Les jeunes diplômés et l’entreprise : lost in transition

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[ Mise à jour : 12 juin 2023 ]  Polytechnique, Sciences Po, AgroParisTech, Normale Sup’, HEC, toutes les cérémonies de remise de diplôme deviennent désormais des caisses de résonance exprimant le malaise ou la révolte des étudiants qui refusent le modèle économique pour lequel ils ont été formés. Après deux ans de confinements à répétition puis un retour au bureau plus ou moins bien préparé, beaucoup de jeunes ont fortement remis en cause leur rapport à l’entreprise et au travail, surtout lorsque leur premier job se révèle peu intéressant. Cette déception interpelle justement les professionnels des Ressources humaines, en quête de réponses adaptées. Mais la bifurcation préconisée par certains de ces étudiants est-elle l’attitude la plus socialement responsable ?

Aux Etats-Unis, on parle de « The great resignation », la grande démission. En 2021 près de 40 millions d’Américains ont quitté leur job, c’est un record sans précédent. Les jeunes participent fortement à cette désertion. Le taux mensuel de démissions aux États-Unis frise 3,5 % des effectifs employés. En France, les signes avant-coureurs sont là : forte hausse des ruptures conventionnelles, montée des emplois vacants et des démissions. Mais ce qu’on dit moins, c’est que l’essentiel de ces démissions ou ruptures ne sont pas le fait d’actifs qui s’écartent du travail pour aller cultiver leur jardin, mais plutôt d’actif qui changent de travail. Le moteur n’est donc pas l’absence de goût pour le travail mais la volonté de trouver un travail qui corresponde mieux à ses attentes, ses aspirations et ses valeurs.

C’est dans ce cadre que s’inscrit l’interpellation des étudiants. Lors de leur cérémonie de remise des diplômes le 30 avril 2022, sur la scène cossue de la Salle Gaveau, à Paris, un collectif d’étudiants d’AgroParisTech a dénoncé la formation qu’ils ont suivie et l’avenir qu’elle leur prépare.

Ils ont appelé leurs camarades à « bifurquer », pour s’orienter vers des métiers « en marge du système » ou pour « rejoindre des luttes écologiques et paysannes, s’installer en collectif agricole, habiter à Notre-Dame-des-Landes, » comme le préconise leur communiqué. La vidéo de cette séquence, très largement reprise dans la presse, a enregistré plus de 100.000 vues dans les premières 24 heures et flirte aujourd’hui avec le million – vous pouvez contribuer à cette montée en suivant le lien au bas de cette page.

Leur discours est courageux et puissant ; il tourne le dos à un certain confort – matériel et intellectuel –, il reflète la révolte devant un avenir peu désirable et le sens de l’urgence de leur génération. Pourtant, il laisse un goût d’inachevé.

Reprenons quelques-unes de leurs affirmations, signalées ci-après en gras et entre guillemets.

 

« Nous sommes plusieurs à ne pas vouloir faire mine d’être fiers et méritants d’obtenir ce diplôme, qui pousse, globalement, à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours. (…) L’agro-industrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie, partout sur terre. »

Le diagnostic est posé : l’enseignement supérieur n’a pas su à ce jour remettre en cause la plupart de ses cursus pour prendre en compte le monde d’aujourd’hui : rareté des ressources, réchauffement climatique, pertes de biodiversité, creusement des inégalités, etc. Lou Welgryn, alumni de l’Essec et présidente de DataforGood l’a affirmé fortement devant un parterre d’administrateurs de grandes entreprises, adhérents de l’IFA (Institut français des administrateurs) : « Aujourd’hui les enjeux de la transition écologique ne sont pas abordés à l’école, à l’université, dans les grandes écoles, qui enseignent des modèles économiques décorrélés de toute réalité »[1].

L’initiative de ces étudiants s’inscrit dans une démarche plus large lancée en octobre 2018 par le Manifeste Etudiant du Réveil Ecologique, imaginé par des élèves d’AgroParisTech (déjà), de l’Ecole Polytechnique, de l’Ecole des Mines, d’HEC Paris, de l’ESSEC, de CentraleSupélec et de l’ENS Ulm. Signé par plus de 30.000 étudiants issus de 400 établissements, mais aussi par des professeurs, des responsables pédagogiques, des directeurs d’établissements, ce manifeste avait pour but de montrer que « les étudiants sont inquiets de la catastrophe environnementale et sociale vers laquelle nous courrons mais conscients toutefois des causes qui sont en train d’y mener, à savoir : un système économique qui n’intègre pas la finitude de la planète et des comportements individuels nuisibles au centre desquels se trouve la surconsommation et le gaspillage ».

Sur ces bases, le Manifeste veut repenser l’éducation et le fonctionnement des entreprises. Ceux que j’appelle les « Sustainable Natives » (voir : « Qui a peur des sustainable natives ? ») indiquent clairement qu’ils ne veulent pas travailler dans des entreprises qui ne sont pas capables de s’engager pour diminuer leurs impacts négatifs ou qui n’introduiraient pas très vite une raison d’être, bien au-delà de leur mission économique.

Comme l’affirme avec conviction la philosophe Cynthia Fleury, les grandes transitions « n’instaurent pas un renoncement ni une perte, mais un agenda mobilisateur et notamment pour les nouvelles générations qui arrivent dans le monde du travail : le Manifeste du réveil écologique est emblématique, des étudiants de grandes écoles d’ingénieurs s’adressent à leurs futurs employeurs pour leur dire que la question environnementale est essentielle pour leur choix d’employeur. Il y a un nouveau commencement possible, auquel les nouvelles générations ont envie de participer, c’est donc motivant et mobilisateur (et surtout pas catastrophiste). Il n’y aura pas de justice sociale sans cette justice environnementale. C’est un méta-changement qui s’annonce »[2].

Mais faut-il rejeter en bloc les cursus proposés ou agir pour les faire évoluer ? Un enseignement plus ouvert, plus sensible, plus moderne, serait à même d’apporter des réponses pertinentes. C’est la démarche de 150 étudiants des Écoles normales supérieures qui se sont formés en collectif baptisé Effisciences avec pour objectif de développer une recherche « impliquée », qui réponde aux grands enjeux environnementaux et sociaux actuels. Ils posent leur diagnostic et leurs propositions dans une tribune publiée dans Le Monde du 11 mai 2022. « La communauté mathématique peut mettre à profit sa connaissance des systèmes complexes pour améliorer les modèles avec lesquels les climatologues anticipent l’ampleur des sécheresses à venir, ce qui sert ensuite aux agronomes pour mettre au point des variétés résistantes. De même, des géographes et sociologues peuvent se saisir de ces travaux pour identifier à l’avance les populations vulnérables et des politiques d’adaptation efficaces. La recherche impliquée est suffisamment riche pour que toutes les disciplines puissent y participer et que la recherche fondamentale y trouve une place essentielle, » écrivent-ils.

