “Third European Company Survey – Direct and indirect employee participation”, Eurofound report, 14 December 2015

[6] Ces données récentes bénéficient d’une large couverture fonctionnelle : les représentants de la direction (RH préférentiellement) ont été interrogés ainsi que les représentants du principal organe de représentation des salariés (Comité d’entreprise ou équivalent), ce qui permet de couvrir une large gamme de problématiques. Au total, les réponses de plus de 30.000 dirigeants et plus de 9.000 représentants des salariés ont été enregistrées.

[7] John Geary and Keith Sisson, “Conceptualizing direct participation in organizational change; the EPOC project, Eurofound, 1994

[8] Benhamou S. et Diaye M.-A. (2011), « Participation des salariés et performance sociale : de nouveaux enjeux pour les entreprises dans un contexte de sortie de crise », La Note d’analyse, n° 210, Centre d’analyse stratégique, janvier. Ce travail s’appuie sur des données statistiques issues de l’enquête REPONSE.

[9] J’ai développé ces résultats dans un autre article de ce blog : « Les organisations du travail participatives : les 5 piliers de la compétitivité »

[10] Srivastava, Suresh and Paul F. Salipante Jr. (1976): “Autonomy in work”, Organization and Administration Sciences, 7 (2), p. 49-60, p. 53

[11] Voir notamment Lucie Davoine et Dominique Méda, « Place et sens du travail en Europe : une singularité française ? », Document de travail numéro 96-1 du CEE (Centre d’Etudes de l’Emploi), février 2008 ; Dominique Méda et Patricia Vendramin, « Réinventer le travail », PUF, 2013 et Dominique Méda, « Le travail, une valeur en voie de disparition ? », 1995

[12] « Santé et bien-être des salariés, performance des entreprises – chiffres clés 2015 », Synthèse Malakoff Médéric, mai 2015

[13] Élisabeth Algava (Dares), Emma Davie (Dgafp), Julien Loquet (Drees) et Lydie Vinck (Dares), « Conditions de travail : reprise de l’intensification du travail chez les salariés », DARES Analyses, juillet 2014. L’enquête ‘Conditions de Travail’ est réalisée tous les 7 ans.

[14] Élisabeth Algava et Lydie Vinck, Synthèse Stat’ de la DARES, n° 16, « Autonomie dans le travail – Enquêtes Conditions de travail », 15 octobre 2015

[15] Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels

[16] Institut de veille sanitaire

[17] Xavier Baron, « La performance collective ; Repenser l’organisation des travailleurs du savoir », Editions Liaisons, avril 2012

[18] Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg, « La fabrique de la défiance… et comment s’en sortir », Albin Michel, février 2012 ; Yann Algan et Pierre Cahuc, « La Société de défiance, Comment le modèle social français s’autodétruit », Editions de la rue d’Ulm, Collection du Cepremap, octobre 2007

[19] Philippe Davezies, « Enjeux, difficultés et modalités de l’expression sur le travail : point de vue de la clinique médicale du travail », Pistes (Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé), novembre 2012

[20] Elovainio M., Ferrie J.E., Gimeno D., de Vogli R., Shipley M., Brunner E., Kumari M., Vahtera J., Marmot M.G., Kivimäki M., « Organizational Justice and Sleeping Problems: The Whitehall II Study », Psychosomatic Medicine, vol. 71, 2009, p. 334–340

[21] Gimeno, 2010), des marqueurs de l’inflammation (Elovainio M., Ferrie J.E., Gimeno D., Devogli R., Shipley M., Vahtera J., Brunner E., Marmot M.G., Kivimäki M., « Organizational justice and markers of inflammation: The Whitehall II study », Occupational and Environmental Medicine, vol. 67, no2, 2010, p. 78-83

[22] Kouvonen, 2007

[23] Kouvonen, 2008

[24] Elovainio, 2002

[25] Elovainio, 2006

[26] Ylipaavalniemi, 2005

[27] Duncan Gallie et al., op.cit.

[28] Pour plus d’information, voir « Les organisations du travail participatives : les 5 piliers de la compétitivité »

[29] Henry Mintzberg, Structures et dynamique des organisations, Paris, Editions d’Organisation/Agence d’Arc, 1982

[30] Agnes Akkerman et al., op.cit.

