« L’entreprise consciente et responsable s’affirme ». C’est le titre du très bon dossier proposé par le magazine Décideurs dans son numéro de mai 2018. On trouvera ici une réflexion sur la notion de parties prenantes, qui en constitue le fil rouge, et mon interview extraite de ce dossier, dans laquelle je mets l’accent sur le changement d’approche indispensable pour les chefs d’entreprise. Ces derniers doivent non seulement intégrer leurs parties prenantes à leur approche de management, mais aussi découvrir les charmes de ce qu’il convient d’appeler le « stakeholder relationship management ». L’enjeu est de reconstruire des modèles d’affaires adaptés aux défis de notre temps.
Ce dossier de Décideurs Magazine mobilise une douzaine d’experts (des chefs d’entreprise comme Serge Papin ou Jean-Marc Borello, des acteurs de la RSE (responsabilité sociétale et environnementale) comme Nicole Notat, des politiques comme Stanislas Guerini, un philosophe comme André Comte-Sponville,…), interrogés sur leur vision de l’entreprise, de son évolution et de son ancrage dans la société.
Il s’appuie également sur les idées de John Mackey, fondateur de Whole Foods, l’un des acteurs de la grande distribution aux Etats-Unis, exposées dans un livre (Conscious Capitalism) qu’il a publié en 2013 avec Rajendra Sisodia, professeur à l’université de Bentley[1]. Peu connu en France (la traduction attendra trois ans), ce livre est présenté comme « la bible de l’entreprise consciente et responsable »[2]. Comment cette dernière est-elle définie ? Essentiellement par « l’intégration des parties prenantes ». Nous allons donc opérer un large détour par cette notion qui se trouve au cœur du management responsable et du développement durable.
Cette notion est aussi au cœur de l’actualité, marquée par la préparation de la loi PACTE (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises), qui entend transformer l’entreprise et par les réflexions suscitées par le rapport remis au gouvernement par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard sur l’entreprise et l’intérêt collectif (voir « Appel collectif de soutien aux conclusions du Rapport Notat Senard sur l’entreprise et l’intérêt collectif »).
Ces éléments conduisent à préconiser un changement de posture de la part des dirigeants, des managers et des salariés, selon six axes de progrès.
1 – Placer les parties prenantes au cœur du management responsable et du développement durable
Le concept de partie prenante, dont les traces les plus anciennes remontent à 1963, est la traduction de « stakeholder », littéralement « porteur d’enjeux », qui contrebalance le « shareholder » (actionnaire), comme pour mieux montrer que l’entreprise doit être pilotée dans l’intérêt de ses parties prenantes et non des seuls actionnaires[3].
Selon la définition de l’ISO 26000, la norme universellement reconnue en matière de RSE, « les parties prenantes sont des organisations ou des individus qui ont un ou plusieurs intérêts dans une décision ou activité quelconques d’une organisation (entreprise). Du fait que ces intérêts peuvent être affectés par l’organisation (entreprise), il se crée un lien avec celle-ci »[4]. On voit donc se profiler ici la notion d’impact : les parties prenantes sont les organisations impactées par l’activité de l’entreprise. Mais progressivement, cette notion est devenue bidirectionnelle, en ce sens qu’elle peut aussi inclure les organisations qui exercent un impact sur l’entreprise. Ceci est explicitement reconnu par l’ISO 26000[5]. Ce caractère bidirectionnel est aussi mis en avant par la définition séminale de Freeman, premier théoricien des parties prenantes: « tout groupe qui peut affecter ou être affecté par la réalisation des objectifs de l’entreprise »[6].
Toute démarche de RSE construite passe par une « analyse de matérialité », qui consiste à identifier les parties prenantes, à les classer (internes/ externes ; locales/ globales ; relation contractuelle/ non contractuelle ; thèmes sociétaux/ environnementaux ; etc.) à les croiser avec nos enjeux stratégiques, à les hiérarchiser. On est alors capable d’identifier les parties prenantes les plus importantes (au sens de l’intensité, de l’ampleur et des conséquences de leurs impacts) et d’amorcer puis construire un dialogue structuré avec elles.