En février 2021, le Manifeste pour un réveil écologique a publié un rapport très documenté, « L’écologie aux rattrapages », qui analyse les pratiques et les engagements de 39 universités, écoles d’ingénieurs et écoles de commerce, en évaluant l’intégration des enjeux écologiques dans leurs formations et dans leur fonctionnement[3]. Il montre que seuls 15% des établissements de l’enseignement supérieur se déclarent prêts à former l’ensemble de leurs étudiants aux enjeux écologiques, préférant se concentrer sur le verdissement des campus (recyclage des déchets, efficacité énergétique des bâtiments…), laissant de côté leurs autres leviers d’action. Le rapport identifie les 5 autres leviers d’actions des établissements pour agir sur les questions écologiques : stratégie et gouvernance, formations, débouchés professionnels, activités de recherche et vie associative. Le rapport est très critique mais n’invite pas au renoncement. Il montre d’ailleurs « une amélioration de la prise en compte des enjeux écologiques sur les deux dernières années, » même si elles sont hétérogènes et restent très en deçà des exigences.

« L’enjeu aujourd’hui n’est plus de sensibiliser les élèves mais d’intégrer les enjeux climatiques, énergétiques, environnementaux à chaque formation, » ajoute Aurélien Acquier, professeur à ESCP Europe Business School. Il a raison d’insister sur l’intégration. Mais malheureusement il se montre bien optimiste à considérer que la sensibilisation est acquise. Avant même d’en arriver à la formation, il faut combattre les idées fausses. Une étude d’Ipsos, publiée en novembre 2021, indique que 47 % des jeunes entre 18 et 35 ans pensent que la réalité du réchauffement climatique n’a pas été démontrée scientifiquement ![4] L’enjeu de la sensibilisation est d’autant plus crucial que le sujet du développement durable prête le flanc à la désinformation (voir : « Le développement durable en pleine infox »). D’où l’initiative du collectif Pour un réveil écologique, qui affiche le GIEC dans le métro.

Clairement, l’enseignement supérieur a un train de retard. Dans une autre étude, le Shift Project a montré que moins d’un quart des formations des 34 établissements de formation étudiés abordent le sujet des enjeux climatiques et énergétiques. Ceci renforce la préconisation du rapport de Jean Jouzel remis en février 2022 à la ministre de l’Enseignement supérieur, qui recommande de former 100 % des étudiants de niveau bac +2, quel que soit leur cursus, à la transition écologique d’ici cinq ans.

Une étude menée par le WWF et l’association Pour un réveil écologique publiée en juin 2022 montre que les trois-quarts des étudiants en finance souhaitent avoir plus de cours sur la transition écologique[5]. De plus, 77% des étudiants trouvent que les institutions financières jouent un rôle important pour réussir la transition écologique. Des résultats visibles dans les écoles, comme à Kedge Business School, qui a vu le nombre de mémoires sur la finance responsable passer de un par an en 2012, à 60 à 70 aujourd’hui. La demande est là !

Les grands révolutionnaires qui ont changé la société et rendu le monde meilleur, étaient souvent issus de la méritocratie. Nous avons besoin de l’énergie des étudiants pour aider à faire cette transition au sein de l’enseignement supérieur…

 

« Nous ne voyons pas les sciences et techniques comme neutres et apolitiques. Nous pensons que l’innovation technologique ou les start-up ne sauveront rien d’autre que le capitalisme. »

Les sciences et les techniques ne sont effectivement ni neutres ni apolitiques. Leur orientation dépend des usages qui en sont faits. Elles ne doivent pas être un alibi pour l’inaction, comme l’ont souligné les étudiants de l’X lorsque les promotions des années 2015, 2016, 2017 dont la remise de diplômes a été décalée le 24 juin 2022, à Palaiseau à cause du Covid-19, ont appelé à rompre avec « l’immobilisme climatique ». « Même si nous, polytechniciens, sommes bercés dans une foi en la rationalité en la science et la technique, nous voyons bien qu’il n’y aura pas de solution miracle, que la technologie ne va pas nous sauver, » a déclaré une polytechnicienne montée sur l’estrade.

Ceux qui considèrent que le propos de ces étudiants est « trop radical » devraient relire les derniers rapports du GIEC et constater qu’il est aussi partagé par bien des membres du corps enseignant. Ainsi, le professeur Martin Parker, professeur de management à l’université de Bristol, soutient dans le Guardian, qu’il faut « bulldozer les 13.000 business schools qui existent dans le monde, » parce que, dit-il, leurs programmes sont exclusivement axés sur les mérites de l’économie capitaliste de marché, sans accepter d’entrevoir les alternatives. L’enseignement clé de ces écoles selon lui est : « greed is good »[6].

Les établissements d’enseignement doivent accepter la diversité des points de vue, des théories et des pratiques. Ils doivent s’ouvrir à un réel pluralisme, seul moyen de donner envie d’apprendre. Le mot « savoir » vient du latin sapere, ce qui a du goût, de la saveur.

 

« Nous ne croyons ni au développement durable ni à la croissance verte, ni à la transition écologique, une expression qui sous-entend que la société pourra devenir soutenable sans que l’on se débarrasse de l’ordre social dominant. »

Ce n’est pas la première fois que les étudiants d’AgroParisTech se mobilisent. Déjà en mars 2020, ils ont bloqué leur campus, situé sur le domaine de Grignon dans les Yvelines alors que l’État souhaitait vendre ce lieu historique, riche en biodiversité. Et leur combat n’a pas été vain puisque l’État a suspendu la vente au promoteur immobilier Altarea Cogedim. On peut citer aussi la mobilisation d’étudiants et diplômés de Polytechnique contre l’implantation d’un centre de recherche de TotalEnergies sur le campus de l’école d’ingénieurs. Ils ont eux aussi obtenu gain de cause. Lors de la remise de diplômes de cette école d’ingénieur, le 24 juin 2022 à Palaiseau, une vidéo de félicitations du directeur général de la major pétrolière, Patrick Pouyanné, parrain de l’une des promotions, a été diffusée dans l’amphithéâtre. Une partie des élèves ont alors tourné le dos et sifflé leur parrain. Une rébellion de taille pour celles et ceux qui constituent les futures élites du pays. Une réaction que l’on peut estimer excessive mais qui rappelle la recommandation pressante du GIEC de ne pas mettre en exploitation de nouvelles réserves d’hydrocarbures.

Mobilisation à l’École des Ponts à Champs-sur-Marne le 26 avril 2023

Aux Etats-Unis, la célèbre université de Harvard a dû s’engager à ne plus investir dans les énergies fossiles face à la fronde menée par les étudiants.

