Climat : les Conseils d’administration sont loin du compte

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[ Mise à jour : 11 avril 2023 ]  Le Conseil d’administration (CA) est l’organe de direction plus particulièrement en charge de l’anticipation des risques et de la prise en compte du long terme. Il devrait donc jouer un rôle de moteur vis-à-vis de la problématique du réchauffement climatique. Or, c’est exactement l’inverse qui se produit : les CA aujourd’hui sont des freins à la prise en compte – sans même parler de résolution – de cet enjeu. Il est urgent de renverser la situation et pour cela, des solutions existent. Quel diagnostic peut-on poser aujourd’hui et quelles solutions peut-on proposer ?

L’attentisme des Conseils est d’autant plus problématique que la cause climatique nécessite de sensibiliser le haut de la pyramide, sans quoi, elle n’a aucune chance d’être prise en compte. Lors du forum de Giverny, l’une des grandes messes de la RSE (Responsabilité sociétale des entreprises) en France, le président du Cercle de Giverny, Romain Mouton, le rappelait justement en introduction de la journée : « La première pierre de cet édifice [de la RSE], ce sont les dirigeants d’entreprise. (…) Si la gouvernance de l’organisation est impliquée, alors elle irriguera toutes les parties prenantes »[1]. Par ailleurs, l’urgence des réponses à donner, constamment rappelée par les rapports successifs du GIEC, n’apparaît pas sur les ordres du jour des réunions du Conseil (voir : « De la COP aux lèvres : avons-nous encore le temps ? »).

« Changer le climat au sein du Conseil d’administration » : c’est le titre d’une étude menée en commun par le cabinet de conseil Heidrick & Struggles (H&S) et l’Institut européen d’administration des affaires (INSEAD)[2]. Elle jette une lumière crue sur l’état d’impréparation des grandes entreprises vis-à-vis du défi majeur que représente pour elles le réchauffement climatique. L’objectif de cette étude, pour reprendre les termes de ses auteurs, est de « comprendre comment les Conseils d’administration prennent en compte l’enjeu de la décarbonation et à quel degré le changement climatique a été intégré à leurs responsabilités ».

Le constat dressé par l’étude est inquiétant : « les résultats de notre enquête révèlent une déconnection forte entre ce que les administrateurs disent à propos de l’importance du changement climatique pour leur entreprise et ce que les Conseils font effectivement »[3]. Cette déconnection est exactement similaire à celle que l’IFA (Institut français des administrateurs) a mis en évidence pour les Conseils d’administration français, à la suite d’une excellente étude à la fois quantitative et qualitative (voir : « Nos dirigeants sont-ils climato-sceptiques sans le savoir ? »).

Les constats de l’étude de H&S et Insead s’appuient sur les réponses à une enquête, malheureusement peu nombreuses – mais c’est le lot des études menées auprès des administrateurs : 301 répondants originaires de 43 pays et membres du Conseil d’administration d’entreprises basées pour les trois quarts dans les pays occidentaux : Europe de l’Ouest (30%), Grande-Bretagne (21%) et Amérique du Nord (23%). L’échantillon n’est malheureusement pas suffisamment large pour autoriser des comparaisons par pays significatives.

Je vous propose une analyse critique de cette étude en trois temps : les constats, les implications et les recommandations concrètes que l’on peut en tirer. Cette dernière partie sera enrichie par les travaux menés au sein du Club ESG de l’IFA et par des publications récentes qui ont abordé ce sujet dans la presse anglo-saxonne, notamment la Harvard Business Review.

Les constats (observations)

Dans la plus pure tradition des verres à moitié pleins ou vides, on distinguera les facteurs d’optimisme, de pessimisme et … les raisons de s’inquiéter vraiment.

Les facteurs d’optimisme

Je retiens trois chiffres particulièrement significatifs :

75% des administrateurs disent que l’enjeu du réchauffement climatique est très important pour le succès stratégique de leur entreprise. Ceci confirme un point essentiel : les grandes entreprises ont compris que les enjeux de RSE doivent être liés à leur stratégie, comme le montrait déjà l’étude du cabinet PWC sur 851 administrateurs de grandes entreprises américaines : 64% d’entre eux affirment que la RSE est intégrée à leur stratégie[4].