Mais « tenir compte » des parties prenantes ne suffit pas. Car pour être « responsable », il faut être au moins deux ; on est toujours responsable – c’est-à-dire en capacité de rendre compte – devant quelqu’un. Après tout, le seul fait de « tenir compte » ne différencierait pas la RSE des démarches antérieures, celle du patron paternaliste dans la culture d’Europe continentale, celle de la philanthropie dans la culture anglo-saxonne : le dirigeant paternaliste comme le philanthrope décident en fonction de leur culture, de leurs convictions, ce qui est bon pour les autres, faire une crèche à destination des enfants des salariés pour l’un, soutenir une cause humanitaire pour l’autre,… A l’opposé, il y a dans la notion de responsabilité que porte la RSE une forte dimension d’inclusion dans la décision, de participation à des enjeux communs.
D’où la notion majeure en RSE, de dialogue, voire de co-construction avec les parties prenantes: il ne s’agit pas simplement de tenir compte et d’intégrer les préoccupations des parties prenantes, de dialoguer avec elles ; il s’agit de construire avec elles. On peut ainsi, pour chacune des parties prenantes, définir le niveau de maturité de la relation réciproque : Identification; Information; Consultation; Concertation; Co-décision ; Partenariat. On peut enfin se fixer collégialement des objectifs de progression de cette maturité, identifier des enjeux partagés, déterminer des objectifs et des indicateurs de mesure, définir des actions mutuellement gagnantes, affecter des moyens et effectuer des bilans. C’est cette approche que je soutiens en traduisant l’acronyme RSE par « Retour Sur Engagements ».
Ainsi, l’ISO 26000 relève que « le rôle des parties prenantes dans la responsabilité sociétale, l’identification des parties prenantes et le dialogue avec elles, sont fondamentaux en matière de responsabilité sociétale. Il est recommandé à l’organisation de déterminer qui a un intérêt dans ses décisions et activités de façon à ce qu’elle puisse comprendre les impacts qu’elle exerce et identifier la manière de les traiter ». C’est sans doute un facteur essentiel d’évolution de la RSE aujourd’hui, que la loi PACTE devrait encourager. Comme l’écrit Béatrice Héraud, « le dialogue avec les parties prenantes est l’un des piliers de la RSE. Mais la co-construction va beaucoup plus loin. Il ne s’agit pas de faire réagir trois organisations non gouvernementales (ONG) et deux clients à un rapport développement durable ou de s’entretenir avec eux une fois par an. Encore moins d’enquêtes de satisfaction ou d’audits fournisseurs ! La co-construction demande un engagement fort de l’entreprise et des parties prenantes sur un sujet précis, avec un suivi dans le temps et des changements concrets »[7].
Dès la première édition de son guide intitulé « Cap vers la RSE : Comment dialoguer avec les parties prenantes », édité en décembre 2013 par le Medef pour s’adresser à « tous ceux qui s’interrogent sur leur stratégie RSE et notamment sur l’intérêt pour l’entreprise d’engager un dialogue avec ses parties prenantes », l’organisation patronale affirmait justement que « l’entreprise seule ne peut pas aujourd’hui construire ses réponses en matière de RSE sans se concerter avec les acteurs qui participent et /ou interfèrent dans ses activités. Cette concertation ne vise pas le consensus à tout prix, mais elle doit permettre de mieux connaître l’impact de l’activité de l’entreprise sur la société dans son ensemble et ainsi de mieux prévenir les risques ».
Cette approche d’intégration des parties prenantes fait aussi évoluer le management. Alors que traditionnellement le réflexe d’un manager de proximité est de créer « une bulle d’autonomie » permettant à son équipe d’aligner toutes les compétences nécessaires pour réduire les risques de la collaboration, le management responsable (et agile) lui suggère au contraire d’intégrer les parties prenantes internes et externes à son animation d’équipe. C’est un changement culturel majeur dont doivent s’emparer les DRH.