Ceci montre que l’on peut parfois réussir des changements sans devoir préalablement « se débarrasser de l’ordre social établi ». Les petits matins sont parfois plus fertiles que le Grand Soir… Déserter ou s’impliquer ? « Exit, voice or loyalty, » aurait dit l’économiste américain Albert-Otto Hirschmann…[7] Ce dernier décortique la variété des réactions possibles à une situation perçue comme injuste, ce qui est le cas du réchauffement climatique, comme en témoigne la célèbre intervention de la jeune activiste suédoise Greta Thunberg aux Nations Unies en septembre 2019 : « How dare you ? »[8].

  • Loyalty : certains choisissent de s’investir de façon disciplinée dans une organisation, mais en s’efforçant d’apporter, par le biais de cet investissement, des solutions concrètes à la situation d’injustice.
  • Voice : certains choisissent le militantisme et des modalités d’actions revendicatives, ce qui n’exclut pas les propositions constructives.
  • Exit : la bifurcation n’est donc que l’une des trois solutions possibles.

Beaucoup d’observateurs ont noté que ces phénomènes contestataires menés par les jeunes diplômés sont le fruit de la crise sanitaire. Certes, celle-ci a provoqué des réflexions fondamentales chez beaucoup d’entre eux et surtout, avec les confinements et l’enseignement à distance, elle a « mis sous cloche » toute velléités de contestation collectives. Mais ces initiatives étaient déjà là avant la crise sanitaire et elles étaient déjà très politiques (au bon sens du terme, celui de la vie de la cité). En 2018, Clément Choisne, dans son discours lors de la remise de diplôme de l’école d’ingénieurs Centrale Nantes, s’était dit « incapable de se reconnaître dans la promesse d’une vie de cadre supérieur en rouage essentiel d’un système capitaliste de surconsommation ».

Les actions fortes et déterminées menées par les étudiants du Manifeste pour un réveil écologique ont elles aussi produit des changements. En septembre 2019, un an après le lancement du Manifeste par les étudiants, le Shift Project a organisé une mobilisation des directeurs d’établissements d’enseignement et de membres de la communauté pédagogique, qui appellent à former tous les étudiants du supérieur aux enjeux climatiques et écologiques. Plus de 6.000 citoyens dont 100 dirigeants d’établissements, 1.000 enseignants et enseignants-chercheurs, 300 professionnels du supérieurs, dirigeants syndicaux ou associations, ont signé. Le 19 septembre de la même année, faisant suite à la mobilisation du corps professoral et des étudiants, 80 députés de tous bords ont déposé une proposition de loi visant à généraliser l’enseignement des enjeux écologiques à l’université. « C’est très important que notre jeunesse, en plus d’être informée, puisse avoir les connaissances nécessaires pour répondre et gagner la guerre mondiale contre le changement climatique, » expliquait Christian Gollier, directeur général de la Toulouse School of Economics (TSE).

La soutenabilité peut effectuer des avancées sous l’effet de nos changements de comportements : militer pour la sobriété, pour un meilleur partage des richesses, développer les éco-gestes, diffuser les ODD (les 17 objectifs de développement durable adoptés par les 193 pays membres des Nations Unies en 2015) au sein des entreprises…

 

« Ces jobs [ceux qui contribuent à la détérioration de la planète] sont destructeurs, et les choisir, c’est nuire en servant les intérêts de quelques-uns. »

« Pour faire une révolution, il n’y a pas besoin de révolutionnaires. Il suffit de laisser faire les dirigeants. Ce sont eux qui par leurs actes, fabriquent les révolutions ». Lénine n’avait pas (complètement) tort ! L’attentisme de nombre de dirigeants politiques et économiques génère la révolte de ceux qui savent qu’il ne nous reste que quelques années pour agir. Les enquêtes montrent que les Conseils d’administration sont conscients de la problématique du réchauffement climatique mais ne sont pas prêts à agir à la mesure de l’enjeu (voir : « Climat : les Conseils d’administration sont loin du compte »).

Couverture de « Libération » du 1er juillet 2022

Mais on peut aussi choisir ces jobs pour les améliorer et les rendre compatibles avec la résolution des problèmes sociaux et environnementaux qui se posent. Comme le suggère Laurent Buisson, directeur d’AgroParisTech, dans sa réponse au collectif étudiant (publiée par Les Echos du 17 mai 2022), il faut « travailler sur la transition agroécologique, sur la réduction des pollutions agricoles et des émissions de gaz à effet de serre, sur la place des protéines végétales dans l’alimentation humaine, sur la diminution des aliments transformés, sur le développement de circuits de distribution plus courts ». Quant à l’école, elle peut améliorer l’interdisciplinarité, développer les formations par projets « afin que par exemple les jeunes puissent davantage toucher du doigt le lien entre alimentation, agriculture et écosystèmes naturels ».

Plus de 2.600 étudiantes et étudiants ont reçu leur diplôme de Sciences Po les 24 et 25 juin 2022, à l’occasion de quatre cérémonies organisées à la Philharmonie de Paris, qui marquaient aussi le 150e anniversaire de l’Institut. Et là aussi, les appels à « sortir du déni » n’ont pas manqué. Événement rare, Mathias Vicherat, directeur de l’Institut, a lui-même cité le rapport du GIEC et appelé les nouveaux diplômés à se « saisir » de leur « avenir ». « Chacun dans vos domaines, si vous êtes journalistes pour contrer les vérités alternatives et redonner à la science sa place dans le débat public, que vous soyez dans une entreprise pour faire de la RSE [responsabilité sociétale des entreprises] non pas un ornement de communication mais une vraie matrice du changement. Que vous soyez chercheur, enseignant, pour repousser les limites de la connaissance et nous apprendre à regarder le monde autrement, » a-t-il lancé[9].

Pour l’activiste Camille Étienne, « les bifurqueurs prouvent qu’un monde différent est possible. Mais il faut aussi des gens capables d’aller au cœur du réacteur de notre système. Si on ne rencontre pas le monde, si on ne s’y confronte pas, à quoi servent nos idées ? » (interview au quotidien Libération du 15 mai 2023).

La Bascule, Pour un réveil écologique, Les Ingénieurs engagés, Alumni for the planet : les collectifs se sont multipliés ces dernières années et leur influence s’est accrue. « Toutes les occasions d’avoir une attention médiatique sont bonnes. Plus aucune remise de diplômes ne se déroule sans prise de position forte sur l’urgence écologique, c’est un vrai mouvement de fond, » estime Angel Prieto, de la promotion 2016 de l’X.

Ces collectifs qui cherchent la capacité à peser se sont naturellement introduits en entreprise. Sur le modèle du Manifeste pour un réveil écologique, des salariés ont créé des mouvements au sein des grandes entreprises, des coordinations plus ou moins informelles, parfois spontanées, parfois encouragées par l’entreprise, qui se multiplient, au sein de grandes organisations comme Axa, Suez, Michelin, Bouygues, EDF, Airbus, Engie ou IBM. Ils sont fédérés par « Les Collectifs », une union réunissant une trentaine de collectifs de salariés engagés dans la transition écologique, créée en avril 2021. Durant la COP 26, cette fédération s’est rapprochée d’Impact France, un réseau d’entrepreneurs et de dirigeants rassemblés autour de la transformation écologique et sociale : les collectifs de salariés et de dirigeants engagés s’allient pour transformer les entreprises.