[31] “Foundation Focus” No 15, Eurofound, June, 2014

[32] Chatzis, K. 1999, De l’autonomie par l’indépendance à l’autonomie dans l’interaction, in Chatzis, K., Mounier, C., Veltz, P. et Zarifian, Ph. (dir.) L’autonomie dans les organisations. Quoi de neuf ?, Paris, L’Harmattan, pp. 27-37, p 29

[33] « Enjeux, difficultés et modalités de l’expression sur le travail : point de vue de la clinique médicale du travail », Pistes (Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé), novembre 2012. Voir également, du même auteur : « Sur le rapport à l’autorité en clinique du travail. Pouvoir d’agir et autorité dans le travail », Ed. F. Hubault, Octares Éditions, 2010.

[34] Yves Clot, « Travail et pouvoir d’agir », PUF, avril 2008 ; voir également « Développer le pouvoir d’agir ; Entretien avec Yves Clot », Santé & Travail n° 63, juillet 2008

[35] Alain Ehrenberg, « Lʼinjustice sociale, quelles voies pour la critique », sous la direction de Julia Christ et Florian Nicomède, PUF, 2013

[36] « Plan, Do, Check, Act », boucle de la qualité totale créée par William Edouard Deming

[37] Michel Crozier et Ehrard Friedberg, « L’acteur et le système ; les contraintes de l’action collective », Seuil, 1977

[38] Jean- Daniel Reynaud, « Le Conflit, la négociation et la règle », Octarès, février 1999

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7 Responses

  1. Je partage tout à fait cette savoureuse analyse. Du taylorisme à l’entreprise libérée il y a une médiane qu’il convient de rechercher. On doit aider le travail à se réaliser d’où le rôle important d’un management qui doit se recentrer sur l’objet travail et non sur le contrôle de celui-ci. Merci pour cette analyse documentée.

  2. Merci beaucoup pour cet article très détaillé et rempli de référence.
    Je partage le constat de votre analyse

    Je souhaiterais revenir un instant sur le modèle de Karasek (1979) qui malgré son grand age, incluait déjà.
    Analyse de la demande
    Latitude décisionnelle
    et soutien social (de la part des collègues comme de la part de la hiérarchie)
    La combinaison d’une forte demande, d’une faible latitude et d’un faible soutien caractérisant « l’iso strain » où zone de danger maximale pour la santé.
    Il est toujours étonnant de voir qu’il y a presque 40 ans l’on connaissait déjà l’influence du degré d’autonomie y compris organisationnelle sur la santé et la motivation.
    Seul bémol, il ne prenait pas encore la dimension de l’autonomie dans la gouvernance de l’entreprise.
    Pour allez plus plus loin sur Kakasek peut être :
    http://www.ekilium.fr/articles-coaching-professionnel-formation-toulouse/echelle-devaluation-
    du-stress-de-karasek/
    Un autre point sur lequel je voudrais revenir est le lien entre degré d’autonomie et innovation.
    Vous parlez à juste titre du lien entre l’autonomie, la QVT et la performance. A mon sens l’autonomie permet également la prise d’initiative, l’inter-croisement des disciplines et si on rajoute le droit à l’erreur, on arrive immanquablement à la notion d’innovation tant recherchée actuellement dans l’entreprise comme vecteur de croissance ou de survie.
    Merci encore pour se travail de synthèse et d’analyse.

  3. Article très inspiré et donnant a réfléchir…. nos entreprises francaises delocalisent en zones lowcost des activités dites a faibles valeur ajoutées …. nous devrions par conséquent être en mesure de développer notre capacité d’autonomie et de QVT pour compte d’activités a plus fortes VA.
    Et pourtant cet article montre, chiffres a l’appui, que notre cheminement est a contre courant.

  4. Un grand merci pour ce bel article et pour sa richesse d’analyse. Les études européennes mentionnées donnent un recul salutaire et parlant sur le sujet.
    Bravo et encore merci.

  5. Les nouvelles formes d’organisation du travail comme celles de l’entreprise libérée , veulent éviter la frustration des collaborateurs qui cherchent à mettre du sens dans leurs actions, en accordant plus d’autonomie, et donc de confiance, en supprimant les contrôles inutiles et le poids de la hiérarchie, les règles et consignes qui entravent la liberté d’action. Mais, elles entrainent aussi parallèlement des effets pervers : https://www.officiel-prevention.com/dossier/protections-collectives-organisation-ergonomie/ergonomie-au-poste-de-travail/les-risques-psychosociaux-des-nouvelles-structures-organisationnelles-des-entreprises

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