2 – Prendre en compte (en charge ?) les externalités
Le concept de parties prenantes permet d’étendre le principe de responsabilité. Il repose sur l’idée que l’entreprise ne prend pas en compte spontanément les conséquences négatives de son activité, ce que les économistes appellent “les externalités négatives”, ce qui les pousse à sous-estimer les risques qu’elles font peser sur leurs parties prenantes, par exemple la pollution à l’extérieur, qui affecte la biodiversité et les générations futures ; les risques psychosociaux à l’intérieur, qui pèsent sur la santé des salariés et les équilibres budgétaires de l’Assurance maladie.
Le terme « externalité » exprime bien le fait que ces coûts sont reportés sur d’autres agents économiques à l’extérieur de l’entreprise, qui sait qu’elle n’en paiera pas la facture. Selon la définition de l’OCDE, « la notion d’externalité se réfère aux situations dans lesquelles les effets de la production ou de la consommation de biens ou services imposent des coûts ou des bénéfices sur des agents qui ne sont pas les bénéficiaires et qui ne sont pas pris en compte dans le prix pratiqué »[8]. L’enjeu est donc considérable en termes d’équilibre économique. Qui sait, par exemple, ce que serait le « vrai » prix de l’électricité en France si EDF prenait en compte le coût de ses impacts en termes de rejet de CO2 pour le thermique, de retraitement et enfouissement du combustible pour le nucléaire ?
La théorie des parties prenantes, d’inspiration américaine, a merveilleusement récupéré et recyclé les travaux menés par les économistes européens, notamment sur les mécanismes d’externalisation des coûts, décrits dès 1920 par l’économiste britannique Arthur Pigou, un collègue de John Maynard Keynes à Cambridge. Beaucoup plus récemment, on retrouve les prolongements de ce courant chez l’économiste français (et Nobel d’économie) Jean Tirole dans « l’économie du bien commun » (PUF, mai 2016).
Ré-internaliser les externalités est ainsi devenu un axe majeur des politiques publiques. Il est déjà à l’œuvre sur la problématique des accidents du travail (plus ils sont nombreux et graves, plus la cotisation payée par l’établissement sera élevée), dans la fiscalité écologique et plus largement dans l’application du principe « pollueur-payeur » et la fixation d’un prix du carbone. Même succès au plan des politiques publiques européennes, qui agissent dans le sens d’une extension des responsabilités des producteurs. C’est par exemple le cas des politiques de responsabilité élargie des producteurs (REP), qui consistent à faire porter par les producteurs la responsabilité (et le financement) de la gestion du traitement des déchets issus de leur production. De même, les réglementations sur l’écoconception se limitent souvent aujourd’hui à la phase d’utilisation des produits consommateurs d’énergie, mais bientôt, l’affichage environnemental devra tenir compte des impacts sur l’ensemble du cycle de vie. Ces approches réglementaires vont dans le sens d’une internalisation progressive des externalités environnementales et sociétales par le producteur, par le truchement d’une extension de ses responsabilités. Elles accompagnent la RSE, qui procède de la même logique mais par des dispositifs volontaires.
De façon compréhensible (mais tout de même un peu perturbante), je remarque que les économistes et les décideurs publics sont beaucoup moins actifs pour identifier et ré-internaliser les externalités positives, qui me paraissent tout aussi importantes que leurs consoeurs négatives ! Tout un courant se développe aux Etats-Unis, sous le terme « net-positive-impact » pour prôner les entreprises à impact positif… Ce courant a de l’avenir car il rehausse l’ambition des politiques RSE. On ne se contente pas de limiter ou prohiber la déforestation, mais on cherche à contribuer à la reforestation ; on s’impose une nouvelle approche de la construction de logements pour évoluer vers les bâtiments à énergie positive, etc.
Bien sûr, il est difficile de générer une externalité globalement positive dans tous les domaines (on ne peut pas additionner des accidents du travail évités avec des émissions de gaz à effet de serre économisées) mais là encore, il faut prioriser et choisir ses engagements. Ainsi par exemple, le distributeur d’ameublement Kingfisher s’est assigné l’objectif d’atteindre un impact globalement positif dans quatre domaines d’ici à 2050, le bois, l’énergie, l’innovation et les communautés. Cette approche qui renouvelle la RSE peut être synthétisée par le terme « entreprise contributive » (voir : « L’entreprise contributive, un ‘modèle’ organisationnel pour une RSE incarnée »).