63% affirment que leur Conseil dispose d’une très bonne compréhension des risques et des opportunités stratégiques que le changement climatique représente pour leur entreprise.

72% des administrateurs se disent confiants quant à la capacité de leur entreprise à atteindre ses objectifs en matière de maîtrise du réchauffement climatique.

Ces trois chiffres synthétisent assez bien le point de vue dominant dans les Conseils : « on est conscients du problème, donc on est sur le chemin de sa résolution ». Mais ces motifs d’optimisme sont des leurres, tout juste bons à convaincre Mme la marquise, comme disait le chansonnier. Comme l’affirment justement les auteurs de l’étude H&S et Insead, « nous avons trouvé de multiples preuves qui montrent que cette confiance des administrateurs est excessive, à moins que les objectifs définis par leur entreprise ne soient pas assez ambitieux »[5].

Les facteurs de pessimisme

C’est lorsque les questions se resserrent sur les mesures concrètes que l’inquiétude apparaît.

43% des administrateurs disent que leur entreprise ne dispose pas encore de cibles précises en matière de réduction de ses émissions de carbone (ou disent qu’ils ne savent pas si c’est le cas… ce qui est tout aussi inquiétant). Verre à moitié plein : il y a quand même 41% des administrateurs qui disent avoir des cibles pour les émissions directes et indirectes à leur contrôle (scope 1 et 2). Seulement 16% disent que leur entreprise dispose de cibles pour leurs émissions au-delà de leur contrôle (scope 3, incluant celles de leurs fournisseurs et clients), alors que l’on sait que dans la plupart des secteurs, ce sont ces émissions qui dominent (le NewClimate Institute a montré sur un échantillon de 25 grandes entreprises internationales, que 87 % de leur empreinte carbone provient du scope 3).

On peut directement comparer ces résultats aux données sur l’alignement des températures de Moody’s ESG Solutions, publiées début 2022. Elles révèlent que seulement 42% des 4.400 entreprises évaluées ont fixé des objectifs en matière d’émissions. En outre, seules 11% d’entre elles se sont fixées des objectifs quantifiables jusqu’à 2030. Quand on sait que l’une des phrases les plus fréquemment citées lors des réunions de Conseil est la maxime du célèbre gourou du management Peter Drucker, « ce qui ne peut pas être mesuré ne peut pas être managé », ce résultat fait frémir. Il faut y ajouter le manque d’ambition : la même étude de Moody’s montre que la proportion des entreprises évaluées qui sont alignées sur un niveau net-zéro d’ici 2050 est de… 3% !

Rappelons quelques fondamentaux :

  • Si l’on veut rester dans les clous de l’accord de Paris et ne pas dépasser le seuil de +1,5 °C de réchauffement planétaire par rapport à l’ère préindustrielle, il faut réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) de 43 % d’ici à 2030 par rapport à 2019 (GIEC).
  • Sans changement majeur, le réchauffement pourrait atteindre +3,2°C d’ici la fin du siècle (GIEC).
  • La France s’est fixée des objectifs de neutralité carbone à horizon 2050. Cet objectif est clairement menacé puisqu’au rythme de baisse des émissions des 10 dernières années, cet objectif ne serait atteint qu’en 2130 (OFCE)[6].

Je constate que même les entreprises qui ont une bonne réputation en RSE et qui se sont fixées des objectifs sont souvent trop optimistes. Ainsi, selon un rapport, publié par le NewClimate Institute avec le soutien de l’ONG Carbon Market Watch, 25 des plus grandes entreprises du monde ayant pris des engagements de neutralité carbone n’atteindront qu’une réduction moyenne de 40 % de leurs émissions par rapport à 2019 (alors qu’il faudrait 100%)[7]. Parmi elles, les grandes promesses climatiques de Nestlé, Saint Gobain, Carrefour ou encore Unilever ont été classées comme ayant une très faible intégrité.