L’émergence de ces réseaux d’acteurs internes, qui souhaitent mener des actions pour réduire l’impact de l’activité sur l’environnement, se complète aussi par des innovations organisationnelles comme l’intrapreneuriat (voir : « L’intrapreneuriat : un levier de transformation managériale »). Par exemple, le Groupe BNP Paribas a développé le programme Intrapreneur4Good, qui permet de travailler sur le « sens » et « l’impact positif » en lien notamment avec le mouvement Tech4Good.

Comme l’indiquait le professeur Marc-André Selosse, chercheur au Muséum national d’Histoire naturelle, membre de l’Académie d’Agriculture de France et enseignant dans de grandes écoles, dans un entretien à Sciences et Avenir, ces étudiants « rejettent surtout un avenir professionnel par défaut, qui entretiendrait la société telle qu’elle est et telle qu’elle peine à se réformer. A ce niveau de diplôme, c’est certes un peu dommage de ne pas mettre l’expertise acquise au service de grandes structures, en poussant des alternatives avec une forte efficacité »[10]. L’attitude socialement responsable consiste à participer à l’effort collectif pour favoriser le changement, et non à esquiver la confrontation avec le réel.

Cette option est explicitement encouragée par Antonio Guterres, secrétaire général des Nations Unies, qui incite les nouveaux diplômés à bouder à leur tour les emplois dans les entreprises « climaticides ». Voici ce qu’il a déclaré lors de son discours adressé aux diplômés de l’Université Seton Hall, dans le New Jersey (USA) : « Malgré les montagnes de preuves de la catastrophe climatique imminente, nous voyons encore des montagnes de financement pour le charbon et les combustibles fossiles qui tuent notre planète. Vous avez les cartes en main. Votre talent est recherché par les multinationales et les grandes institutions financières. Vous aurez l’embarras du choix. Le message que je vous adresse est simple : ne travaillez pas pour les destructeurs du climat. Utilisez vos talents pour nous conduire vers un avenir renouvelable ».

Une carrière dans l’entreprise privée n’est pas le seul schéma pour exprimer ses talents. Pour le sociologue Gauthier Deloziere, le mouvement en cours s’adresserait moins aux entreprises qu’aux administrations. « Les jeunes que nous avons suivis au sein du très actif Collectif pour un réveil écologique ne vont pas principalement porter la conflictualité en entreprises, puisqu’ils se détournent du secteur privé dans leur majorité, [au profit d’une carrière dans le public »] (« Grandes écoles : les étudiants veulent partir en classe verte », Libération, 1er juillet 2022).

Lors des Rencontres économiques d’Aix, Jean-Dominique Senard, le président de Renault, a lancé le 9 juillet 2022 un vibrant appel aux jeunes. Citant Mirabeau – « on perd le droit de convaincre ceux qu’on refuse d’entendre »​ -, il assure entendre les arguments d’étudiants de certaines grandes écoles invitant leurs camarades à se détourner des entreprises incarnant, selon eux « l’ancien monde ». « Évidemment qu’on les entend, ces étudiants : comment pourrait-on être sourd et aveugle ? »

Mais il met aussi en garde. « Le capitalisme responsable est en train de faire son sillon et nos entreprises sont en train d’évoluer : venez voir ce qui se passe dans nos usines du Nord. Les choses bougent. Une entreprise ce n’est pas que du profit. On peut discuter de tout, mais le décrochage n’est pas la bonne réponse. Je dis à ces étudiants, ce n’est pas le moment de lâcher. On a besoin de vous pour régler les problèmes dont vous parlez. On ne va pas nous faire de cadeau. Il y a des milliers d’étudiants indiens et chinois qui ont faim et qui n’ont qu’une seule idée : faire ce que vous ne voulez pas faire. Alors ce n’est pas le moment de déserter. De grâce, tenez bon ! »[11].

 

« Vous qui espériez changer les choses de l’intérieur et n’y croyez déjà plus »

Il se passe à AgroParisTech la même chose que dans toutes les organisations qui persistent à ne pas entendre ceux qui portent le futur : les « leaders » se font dépasser par leurs troupes ! De même, les entreprises (et leurs dirigeants) doivent montrer leur volonté d’évoluer et de le faire vraiment.

On peut contribuer à changer les entreprises de l’intérieur. Les Danone, L’Oreal, Schneider Electric, qui ont investi dans leur politique RSE, ne sont certainement pas irréprochables mais ont montré que les leviers d’action existent (voir : « Les leviers de la RSE : l’heure des grands faiseurs est venue » ). Le collectif d’étudiants du Réveil écologique a d’ailleurs mis en place des outils qui permettent d’analyser, avec le recul, la politique environnementale d’une entreprise afin d’aider les candidats à choisir leur futur employeur en fonction des valeurs qu’ils portent. Un site très utile qui fait bouger les entreprises en misant sur le levier de la réputation et de la marque employeur. Un site scruté aussi par les DRH et les dirigeants, au même titre que tous les espaces d’information qui orientent les choix des diplômés (Glassdoor, Best place to Work,…).

Mi-juin 2022, c’était au tour des « rebelles » de la grande école de commerce HEC de faire leur révolution. « Quel rouage serez-vous ? » a interrogé l’étudiante Anne-Fleur Goll, 25 ans, lors de la cérémonie de remise des diplômes, poussant l’assemblée composée d’étudiants, d’entreprises et de professeurs à choisir leur camp dans la vie professionnelle. « Les business as usual, qui imaginent que le changement climatique est un sujet parmi d’autres ; ceux qui ont conscience du problème mais qui continuent à mener leur vie, avec un vague sentiment de culpabilité ? » Ou bien « ceux qui vont jusqu’au bout de cette transition nécessaire ? » Reprenant le slogan de l’école, elle affirme : « Si nous avons appris à oser, alors nous oserons repenser notre modèle de croissance, transformer radicalement nos organisations, tout de suite, avec ambition, en se basant sur des preuves scientifiques, avec transparence, sans mentir et sans enjolivement ».

Et de conclure : « HEC nous ouvre des portes ; c’est notre responsabilité de pousser ces portes pour transformer profondément les entreprises »[12]. Ici, on est clairement dans le scenario de la transformation de l’intérieur. Il ne s’agit plus de bifurquer au sens de l’esquive, mais d’aller se colleter avec le problème « de l’intérieur des entreprises ». En bref, « apprendre à oser, » comme on disait de mon temps à Jouy-en Josas ! Même si cela doit secouer…

Que faut-il faire à l’intérieur ? L’équipe du Manifeste des étudiants pour un réveil écologique l’explique dans la préface d’un rapport du BCG : « La situation actuelle appelle à revoir notre modèle de société : c’est pourquoi les entreprises doivent repenser l’utilité et la finalité de leurs activités à la lumière du contexte écologique. Une fois ce travail de redéfinition effectué, l’entreprise devra identifier et mesurer son impact sur le climat, la biodiversité et l’épuisement des ressources, puis mettre en œuvre une stratégie opérationnelle pour le limiter, quitte à abandonner certaines orientations ou secteurs d’activité jugés trop néfastes »[13]. Bref, faîtes de la RSE…

Il y a selon moi trois actions urgentes à entreprendre pour « faire de la RSE ».