3 – Changer de vision : de l’addition des parties prenantes à l’écosystème
Au-delà des seules parties prenantes, l’ISO 26000 se réfère aussi à la notion de sphère d’influence, définie comme « l’ensemble des relations par lesquelles l’organisation affecte les décisions ou les activités d’autres organisations »[9]. Cela montre un besoin pour l’entreprise de ne pas seulement « gérer » ses parties prenantes en mode bilatéral mais d’essayer de mettre cet ensemble vivant en synergie dans une relation plus holistique. D’où la montée du terme écosystème, qui vient de l’écologie et désigne une communauté d’êtres vivants et son réseau d’échanges permettant le maintien et le développement de la vie. Le lecteur intéressé peut se référer au bas de cette page de ce blog pour aller plus loin sur le sens de ce terme.
En lien avec la RSE, cette montée en puissance de l’écosystème est révélatrice de quatre inflexions
- La RSE a besoin de marquer la différence avec les notions plus commerciales de « chaîne de valeur » ou de « filière » : l’écosystème va très au-delà des seuls partenaires commerciaux ; il englobe des partenariats et des relations non marchandes. Il est très ancré sur le territoire. Il est basé sur des relations mutuelles et réciproques (échanges). Il privilégie les synergies.
- Il met en évidence l’entrée des préoccupations environnementales dans le champ de la RSE et par conséquent la convergence de cette dernière avec le courant du Développement durable. Les deux approches, autrefois dissociées, sont maintenant superposées au point que « la RSE est la déclinaison du développement durable dans l’entreprise » (Commission européenne).
- La performance peut s’envisager à l’échelle de l’écosystème. Déjà dans les années 1990, Bill Gates disait que la performance de l’écosystème de Microsoft, qui organise autour de l’entreprise ses revendeurs, ses développeurs d’applicatifs, et d’autres parties prenantes, lui importait davantage que la performance de la seule entreprise Microsoft, parce qu’il savait qu’à long terme la santé de l’écosystème détermine celle de l’entreprise. Combien d’entreprises raisonnent aujourd’hui réellement dans ce paradigme ? Combien de business models (modèles d’affaires) en tirent parti ?
- Le terme d’écosystème se conjugue désormais au pluriel, ce qui illustre la plasticité et la diversité du concept. L’entreprise cherche aujourd’hui à gagner en développant ses écosystèmes…
Si j’ai utilisé dans le titre de cet article le terme de « biocarburant », un carburant liquide issu de la transformation des matières végétales produites par l’agriculture, c’est pour souligner que la relation avec les parties prenantes se doit d’être respectueuse des ressources. Les biocarburants sont assimilés à une source d’énergie renouvelable et leur combustion ne produit que du CO2 et de la vapeur d’eau, pas ou peu d’oxydes azotés et souffrés (NOx, SOx). Au sein de l’écosystème, l’entreprise doit être économe des ressources mises à disposition par les parties prenantes (voir : « 2018, première année du reste de notre vie »).
4 – Intégrer les délices du « Stakeholder relationship management »
Par analogie avec le CRM[10], le Stakeholder relationship management (SRM) s’impose aux Etats-Unis comme la discipline structurée qui prend en charge le management de la relation avec les parties prenantes. Cela devient une affaire de professionnels. De fait, le dialogue entre les entreprises et leurs parties prenantes s’est renforcé et structuré, une tendance retracée par le Baromètre sur la performance responsable de Capitalcom : 22 sociétés du CAC 40 ont mis en place des dispositifs réguliers de dialogue en 2015, contre seulement la moitié en 2013 ; 33 d’entre elles ont réalisé un exercice de matérialité, contre 7 en 2013.
Le dispositif qui tend à s’imposer est celui du « Comité des parties prenantes », qui permet de mettre l’écosystème de l’entreprise en synergie. Dès 2013, le Medef relevait dans son guide « Cap vers la RSE » cité ci-dessus que « l’entreprise peut développer des relations bilatérales (dialogue plus ou moins formalisé) et/ou opter pour des formules multilatérales qui associent plusieurs parties prenantes à la fois » et il ajoutait que « le choix n’est pas figé et est appelé à évoluer au fur et à mesure ».