Une étude de l’Institute for Business Value (IBV) d’IBM et d’Oxford Economics menée auprès de 1.958 cadres dirigeants dans 32 pays pointe elle aussi un écart abyssal : 86% affirment que leur organisation a une stratégie de durabilité (« sustainability strategy ») en place mais seulement 35% ont commencé à agir selon cette stratégie. Seulement un sur trois déclare avoir intégré les objectifs de durabilité et les indicateurs pour les suivre dans les processus business (“Sustainability as a transformation catalyst”, January 2022).

A l’occasion de la publication d’une version préliminaire de cet article, mon ami Constant Calvo m’a signalé ce passage extrait de « Le changement climatique et les entreprises : enjeux, espaces d’action, régulations internationales » de Franck Aggeri et Mélodie Cartel, publié dans Entreprises et Histoire en 2017 : « Des chercheurs ont comparé depuis 1997 les discours des dirigeants aux pratiques effectivement mises en œuvre pour organiser une transition bas carbone. Si les discours des dirigeants sont particulièrement ambitieux et annoncent une sortie progressive des énergies fossiles, les faits infirment largement ces déclarations ».

Reprenons les chiffres de l’étude de H&S et Insead :

16% des administrateurs disent que personne dans leur entreprise n’est en charge d’élaborer un reporting sur le réchauffement climatique pour le Conseil.

50% des administrateurs disent qu’ils ne sont pas entièrement satisfaits par le reporting sur le réchauffement climatique fourni au Conseil.

Encore faut-il préciser que les entreprises qui font un reporting climat n’ont pas atteint, pour la plupart, la maturité que l’on observe dans le domaine financier.

L’annonce d’objectifs précis (souvent à long terme) semble décorrélée des mesures effectives : en octobre 2021, juste avant la tenue de la COP26 à Glasgow, le cabinet BCG Gamma a sondé 1.200 groupes sur le rapport aux émissions de CO2. Il a calculé que si une entreprise cotée sur cinq à travers le monde s’était engagée à atteindre la neutralité carbone, seulement 9% mesuraient de façon précise leurs émissions[8]. Plus problématique encore :

  • 81% des entreprises omettent certaines de leurs émissions internes (celles liées aux activités de l’entreprise) dans leurs rapports ;
  • 66% ne déclarent aucune de leurs émissions externes (celles liées à leur chaîne de valeur) ;
  • les entreprises interrogées admettent que leurs mesures ont une marge d’erreur de 30 à 40% ;
  • 53% d’entre elles déclarent avoir des difficultés à prendre des décisions et à en analyser les résultats du fait de la rareté des mesures réalisées.

Le Carbon Disclosure Project, principale organisation répertoriant le bilan carbone des grandes entreprises mondiales, explique à L’Express (L’Express, 25 novembre 2021) qu’en 2020 sur 3.200 firmes cotées ayant répondu à ses questionnaires, seules 15 % ont délivré des informations sur leur scope 3. Et encore celles-ci étaient largement parcellaires.

La France est probablement le seul pays à imposer aux entreprises soumises au reporting de durabilité (reporting dit « extra-financier ») de rendre compte de leurs émissions de scope 3. Or, elles sont de loin les plus importantes puisqu’elles représentent plus de 80 % en moyenne des émissions d’une entreprise. Certes, la loi oblige les établissements français de plus de 500 salariés à communiquer les émissions sur l’ensemble de leurs scopes, mais beaucoup ne respectent pas cette obligation. En France, seules 30 % des entreprises sont en conformité selon l’Association Bilan Carbone. L’amende pour le non-respect, passée en 2019 de 1.500 à 10.000 €, n’est guère dissuasive. Au niveau mondial, le panorama ne s’avère pas plus réjouissant. Sur les 641 sociétés s’étant engagées à atteindre la neutralité carbone au milieu du siècle recensées par Net Zéro Tracker, la grande majorité écarte le scope 3 de leur promesse.