Du côté du grand public, il faut considérer avec davantage de bienveillance le désarroi de cette génération confrontée à une véritable « éco-anxiété », sur laquelle nous avons fait peser lors de la crise sanitaire un triple peine (voir : « Coronavirus : triple peine pour la jeunesse et camouflet pour le développement durable »). Cette génération tente de trouver des modes d’action adaptés. Le mépris condescendant exprimé à l’égard de Greta Thunberg, la jeune activiste suédoise, présentée par beaucoup de « boomers » comme une « bobo » voire une illuminée en proie aux peurs millénaristes, est une bonne illustration des réactions hautaines de la génération aux commandes.

Car au contraire, cette génération a su s’organiser et l’a fait en cohérence avec la problématique qu’elle adresse : à l’échelle internationale. Ainsi, Youth for Climate, la jeunesse pour le climat, est la coordination européenne des actions planétaires incombant à FFF, Fridays for Future, organisation animée par Greta Thunberg qui incite les jeunes à travers le monde à faire grève le vendredi pour combattre l’inaction climatique des politiques.

Or, l’éco-anxiété est un phénomène réel et d’ampleur : en 2021, l’article séminal du Lancet révélait que sur 10.000 jeunes de 16 à 25 ans interrogés dans dix pays, la moitié déclarait que le changement climatique les rendait tristes, anxieux, en colère, impuissants et coupables. Presque la moitié considérait que leurs sentiments à propos du changement climatique affectaient négativement leur vie quotidienne, et beaucoup ont fait état de pensées négatives en relation directe avec l’état de la planète[14]. Si cette anxiété est méprisée, la peur se traduit par la fuite, la bifurcation. Il faut au contraire la reconnaître pour lui permettre de s’exprimer en colère et en modes d’action.

Du côté des entreprises, il faut donner un coup d’arrêt à ces incessantes tentatives de « greenwahing » (“éco blanchiment”), ces procédés de marketing (mal compris) utilisés par les entreprises voulant se donner une image de marque écologique responsable en mobilisant d’avantage de moyens dans la publicité que dans de réelles actions environnementales. Elles corrodent la confiance des jeunes – une génération particulièrement sensible aux écarts entre discours et pratiques – vis-à-vis de l’entreprise.

Et de plus en plus, ce qui se fait à l’intérieur devient visible à l’extérieur… Les agences de notations, les interpellations sur les réseaux sociaux, les applications de type Yuka, les labels, les sites comme Glassdoor, tout concourt à diffuser l’information sur les impacts des entreprises, qui devient de plus en plus facilement accessible.

Du côté des grandes écoles et des universités, il faut refondre les cursus pour former les étudiants aux réponses concrètes à apporter au réchauffement climatique et plus largement aux enjeux sociaux, sociétaux et environnementaux qu’ils auront à affronter au sein de leurs organisations au cours de leur vie active. La bifurcation est une réponse qui illustre le désarroi des étudiants que l’on n’a pas armés face à l’ampleur des défis. De ce point de vue, les écoles et les universités doivent comprendre que leur réponse actuelle, qui consiste majoritairement à proposer aux étudiants – de façon souvent facultative, qui plus est – de participer à un module « Corporate Sustainability » est pitoyable. Elle reflète la conception ancienne de la RSE interprétée comme « la cerise sur le gâteau » : on fait comme avant (« business as usual ») et on accepte de financer une cause humanitaire ou environnementale (voir : « RSE : d’un modèle de conformité à la dynamique de compétitivité » ).

Au contraire, elles doivent comprendre que pour armer les étudiants face au monde qui vient, il faut refonder le module finance, le module contrôle de gestion, le module logistique, le module RH, car la durabilité doit irriguer toutes les disciplines de gestion. Il faut aussi ne pas esquiver les questions essentielles, dont beaucoup sont citées par le rapport de Jean Jouzel. Par exemple, le Giec affirme qu’il ne faut plus extraire de combustibles fossiles du sol pour tenir les engagements des accords de Paris : faut-il donc encore enseigner les techniques d’extraction du pétrole et du charbon ? L’IPBES (la plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques) établit un lien entre agriculture chimique et baisse de la biodiversité : ne faut-il pas cesser de former des jeunes agriculteurs à cette pratique ?

Bref, si l’on souhaite éviter « la grande bifurcation », il faut commencer par éviter de donner aux jeunes étudiants toutes les raisons d’adopter cette posture.

Car que vaut l’alternative consistant à « prendre le maquis de l’entreprise » ? Sophie Denave, chercheure en sociologie, attire l’attention sur « le fantasme d’une rupture radicale dans la vie professionnelle, sans doute entretenue par les médias, qui en parlent plus souvent depuis les années 1990 » et montre qu’il ne suffit pas de vouloir changer de vie pour y arriver, surtout si on ne bénéficie pas de ressources sociales et économiques qui jouent le rôle de filet de sécurité en cas de difficultés et de la possibilité d’une entraide familiale[15].

Selon l’enquête 2021 réalisée chez les jeunes diplômés par AgroParisTech, la grande majorité d’entre eux ne « bifurque pas », au contraire. Les principaux débouchés des dernières promotions sont les sociétés de conseil et de service (21 %), l’agroalimentaire (16 %), suivi, à parts égales de l’enseignement et de la recherche publique et privée, des administrations, et des organisations professionnelles et agricoles (9 % chacune). La diversité du champ des possibles…

 

« Nous refusons de servir ce système, nous avons décidé de chercher notre voie, de construire notre propre chemin ». (…) « Quelle vie voulons-nous ? Un patron cynique, un SUV électrique, un fairphone et une carte de fidélité à la biocoop et puis un burn-out à 40 ans ? »

Selon une étude conduite par Randstad sur le sens du travail publiée fin avril 2019, un Français sur cinq (18 %) avait déjà le sentiment d’occuper un « bullshit job », selon l’expression de l’anthropologue américain David Graeber. Depuis, la pandémie et la suite des confinements ont renforcé les questionnements sur le sens du travail et le rejet de ces emplois absurdes, qui n’apportent pas de réelle utilité sociale.