La communauté académique a également proposé des solutions concrètes dans cette direction. Le quotidien Le Monde a publié le 20 février 2018 une tribune signée par un collectif de 25 professeurs de management appelant le président du Medef à faire évoluer le code de gouvernance Afep-Medef « afin de mieux responsabiliser les grandes entreprises sur les conséquences de leurs activités sur l’environnement et les parties prenantes qui supportent des risques ou des externalités« . Ils proposent d’adjoindre au conseil d’administration un comité des parties prenantes dans le but de « relever les défis sociaux et environnementaux contemporains« .
La pratique des comités de parties prenantes est encore très « émergente » et donc à géométrie variable en termes d’objectifs, d’organisation et de portée. A titre d’exemple, Lafarge a créé deux panels pour apporter un regard critique sur son approche développement durable : un panel de parties prenantes, qui donne son avis sur le contenu du rapport de développement durable et travaille avec le Comité exécutif à l’amélioration des performances, et un panel consultatif sur la biodiversité, qui contribue à élaborer la stratégie sur la biodiversité. Le vocabulaire n’est pas stabilisé si bien que l’on entend aussi bien le terme de « panel de parties prenantes » (qui dénote une certaine passivité des parties prenantes, comme un directeur marketing analyse un panel de consommateurs) que de « comité », qui suppose davantage d’initiative. Les entreprises communiquent encore assez peu sur cette pratique car la difficulté de la représentativité et de la légitimité des parties prenantes est évidente et pourrait les exposer à des réactions de certaines organisations mécontentes de ne pas avoir été conviées.
Le SRM a ses outils notamment, du côté du reporting. Un premier pas important a été effectué avec le référentiel GRI (Global Reporting initiative), qui tend à s’imposer et prévoit la participation des parties prenantes à l’élaboration du rapport RSE. Cette démarche débouche assez naturellement sur le reporting dit « intégré ». En plaçant les enjeux, le modèle d’affaires, le projet stratégique, la matérialité et le dialogue avec les parties prenantes au cœur de sa démarche, le rapport intégré offre l’opportunité à l’entreprise d’articuler de manière claire et concise sa « raison d’être », sa vocation, de transmettre sa culture et d’embarquer l’ensemble de son écosystème dans son projet de moyen/long terme, unique et fédérateur[11].
5 – Maîtriser les craintes infondées
Faut-il avoir peur de ses parties prenantes ? Les prises de position du Medef et de l’Afep dans le débat sur les finalités de l’entreprise laissent l’impression d’une citadelle assiégée : l’entreprise, limitée à son enveloppe juridique (la société, définie par notre vénérable Code civil de 1804 comme un simple rassemblement d’actionnaires) se tiendrait repliée derrière un mur pour tenir à distance ces parties prenantes décidément bien incontrôlables…
Contrairement aux craintes farouchement exprimées par la frange la plus conservatrice du patronat français, il ne s’agit pas pour les dirigeants, d’abandonner leurs responsabilités : au travers du principe de respect des parties prenantes, l’ISO 26000 préconise de « tenir compte des préoccupations des parties prenantes », et absolument pas de « leur abandonner les décisions »[12].
La pratique des comités de parties prenantes est encouragée par le rapport Notat-Senard. Les deux auteurs préconisent « d’inciter les grandes entreprises à se doter à l’initiative des dirigeants d’un comité de parties prenantes, indépendant du conseil d’administration ». Cette instance, ajoutent-ils, « fournit alors aux dirigeants une prise de recul, une vision complémentaire sur les activités de l’entreprise, ainsi qu’un aiguillon de progrès en matière de RSE ». Cette proposition rencontre le scepticisme de nombreux dirigeants. Que leur répondre ?