Le manque de crédibilité des stratégies climat des grandes entreprises est désormais relevé par les investisseurs. Seulement six mois après sa dernière évaluation, l’initiative d’investisseurs CA100+ (Climate Action 100+), qui représente 700 investisseurs responsables (dont Amundi, Axa, BNP-AM, BlackRock) avec 68.000 milliards de dollars d’actifs sous gestion, a publié le 13 octobre 2022 une mise à jour de son « Net Zero Company Benchmark ». Elle reconnaît des améliorations parmi les 166 entreprises (10.300 milliards de dollars de capitalisation) dont elle évalue les progrès en matière d’engagements net zéro mais considère que « cela ne s’accompagne pas du développement et de la mise en œuvre de stratégies de décarbonation crédibles ». Or la démonstration de « changements significatifs dans les modèles d’entreprises de certains groupes pour s’aligner sur l’accord de Paris » est à ses yeux une « priorité essentielle ».

Elle observe une absence d’objectifs de réduction des émissions à court et moyen terme alignés sur la limitation du réchauffement à 1,5°C : seules 20 % des entreprises ont établi des objectifs ambitieux à moyen terme qui couvrent tous les scopes matériels et sont alignés sur un scénario de 1,5°C. Ce taux passe à 10 % seulement pour les objectifs à court terme (jusqu’en 2025). De plus, « les objectifs ‘zéro émission’ ne sont souvent pas soutenus par des stratégies permettant de les atteindre ». Seules 10 % des entreprises se sont engagées à aligner pleinement leurs plans d’investissement sur leurs objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre ou sur l’accord de Paris.

La communauté financière s’inquiète – sans doute avec un brin d’hypocrisie – à tel point que l’une de ses publications préférées, l’Agefi publiait le 25 octobre 2022 un article au titre explicite : « Encore 44% des sociétés mondiales n’ont pas d’objectifs climat crédibles »…

A la décharge des entreprises et de leur Conseil, il faut noter que la comptabilité carbone est un domaine complexe, même si la normalisation et les méthodologies (notamment la Science Based Targets initiative, ou SBTi) progressent à grande vitesse.

Les raisons de s’inquiéter vraiment

D’autres résultats sont plus inquiétants encore.

25% des administrateurs constatent que leur Conseil n’a consacré aucun temps à construire les scénarios en réponse du réchauffement climatique. Le défaut d’anticipation est ici criant.

85% des administrateurs reconnaissent que leur Conseil doit accroître ses connaissances concernant le réchauffement climatique. Presque la moitié (46%) considèrent que leur Conseil dispose d’une connaissance nulle ou insuffisante des implications du réchauffement climatique sur la performance financière de leur entreprise. Seuls 15% estiment qu’il dispose d’une connaissance suffisante sur les implications du réchauffement climatique sur le modèle d’affaires.

Moins de la moitié (48%) considèrent qu’il est important de pouvoir s’appuyer, au sein du Conseil, sur un administrateur disposant d’une expertise sur le climat. Pire encore, 69% constatent que les connaissances sur le réchauffement climatique ne sont pas intégrées à la matrice de compétences de leur Conseil. La même proportion indique que ce n’est même pas un critère dans le processus de sélection de nouveaux administrateurs.

49% disent que le réchauffement climatique n’est pas (ou n’est qu’à la marge) intégré dans les décisions d’investissement de leur entreprise (il n’y est complètement intégré que pour 11%).

74% déclarent que le réchauffement climatique n’est pas intégré (ou seulement à la marge) dans les indicateurs de performance utilisés pour l’évaluation des dirigeants (il ne l’est entièrement que pour 5%).

Ces données confirment les résultats du « baromètre grandes entreprises » publié par Eurogroup Consulting en janvier 2019, qui a interrogé (cette fois dans le contexte français) une centaine de grandes entreprises (entreprises du CAC 40 ou SBF 120 et entreprises non cotées). Il montre que le risque du réchauffement climatique n’est jugé préoccupant que par 24% des dirigeants des grandes entreprises françaises. Une proportion plus importante d’entre eux le trouve moyen et 33% encore l’estiment faible !