Une étude sur la valeur du travail menée par Actual Leader Group et l’agence de publicité BETC, présentée le 12 mai 2022 s’est intéressée, parmi les jeunes de 15-34 ans, aux 20 % des sondés qu’elle appelle les prosumers, des précurseurs (ou « early adopters »), qui donneraient des indices sur les tendances à venir. Une écrasante majorité de prosumers (91 %) ne veut plus de bullshit jobs et cherche à exercer un vrai impact sur la société. Leurs trois plus fortes attentes sont l’épanouissement, la valorisation et l’équilibre entre travail et vie personnelle. Ils sont même 75 % à accepter de faire un métier moins bien payé mais dans lequel ils s’épanouissent. 82 % des 15-34 ans déclarent être prêts à quitter leur job pour trouver un cadre de vie plus agréable.

Après deux ans de confinements à répétition puis un retour au bureau parfois difficile, le rapport à l’entreprise doit se reconstruire sur des bases nouvelles. « Les jeunes ne voient plus le lien entre le diplôme obtenu et le job en junior en entreprise, » analyse Mercedes Erra, fondatrice et présidente de l’agence de publicité BETC. « Ils passent de l’école à un travail à la chaîne. Souvent, ils ont du mal à y trouver un sens et quittent l’entreprise ». De fait, depuis le déconfinement, les entreprises remarquent de plus en plus de demandes de ruptures conventionnelles. « Les jeunes partent principalement parce que les missions qui leur sont confiées ne sont pas intéressantes, » continue Mercedes Erra.

Les professionnels de la RH et de la RSE sont attentifs au basculement des critères de motivation, qui redéfinissent la marque employeur sur ses trois aspects, l’attraction, la rétention et l’implication.

Attraction – L’enquête Harris Interactive sur « Les jeunes et la prise en compte des enjeux environnementaux dans le monde du travail », publiée en mars 2022, montre que lorsqu’ils se projettent eux-mêmes dans leur rôle au sein de l’entreprise dans laquelle ils travaillent (pour les actifs) ou celle dans laquelle ils travailleront, les jeunes de 18 à 30 ans déclarent majoritairement qu’il est important que leur (future) entreprise prenne en compte les enjeux sociaux (86%), éthiques (82%) mais également environnementaux (86%)[16]. Cette attente est partagée aussi bien par les jeunes actifs occupant un emploi que les lycéens et étudiants. De façon plus concrète, les deux tiers des jeunes de 18 à 30 ans (65%) se disent prêts à renoncer à postuler dans une entreprise qui ne prendrait pas suffisamment en compte les enjeux environnementaux. Cette position est partagée par les jeunes quelle que soit leur situation socio-professionnelle (lycéens et étudiants, actifs en emploi ou chômeurs ayant déjà travaillé).

Rétention (fidélisation) – Selon la même enquête, près de 7 jeunes âgés de 18 à 30 ans sur 10 (69%) indiquent qu’ils seraient prêts à changer d’emploi pour occuper un emploi qui soit écologiquement utile (une proportion qui s’accroît avec le niveau de diplôme, de 60% pour les diplômés inférieurs au Bac à 75% pour les Bac + 2 et plus), et près de 2/3 des lycéens et des étudiants (63%) seraient prêts à changer de formation ou à prolonger leurs études pour se former aux enjeux environnementaux et/ou à un métier écologiquement utile.

Implication – Toujours selon la même enquête, plus de 8 jeunes de 18 à 30 ans sur 10 veulent que les entreprises associent leurs salariés à la définition de la stratégie de l’entreprise (84%) et aux décisions portant sur les enjeux environnementaux (80%).

Les entreprises doivent jouer le jeu et donner des gages de changement, à ces « sustainable natives », qui ne pardonneront pas l’inaction. C’est aux entreprises de montrer aux jeunes que l’implication interne vaut mieux que de déserter le monde de l’entreprise.

 

« Ne perdons pas notre temps et surtout, ne laissons pas filer cette énergie qui bout en nous. Désertons avant d’être coincés par des obligations financières. (…) N’attendons pas le 12ème rapport du GIEC ; vous pouvez bifurquer maintenant. »

Jean-Laurent Cassely, auteur de « La Révolte des premiers de la classe » (éditions Arkhé) s’est attaché à décrypter les choix d’une minorité de jeunes surdiplômés en rupture avec les codes de l’entreprise et mus par l’envie de faire quelque chose de leurs mains et en dehors des open spaces. Il conclut ainsi un entretien au quotidien Le Monde : « Cette révolte des premiers de la classe, c’est la manière dont les diplômés se protègent de la mondialisation en se redéployant vers l’économie de proximité, après avoir longtemps fait partie des fameux gagnants de cette mondialisation »[17]. Comme l’explique Antoine Bouzin, doctorant en sociologie à l’université de Bordeaux, « les remises de diplômes deviennent un lieu d’expression ; c’est le seul moment où les diplômés ont un relais médiatique et public ».

Le sociologue Camille Peugny insiste lui aussi sur le fait que les jeunes diplômés de l’enseignement supérieur ne sont pas forcément représentatifs de leur génération. « Dans les discours autour des spécificités qu’aurait la génération Y, on présente souvent les jeunes comme étant davantage en quête de sens que les générations précédentes. Ils seraient animés par une soif de travail collectif et de relations horizontales, et seraient particulièrement attachés à l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale. Tout ceci les conduirait à se montrer moins fidèles aux organisations, favorisant une sorte de nomadisme professionnel. De fait, cela ne concerne qu’une petite minorité de la classe d’âge, très diplômée et qui peut se permettre ce genre de parcours. Pour les autres, l’urgence déclarée est bien celle de trouver un emploi dans un contexte marqué par une précarisation croissante »[18].

Ces bifurcations fondamentales sont des choix très minoritaires, qui ne changent pas fondamentalement les orientations de carrière des diplômés de grandes écoles. En 2021, plus d’un tiers d’entre eux se dirigeaient vers le conseil et les services financiers, d’après l’enquête d’insertion de la CGE (Conférence des Grandes Ecoles). Ils sont près de 60% à HEC. On peut regretter cette concentration… et c’est un motif supplémentaire d’appeler les entreprises à améliorer l’attractivité de leurs offres d’emploi en termes de contenu du job.

Malgré toute l’agitation vis-à-vis de TotalEnergies (mobilisation d’étudiants et diplômés de Polytechnique contre l’implantation d’un centre de recherche sur le campus, interruption d’une conférence dans laquelle intervenait le PDG, tentative de blocage de l’AG des actionnaires en mai 2023), Thomas Fell, le responsable des recrutements de l’entreprise, affirme dans l’hebdomadaire Challenges du 25 mai 2023 qu’il reçoit environ 170 candidatures en moyenne pour chaque CDI ouvert par TotalEnergies. Par ailleurs, cette entreprise vient de gagner 5 places au classement annuel des entreprises préférées des jeunes diplômés publié par Universum, pour atteindre le 14ème rang après avoir touché le fond en 2021, à la 26ème place. Dans une interview dans le même numéro de Challenges, Patrick Pouyanné, le dirigeant de TotalEnergie rappelle que « ce n’est pas parce que 20 % des jeunes polytechniciens disent ne pas vouloir travailler pour nous que les 80 % restants veulent faire de même ».