Il faut d’abord rappeler que la composition du comité des parties prenantes est une responsabilité incombant à l’entreprise, à l’issue d’une démarche dite « de matérialité », consistant à identifier et hiérarchiser les enjeux sociaux, sociétaux, environnementaux et à déterminer les parties prenantes les plus pertinentes en regard des enjeux prioritaires.
Ensuite, il faut peser les avantages réels apportés par cet outil, notamment vis-à-vis de quatre objectifs :
- désengorger les conseils d’administration de la multitude de parties prenantes aspirant à y participer et donner à celles-ci un lieu d’échange dédié. Cela permet de réserver la participation au conseil d’administration à ce que j’appelle les « parties constituantes » (sur la différence entre parties prenantes et parties constituantes, voir le rapport Terra Nova « L’entreprise contributive, 21 propositions pour une gouvernance responsable », page 55) ;
- passer d’une approche de dialogue bilatéral avec les parties prenantes à une approche multilatérale (l’une et l’autre n’étant pas exclusives) ;
- permettre aux parties prenantes de challenger la stratégie, la politique RSE et d’établir un pont avec le comité RSE/DD du conseil d’administration lorsqu’il existe, ou avec le CA directement ;
- générer de l’innovation en croisant les regards et en incitant à chercher des solutions mutuellement gagnantes entre parties prenantes dont les objectifs ne sont pas toujours convergents.
Je voudrais insister sur ce dernier point, celui de l’innovation. Il ne faut pas voir le dialogue avec les parties prenantes comme un risque nuisible pour l’entreprise. C’est un risque, certainement, puisqu’elle accepte de se placer à découvert, d’exposer ses enjeux et de confronter ses solutions. Mais c’est un risque très positif, qui génère des solutions mutuellement gagnantes et innovantes. Le fait de réunir autour d’une table des acteurs qui se définissent par des points de vue différents, des entreprises partenaires, des ONG, des associations, des représentants des pouvoirs publics, mais qui partagent des enjeux fait jaillir des solutions inattendues.
Ainsi par exemple, Philippe Lévêque, directeur général de Care, une importante ONG de développement qui agit dans une soixantaine de pays, a mis les ingénieurs d’une entreprise productrice de béton sur la piste d’un nouveau produit potentiel : « Lors d’une réunion d’un panel, alors que les techniciens exposaient les vertus d’un béton auto-nettoyant, Philippe Lévêque leur a expliqué qu’un béton qui repousserait les moustiques serait un véritable apport dans la lutte contre le paludisme et les chercheurs y réfléchissent »[13].
6 – Accompagner un changement de rôle des dirigeants
De même, le comité des parties prenantes permet d’anticiper et de mieux gérer les risques, comme le note Antoine Frérot, P-DG de Veolia et président de l’Institut de l’entreprise : « Chez Veolia, nous avons créé un comité des parties prenantes il y a quelques années et ceci permet d’éclairer utilement la démarche de l’entreprise. Quand nous avons proposé d’aider les industriels qui avaient des problèmes de pollution, le comité nous a dit de faire attention sur la manière de présenter nos services pour ne pas apparaître comme les complices des pollueurs. Autre exemple : Veolia a des activités d’exploitation de réseaux de chaleur dans des pays où ils sont alimentés par du charbon. Que devions-nous faire ? Ce comité nous a aidés à déterminer une solution responsable qui conduise à y substituer une source d’énergie moins polluante dans un délai raisonnable, permettant de pérenniser nos activités et les emplois »[14].
Ces approches de SRM, dans la lignée de la loi PACTE, sont aussi une opportunité pour les dirigeants car elles leurs permettent de se découpler d’un rôle trop axé sur le court-terme et la recherche trop exclusive de la valeur actionnariale. A l’inverse, elles les accompagnent pour consolider un rôle de leader et d’arbitre. Cela rend sa complexité mais aussi sa grandeur à la fonction de dirigeant d’entreprise. En effet, la performance ne peut plus s’envisager comme une relation avec une seule partie prenante mais par la capacité à atteindre des objectifs multiples, qui parfois se renforcent mutuellement et parfois sont en tension. Cela nécessite des dirigeants capables de s’extraire de la subordination à une partie prenante unique, les actionnaires, aussi estimable et cruciale soit-elle, pour jouer pleinement leur rôle d’animation des processus d’arbitrage entre objectifs, de hiérarchisation et d’explication des compromis qui sont effectués quotidiennement. L’équipe dirigeante doit favoriser la prise en compte simultanée, dans une approche systémique, des préoccupations des différentes parties prenantes en recherchant un équilibre entre leurs intérêts, leurs attentes et leurs motivations.