Trois ans plus tard, le baromètre 2022 montre que cette situation s’est encore dégradée : le risque sanitaire focalise l’attention des dirigeants interrogés (68%), ce qui se comprend, après deux ans de crise sanitaire, juste devant les risques cyber (53%) ainsi que les risques d’approvisionnements (49%) qui devancent largement les risques économiques et financiers (39%). Les risques environnementaux restent en queue des préoccupations avec 13%. A noter qu’un mois avant l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes, le risque géopolitique n’était que peu identifié…

Ces données confirment aussi les résultats du baromètre de l’IFA et de l’ORSE (Observatoire sur la Responsabilité Sociétale des Entreprises) sur un échantillon de sociétés françaises membres de l’IFA (et donc plutôt parmi les plus dynamiques) : dans 64% des cas, les enjeux climatiques ne sont évoqués qu’occasionnellement, voire jamais, comme facteur de prise de décision par les membres du Conseil[9].

Le constat est donc clairement alarmant. D’autant plus qu’il faut le pondérer avec un biais classique dans ce type d’étude, relevé par les auteurs : les administrateurs qui ont pris le temps de répondre à cette enquête relativement fournie sont sans doute parmi ceux qui sont les plus motivés et les plus avancés vis-à-vis de la prise en compte du réchauffement climatique, « si bien que les raisons de s’alarmer sont plus importantes encore que ce qui apparaît »[10].

Les implications (conséquences opérationnelles)

Les réponses obtenues aux questions posées sur cette immaturité des Conseils vis-à-vis des enjeux du réchauffement climatique tournent autour de difficultés très classiques. Les administrateurs indiquent que les sujets environnementaux cèdent le pas aux enjeux sociaux comme la diversité, l’égalité professionnelle et l’inclusion mais également à des enjeux d’actualité comme le dialogue avec les parties prenantes, l’éthique des affaires, la lutte contre la corruption, le travail à distance, l’engagement des collaborateurs. Trois facteurs d’explication sont mis en avant par les administrateurs : ces enjeux sociaux ou d’actualité apparaissent prioritaires car

  • les Conseils peuvent s’en emparer de façon autonome (peu de besoins d’expertise extérieure),
  • ils sont plus facilement mesurables,
  • ils font l’objet de réglementations dans plusieurs pays.

Ces appréciations traduisent une incompréhension du rôle et des responsabilités des Conseils, qui ne sont pas censés, bien au contraire, se cantonner aux enjeux de court terme et les plus simples. Elles me rappellent le célèbre article écrit en 2014 par Lynn S. Paine dans la Harvard Business Review sur “Sustainability in the Boardroom”[11]. L’auteur de “Capitalism at Risk : Rethinking the Role of Business” s’interrogeait déjà sur le silence des Conseils sur les sujets de développement durable[12]. Elle répondait par leur focalisation sur le reporting financier, la question de la rémunération des dirigeants et l’adaptation au contexte réglementaire à la suite du Sarbanes-Oxley Act, et du Dodd-Frank Act…

La question des compétences des Conseils est clairement posée. Il ne s’agit pas de transformer les administrateurs en experts du climat mais bien de les équiper avec les compétences permettant de comprendre les implications stratégiques et opérationnelles du réchauffement climatique sur les activités, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui pour la plupart des Conseils.

Une étude du Conference Board américain (28 septembre 2022) menée sur les valeurs du Russell 3000, un indice boursier pondéré en fonction de la capitalisation, qui vise à être une référence pour l’ensemble du marché boursier américain, montre que les grandes entreprises américaines ne savent pas impliquer correctement le Conseil dans le suivi de leurs données ESG (indicateurs RSE) :

  1.  La très grande majorité des entreprises, soit 755 d’entre elles, assignent ce suivi au Comité de Nomination et de Gouvernance du Conseil.
  2.  Seulement 85 entreprises l’assignent au Conseil directement (plutôt qu’à un comité).
  3.  Seulement 56 confient cette tâche à un Comité RSE ou Développement durable.

A juste raison, le Conference Board déconseille la première solution et privilégie la troisième… qui reste très minoritaire (fort heureusement, elle l’est moins en France où la pratique de créer un Comité RSE ou DD a plus fortement progressé).