Mais c’est ici qu’apparaît la marge de manœuvre des dirigeants. Patrick Pouyanné poursuit en rappellant que « le monde n’en a pas fini avec les hydrocarbures », que « la demande mondiale de pétrole cette année va atteindre 102 millions de barils par jour contre 100 l’année précédente », comme si la demande était complètement indépendante de l’offre, comme si TotalEnergie n’avait aucune marge de manœuvre et ne pouvait que subir ces évolutions. Il reconnaît que les trois quarts des investissements de son entreprise sont encore dirigés vers les hydrocarbures. A force de ne pas vouloir bifurquer, Patrick Pouyanné donne raison à la contestation et met en danger son entreprise, qui prend le risque de finir appesantie par ses « stranded assets » (actifs échoués).

Critères de choix de leur emploi par les diplômés des grandes écoles

De même, je relève le dernier état des critères de choix de leur premier emploi par les jeunes diplômés des écoles d’ingénieur et des écoles de commerce avant la crise sanitaire (enquête 2019) : la politique de RSE est très minoritaire et apparaît au dernier rang dans les deux cas, même si les critères prioritaires (« contenu de la mission » et « adéquation avec le projet ») peuvent embarquer une partie conséquente des questions de sens et des envies des jeunes diplômés de contribuer aux enjeux sociétaux et environnementaux. Il faudra vérifier avec une prochaine enquête si la crise sanitaire a fait bouger ces curseurs…

Il serait un peu rapide de réduire la bifurcation à un conflit de générations. Car si les plus jeunes sont effectivement plus mobilisés que leurs aînés sur les questions écologiques, ont-ils pour autant des comportements fondamentalement différents ? Trois analystes du Credoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) ont publié une analyse dont le titre résume bien le contenu : « Environnement : les jeunes ont de fortes inquiétudes mais leurs comportements restent consuméristes »[19]. Cette étude montre que si les jeunes sont réellement inquiets, leurs comportements au quotidien ne sont pas différents de ceux des générations plus âgées.

Ainsi, par exemple, les 15-24 ans font moins d’efforts pour trier leurs déchets, réduire leurs emballages, acheter des légumes de saison, éteindre leurs appareils électroniques au lieu de les laisser en veille. Ils attendent toujours avec autant d’impatience les soldes, mais pas uniquement pour faire de bonnes affaires : ils sont 30 % à en profiter pour acheter encore plus que d’habitude, contre 18 % en moyenne pour l’ensemble de la population. Les 18-24 ans, eux, et ce, malgré l’essor de plateformes de vente comme Vinted, sont peu nombreux à acheter des vêtements d’occasion ou éco-responsables. Ils avouent même être conscients du gaspillage qu’ils occasionnent, notamment concernant les produits électroniques et ménagers « qu’ils jettent de manière trop systématique ».

Dans l’une de ses chroniques intitulée « AgroParisTech, la révolte des ingénieurs zadistes », Jean-Laurent Cassely, spécialiste de la nouvelle société de consommation, prend l’exemple de Shein, une entreprise chinoise de mode incontournable chez les 18 à 25 ans[20]. Elle s’est imposée comme l’un des plus puissants groupes de mode au monde et cartonne auprès des jeunes, malgré un modèle environnemental très discutable. Un rapport de Public Eye, une association indépendante, révèle que le cycle de production de Shein, de la conception à l’emballage, serait d’une semaine contre au moins trois pour les mastodontes de la fast fashion dite « classique » (Gap, Zara, H&M).

En revanche, d’après l’étude du Credoc, les 15-24 se distinguent favorablement dans le domaine du transport (utilisation de la bicyclette, du covoiturage, des transports en communs…) et dans les alternatives à l’achat neuf (achat d’occasion, emprunt…)[21].

Le sociologue Camille Peugny confirme : « Dans les enquêtes, les moins de 30 ans ne se montrent pas significativement plus en pointe que le reste des moins de 60 ans sur le sujet de l’environnement. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des fractions de jeunes très mobilisés sur ces questions, mais cela ne concerne pas toute la jeunesse. Ici encore, le niveau de diplôme et la situation à l’égard de l’emploi exercent un fort effet sur la préoccupation environnementale. Par exemple, 60 % des jeunes cadres ou étudiants déclarent donner la priorité à l’environnement, quitte à freiner la croissance et l’emploi, contre 40 % des jeunes ouvriers »[22].

Le choix des mots n’est pas le fruit du hasard. « Bifurquer », c’était le titre du dernier livre de Bernard Stiegler, philosophe et directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du centre Pompidou, paru en juin 2020, deux mois avant sa mort. Pour Stiegler, être en mesure de répondre au problème de notre époque nécessite de réinterroger l’intégralité des savoirs et les réarticuler entre eux, en mettant la question de l’entropie au cœur des connaissances. Mathieu Triclot, philosophe des techniques, maître de conférences à l’université de technologie de Belfort-Montbéliard explique : « Sa manière de lier un travail conceptuel hautement spéculatif et des entreprises de transformation technologique ici et maintenant me semble une des grandes singularités de son engagement. C’est un modèle de philosophie des techniques : capable à la fois d’une critique radicale des techniques contemporaines et de donner des clés de lecture pour l’action. Un peu tout ce qu’on peut attendre de la philosophie »[23].

 

« A vous de trouver vos manières de bifurquer ! »

Cette phrase, la dernière de l’intervention des étudiants de l’Agro, est salutaire. Elle marque une rupture avec les prescriptions formatées qui la précèdent. Elle ouvre le champ des choix, individuels et collectifs, élargis par l’utilisation du pluriel (« vos manières »). Bifurquer, déserter, s’investir ? Dans certains cas, la bifurcation précède la désertion, dans d’autres cas, elle annonce le ré-engagement.

Celui-ci n’est pas perdu dans l’inéluctabilité de l’impasse. « Ne croyez pas qu’un petit groupe de gens conscients et engagés suffise à faire changer le monde… mais c’est toujours comme cela que cela s’est fait, » disait l’anthropologue américaine Margaret Mead. L’approche proposée par la RSE n’est ni un idéal macroscopique ni une réalité microscopique ; c’est un dosage subtil entre convictions, activisme et recherche du possible ; c’est le processus d’hybridation des enjeux sociétaux et environnementaux avec votre stratégie, de façon à les transformer en volonté collective (voir l’entrée « Vouloir » dans Nos convictions ).