Enfin, l’approche SRM suppose que le Comité des parties prenantes n’a pas forcément vocation à traiter tous les enjeux. L’entreprise et ses dirigeants gagnent à les sélectionner dans la transparence et le dialogue avec leurs parties prenantes. Par exemple, dans sa brochure « Politique de responsabilité sociétale 2016/2017 », Harmonie Mutuelle, la première mutuelle santé à la suite d’une suite de rapprochements, insiste sur sa volonté d’« établir un dialogue interactif pérenne avec les parties prenantes concernées autour d’enjeux communs majeurs » et ajoute : « depuis 2016, trois sujets sociétaux majeurs font l’objet d’un tel dialogue : les aidants ; la gouvernance éthique des données ; le temps, la santé, les femmes ».
Interview de Martin Richer (Management & RSE) : « Impossible d’être durablement profitable tout en « massacrant » les parties prenantes »
Décideurs, mai 2018
Autrefois perçue comme un outil de communication, la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) s’impose désormais comme un moyen de mesurer la capacité d’une entreprise à prendre des engagements durables. Un levier d’innovation source de croissance, selon Martin Richer.
Décideurs. Le capitalisme conscient suppose-t-il, pour un chef d’entreprise, d’avoir une vision à long terme ?
Martin Richer : Il est facile de couper à court terme certaines dépenses, notamment en matière de RSE ou de recherche et développement, et ainsi de faire de la marge rapidement. Mais je crois aussi qu’il n’y a pas d’entreprise qui gagne dans un monde qui perd. D’où la montée de la notion d’« écosystème ». Impossible d’être durablement profitable tout en « massacrant » les parties prenantes. Je crois que le capitalisme est suffisamment intelligent pour se régénérer sans cesse et s’approprier les contestations de la société. L’essor de la RSE aujourd’hui montre d’ailleurs que l’économie de marché sait s’adapter.
L’État doit-il contraindre les entreprises à adopter des pratiques plus éthiques ?
M.R. : Je pense que l’évolution passe par la persuasion. Une nouvelle loi n’implique pas systématiquement un nouveau comportement. En 2003, le législateur a, par exemple, imposé à toutes les entreprises de disposer d’un document unique d’évaluation des risques. Celui-ci doit être mis à jour chaque année. Pourtant, la moitié seulement des entreprises en sont aujourd’hui dotées. Paradoxalement, on se rend aussi compte que, en France, une loi peut changer les mentalités sur un certain nombre de sujets éthiques. En matière de parité, la loi Copé-Zimmermann a fait bouger les lignes dans les conseils d’administration, qui comptent aujourd’hui 39 % de femmes. Les comités exécutifs comme les comités de direction, qui ne sont pas concernés par la loi, restent de leur côté très largement composés d’hommes.
La soft law permet, selon vous, de modifier les comportements sur le long terme…
M.R. : Tout à fait. Avec Terra Nova, nous préconisons un mélange intelligent entre réglementation et incitation. Entre le risque de réputation – le « name and shame » – et la conduite du changement, sachant que celle-ci a tendance à progresser avec la loi[15].
Le projet de loi PACTE qui se profile depuis plusieurs mois va-t-il dans ce sens ?
M.R. : Oui, je le crois. Modifier le Code civil est très positif. C’est une mesure certes symbolique, mais très importante. Parallèlement, la notion de « raison d’être », consacrée dans le rapport piloté par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, et qui sera a priori reprise dans la loi PACTE, permet de mettre en mouvement le manager d’une façon douce. Ce sera un véritable outil de management au service de l’entreprise[16].
C’est-à-dire ?