L’étude de H&S et Insead confirme les résultats d’un sondage mené par Bloomberg en 2020, qui avait analysé la carrière des 600 administrateurs de 20 banques leaders (européennes et américaines) pour conclure que « le verdissement de la Finance mondiale n’a pas encore atteint les Conseils ». En effet, seuls une poignée d’administrateurs avaient une expérience dans les secteurs des énergies renouvelables ou du développement durable alors que 73 en avaient une chez les plus grands émetteurs de carbone. Contrairement aux usages bien établis dans la Finance, le titre de cette étude ne prenait pas de gants : « Les autres fossiles au sein des Conseils »[13].

En janvier 2021, un rapport du très respecté NYU’s Stern Center for Sustainable Business portait un titre tout aussi clair : « Les Conseils américains souffrent d’expertise inadéquate en matière de RSE »[14]. Il examinait le profil de 1.188 administrateurs des cent plus grandes entreprises américaines cotées (Fortune 100). Conclusion : 29% d’entre eux ont de l’expérience sur la RSE (grâce aux compétences RH ou sur les sujets sociaux) mais 6% seulement ont de l’expérience spécifiquement sur les sujets environnementaux et moins de 2% sur les sujets du climat ou des énergies propres.

Ceci me rappelle un délicieux tweet de Paul Polman, alors CEO d’Unilever :

@PaulPolman : Recent survey shows that only 17% of Board of Directors serving on Sustainability committees have sustainability expertise. Imagine if only 17% of the directors serving on the audit committee had financial literacy? Concerning indeed. Having Climate competent boards is a must by now. – 4 oct. 2020

Le cabinet Heidrick & Struggles, qui a des activités importantes dans la chasse de tête pour les Conseil d’administration, a réalisé plusieurs publications intéressantes sur le sujet. Elles montrent par exemple qu’aux Etats-Unis, en 2020, seuls 6% des nouveaux administrateurs pouvaient exciper d’une quelconque expérience en matière de RSE (sustainability)[15]. Pour l’Europe de l’Ouest, la performance est double, mais cela ne représente quand-même que 12%[16]. Attention : il ne s’agit pas de la proportion des membres des CA mais seulement de la proportion des nouveaux administrateurs (désignés dans l’année).

Le Conference Board a réalisé une étude sur les compétences des administrateurs des entreprises du S&P500 (les 500 plus grandes capitalisations américaines) publiée le 21 septembre 2022. Le graphique ci-dessous résume la situation : seuls 7% d’entre eux amènent au Conseil des compétences sur l’environnement ou sur le climat.

Ce même think-tank patronal a élargi cette analyse en mars 2023 aux valeurs de l’indice Russell 3000, qui intègre des entreprises de taille plus modeste. La proportion des administrateurs qui apportent au Conseil des compétences sur l’environnement ou sur le climat tombe alors à… 3% !

Source : Conference Board, mars 2023

Voici donc l’un des problèmes les plus matériels (c’est-à-dire à la fois très probable et très grave) qui affecte les entreprises, mais les Conseils ne semblent pas éprouver le besoin de se doter de compétences significatives pour y faire face. Leur portefeuille de compétences reste centré sur les savoir traditionnels en corporate finance, gouvernance, et depuis plus récemment ressources humaines.

Le Global Compact et le cabinet Russell Reynolds Associates ont publié une étude en juillet 2020 qui relate l’analyse de plus de 4.000 fiches de poste utilisées pour le recrutement de nouveaux hauts dirigeants dans le monde[17]. Le résultat est frappant : dans seulement 4 % des cas, une expérience ou un goût pour le développement durable étaient requis.

Tensie Whelan, la directrice du NYU Stern Center for Sustainable Business, regrette cette situation dans un article de la Harvard Business Review au titre significatif (« Boards Are Obstructing ESG — at Their Own Peril) : « ce paysage de désolation quant à l’expertise RSE dans les Conseils contraste avec la reconnaissance grandissante de l’importance du levier RSE pour créer des opportunités financières »[18].