Ces étudiants ont raison de vouloir des changements plus rapides, plus efficaces et plus forts : adoptée en 2015, la stratégie nationale bas carbone visait, en s’alignant avec les objectifs européens, à diminuer les émissions de gaz à effet de serre de 40 % d’ici 2030 par rapport à 1990 et à atteindre la neutralité carbone en 2050. Mais entre 2015 et 2018 les objectifs n’ont pas été tenus, si bien que le rythme annuel de diminution des émissions doit doubler passant de 2% à 4%. C’est l’objectif que vient de prendre le président de la République… mais à horizon 2027. Rappelons aussi que nous avons déjà dépassé 6 des 9 limites planétaires, nous approchant à grands pas du point de non-retour, ce moment tragique de l’inéluctable. Le « retour du tragique » sur lequel le président insiste souvent ne s’applique pas seulement au contexte géopolitique.

 

Conclusion (provisoire)

On ne peut pas se borner à se rassurer en essayant de se convaincre que ces interventions des étudiant, qui jaillissent de toute part, ne font que refléter l’éco-anxiété d’une époque, la perte de foi dans la science et les technologies ou la tendance au renoncement d’une génération. Elles sont un signal pour crier que ceux qui font avancer, les rebelles de l’intérieur, les activistes de l’éco-responsabilité, n’y arrivent plus, n’y trouvent plus une réponse à la hauteur de leurs aspirations.

On a besoin d’activistes au sein de l’entreprise, pour les faire évoluer de l’intérieur. Pour autant, je ne fais pas partie de ceux qui blâment les bifurqueurs et les accablent du délit de fuite. Car on a aussi besoin de ceux qui vont expérimenter des nouvelles façons de faire en dehors de l’entreprise telle qu’elle existe aujourd’hui. Ils produiront les innovations de rupture dont nous aurons besoin et que les entreprises traditionnelles, peut-être, s’approprieront progressivement. Il faut marcher sur les deux jambes : nous avons besoin des bifurqueurs de l’intérieur (mot d’ordre : now future) et des bifurqueurs de l’extérieur (mot d’ordre : no future) !

C’est aux entreprises de se remettre en cause pour donner envie aux jeunes de contribuer à faire bifurquer les entreprises de l’intérieur plutôt que de bifurquer eux-mêmes. Elles doivent mieux accueillir et écouter les rebelles, les activistes, ceux qui apportent l’audace et l’enthousiasme, l’énergie de transformer la critique en actions.

Ecoutons Patricia Plas (directrice des affaires publiques) et Céline Soubranne (directrice RSE) d’Axa, qui interpellent leurs pairs : « Tout le challenge consiste à ouvrir le capot de l’entreprise et dire aux équipes que tout ce que nous avons mis en place dans l’ancien monde, il faut aujourd’hui le déconstruire. Cela implique de déconstruire les comportements humains en même temps que les process. C’est un travail de longue haleine »[24]. Alors, au travail !

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE

 

Pour aller plus loin :

Consultez la vidéo des étudiants de l’Agro : Tout est dit en 7’34.

Lisez cette chronique qui déconstruit quelques idées reçues sur les jeunes : « Ce que veulent nos jeunes »

Cet article est une version augmentée d’une publication préliminaire dans « Entreprise & Carrières » : « Les jeunes au travail : comment bifurquer ? », N° 1578

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[1] Lou Welgryn, alumni de l’Essec et présidente de DataforGood, « Actes de la Journée annuelle des administratrices et administrateurs de l’IFA », 25 novembre 2021

[2] Cynthia Fleury, « Evolution du travail », décembre 2020

[3] Manifeste pour un réveil écologique, « L’écologie aux rattrapages – L’enseignement supérieur français à l’heure de la transition écologique : état des lieux et revue des pratiques », février 2021

[4] L’Express du 25 mai 2022

[5] « Former à une finance écologique » étude menée par le WWF et l’association Pour un réveil écologique, 7 juin 2022

[6] « The Guardian », 27 avril 2018

[7] Hirschman A.O., “Exit, Voice and Loyalty”, Cambridge, Harvard University Press, 1970

[8] C’est un véritable sentiment d’injustice qui s’exprime dans ses propos : « Vous nous laissez tomber. (…) Et si vous décidez de nous laisser tomber, je vous le dis : nous ne vous pardonnerons jamais ! »

[9] Relaté par « Polytechnique, Sciences Po, AgroParisTech : comment la remise des diplômes, vitrine des grandes écoles, est devenue politique », Novethic, 27 juin 2022

[10] Sciences et Avenir du 13 mai 2022

[11] « Ce qu’ils ont dit à Aix », Ouest-France, 10 juillet 2022

[12] Voir https://www.youtube.com/watch?v=BY7zclxtOLU&t=4s

[13] Préface par l’équipe du Manifeste des étudiants pour un réveil écologique, « La vague responsable – Le nouveau défi des entreprises françaises », Rapport du BCG, Novembre 2019

[14] Dans un rapport, l’American Psychological Association (APA) a défini l’éco-anxiété comme « a chronic fear of environmental doom », c’est-à-dire la peur chronique d’une catastrophe environnementale.

[15] Sophie Denave, entretien à Libération du 24 juillet 2020

[16] « Les jeunes et la prise en compte des enjeux environnementaux dans le monde du travail – Enquête Harris Interactive pour Pour un réveil écologique », 28 mars 2022. Enquête réalisée en ligne du 8 au 15 mars 2022 auprès d’un échantillon de 2 078 personnes, représentatif des Français âgés de 18 ans à 30 ans. La méthode des quotas et redressement a été appliquée aux variables suivantes : sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle et région de l’interviewé.

[17] Jean-Laurent Cassely entretien, Le Monde, 17 juillet 2017

[18] Camille Peugny dans « Entreprise & Carrières » n°1567 du 14 au 20 mars 2022

[19] Alina Koschmieder, Lucie Brice-Mansencal et Sandra Hoibian, « Environnement : les jeunes ont de fortes inquiétudes mais leurs comportements restent consuméristes », Crédoc, Consommation et mode de vie n° 308, décembre 2019

[20] Jean-Laurent Cassely, « AgroParisTech, la révolte des ingénieurs zadistes », l’Express du 25 mai 2022

[21] Voir également : Romane Mugnier, « Les 18-24 ans en plein paradoxe : écolos mais consuméristes », Usbek & Rica, 21 décembre 2019

[22] Camille Peugny dans « Entreprise & Carrières » n°1567 du 14 au 20 mars 2022

[23] « Bernard Stiegler : la science des priorités », Libération, 8 août 2020

[24] « La vague responsable – Le nouveau défi des entreprises françaises », Rapport du BCG, Novembre 2019

 

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Une réponse

  1. Au delà de la révolte, il est très perturbant de voir que les entreprises aujourd’hui proposent soit des offres en alternance, soit des offres pour des personnes ayant minimum 2 à 5 ans d’expérience. Les stages ne sont pas considérés comme des années d’expérience et toutes les écoles ne permettent pas de poursuivre l’entièreté de son parcours en alternance, voire ne le proposent pas du tout. Ainsi, même en sortant d’une bonne école, les étudiants ne correspondent pas au marché.

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