M.R. : Avec la raison d’être, le conseil d’administration devra réfléchir à la façon dont l’entreprise contribue à résoudre certaines problématiques sociales et environnementales. Elle s’inscrira ainsi dans le quotidien de l’entreprise. Il faudra la faire vivre, s’en emparer, la décliner tout au long de la chaîne managériale et en faire un outil de cohésion. La raison d’être fait écho au management responsable et s’inscrit, in fine, comme un facteur d’innovation et donc de compétitivité.
N’y a-t-il pas, derrière cette notion de capitalisme conscient, une vieille utopie?
M.R. : Je crois que l’objectif n’est pas un capitalisme conscient, mais un capitalisme responsable. Les entreprises doivent s’engager et rendre des comptes vis-à-vis de leurs parties prenantes. La raison d’être va les contraindre à s’interroger sur leur utilité sociale. À quoi servent-elles? Le monde serait-il différent sans elles? Avant, on ne pointait du doigt que les impacts négatifs des entreprises. Aujourd’hui, on regarde surtout leur impact positif[17].
Propos recueillis par Capucine Coquand ; @CapucineCoquand
Pour aller plus loin :
Accédez à l’interview en format PDF
Accédez à l’interview sur le site du magazine Décideurs
Même interview en langue anglaise
Consultez la suite de cet article : « Du partenariat à l’écosystème : les parties prenantes dans tous leurs états »
Pour recevoir automatiquement les prochains articles de ce blog « Management & RSE » dès leur publication, inscrivez-vous gratuitement à la newsletter. Pour cela, il vous suffit d’indiquer votre adresse email dans le bloc « Abonnez-vous à la newsletter » sur la droite de cet écran et de valider. Vous recevrez un courriel de confirmation.
[1] Whole Foods est une entreprise américaine de distribution alimentaire de produits biologiques fondée en 1980 présente aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni. Elle a été rachetée par Amazon en 2017.
[2] John Mackey et Rajendra Sisodia, “Conscious Capitalism”, Harvard Business Review Press, 2013 (traduction française: “L’entreprise responsable et consciente ; Réinventons l’économie”, Ariane, septembre 2016
[3] La notion de parties prenantes apparait pour la première fois dans une note du Standford Research Institute datant de 1963.
[4] Source: ISO 26000, 2010, Clause 2.20.
[5] « Stakeholders are people or groups who are affected by the actions of your organization. Often they also have the ability to affect you » (ISO 26000).
[6] Edward Freeman, professeur à l’université de Virginie, est l’auteur de « Strategic Management: A Stakeholder Approach », Pitman series in Business and Public Policy, Boston, 1984.
[7] Béatrice Héraud, Novethic, 18 août 2014
[8] “Externalities refers to situations when the effect of production or consumption of goods and services imposes costs or benefits on others which are not reflected in the prices charged for the goods and services being provided” (OECD, 2014).
[9] “Sphere of Influence refers to the range of relationships through which the organization has the ability to affect the decisions or activities of others – that is, its owners, customers, workers, suppliers, etcetera.)”
[10] Customer relationship management
[11] Voir les travaux du International Integrated Reporting Council, IIRC (“Comité international sur l’information intégrée”) www.theiirc.org
[12] Principle of respect for stakeholder interests involves identifying groups of stakeholders – those who are affected by your decisions and actions – and responding to their concerns. It does not mean letting them make your decisions. (ISO 26 000)
[13] « RSE, la relation ONG-syndicats », Clés du social, 10 décembre 2010
[14] « Entretien avec Antoine Frérot », « Liaisons sociales magazine », n° 193, juin 2018
[15] Voir « RSE : d’un modèle de conformité à la dynamique de compétitivité » http://management-rse.com/2017/06/28/rse-dun-modele-de-conformite-a-dynamique-de-competitivite/
[16] Voir « La raison d’être : un objet managérial disruptif », JobSferic, 2 mai 2018 http://jobsferic.fr/La-raison-d-etre-un-objet-managerial-disruptif.html
[17] Voir « RSE et création de valeur : quel rôle pour le dirigeant ? » http://management-rse.com/2014/12/11/rse-et-creation-de-valeur-quel-role-pour-le-dirigeant/