Dans sa chronique dans L’Express du 22 avril 2021, Jean-Marc Jancovici cite « une récente analyse effectuée aux États-Unis sur les administrateurs des 100 premières sociétés du pays [qui] a montré que 1% seulement disposaient de compétences minimales sur les questions énergétiques et climatiques »[19]. En 2019, le Shift Project avait fait l’inventaire des cours obligatoires sur les enjeux énergie et climat au sein de 34 établissements d’enseignement supérieur français, dont 12 écoles d’ingénieurs, 6 écoles pour fonctionnaires, 6 écoles de commerce, 4 universités. Résultat : 10 % environ de leur cursus demandaient à leurs étudiants d’apprendre « quelque chose » de manière obligatoire dans ce domaine. Ces profondes lacunes ont fini par provoquer la révolte des étudiants eux-mêmes (voir : « Les jeunes diplômés et l’entreprise : lost in transition »).

Les étudiants du manifeste pour un réveil écologique ont également produit un rapport très critique sur l’impréparation de l’enseignement supérieur français vis-à-vis des enjeux de la transition écologique[20]. Il montre que seuls 15% des établissements de l’enseignement supérieur se déclarent prêts à former l’ensemble de leurs étudiants aux enjeux écologiques. La plupart des établissements se concentrent à ce jour essentiellement sur le verdissement des campus (recyclage des déchets, efficacité énergétique des bâtiments…) laissant de côté leurs autres leviers d’action, en particulier, l’intégration des enjeux écologiques dans la formation au sens strict. « Celle-ci est encore balbutiante, se limite principalement aux cursus spécialisés, ne touche qu’une petite partie des étudiantes et étudiants et prend trop souvent la forme de modules de sensibilisation au lieu de cours approfondis ».

Le manque de compétences au sein des Conseils est l’un des facteurs explicatifs des écarts béants entre les horizons très lointains assignés aux objectifs environnementaux (par exemple, la neutralité carbone en 2050) et le court terme des mesures à prendre dès maintenant, qui ne sont clairement pas au rendez-vous.

L’un des co-auteurs de l’étude, le centre d’expertise sur la gouvernance de l’INSEAD, relate la conduite d’un projet de recherche qualitative sur les facteurs de blocage qui empêchent les Conseils d’avancer. Pour cela, ses experts ont interrogé 25 administrateurs indépendants européens chevronnés représentant 50 grandes entreprises réputées[21]. Les points de vue recueillis confirmaient l’importance du sujet du réchauffement climatique pour ces dirigeants mais mettaient aussi en évidence de l’arrogance, des attitudes d’arrière-garde, la légèreté de paroles jetées en l’air, du « greenwashing » et même du climato-scepticisme[22].

Ces derniers points de vue peuvent refléter – bien que les situations d’un Conseil à l’autre soient très diverses – un certain manque d’ouverture aux idées nouvelles qui bousculent les situations acquises, que l’on peut observer dans certains Conseils (voir : « Administrateurs salariés : 6 opportunités en jachère » ).

À la fin de l’été 2022, l’économiste Timothée Parrique, chercheur à l’Université de Lund (Suède) et auteur de « Ralentir ou périr, l’économie de la décroissance » (Seuil), invité aux universités d’été du Medef assenait aux patrons rassemblés : « vous êtes le problème ». Les entreprises ont le devoir de montrer qu’elles sont aussi les solutions.

Parmi les retours des administrateurs qui fixent correctement la ligne d’horizon – il y en a, heureusement ! – j’en retiens quatre :

« Tout Conseil dénué d’expertise sur l’urgence climatique est à côté de la plaque dans ce siècle. (…) Les Conseils qui continuent à se payer de mots sur le sujet finiront par perdre leur droit à faire des affaires (« license to operate »), littéralement ou symboliquement, ou déposeront le bilan plus vite qu’ils ne le pensent. »

« Le réchauffement climatique est en train de devenir le sujet le plus important dans les débats du Conseil et nécessite un leadership courageux. Il est absolument central pour toute entreprise qui veut prospérer au-delà du court terme ».

« Il faut opérer un changement radical de mindset au sein du Conseil, particulièrement à l’égard des administrateurs les plus âgés, pour s’orienter sur la raison d’être de l’entreprise, vers des objectifs durables et de long terme, vers un modèle d’affaires résilient. Cela nécessite un bouquet de compétences renouvelé au sein du Conseil ».

« Il est plus facile de convaincre les jeunes générations de travailler pour vous si vous leur montrez que vous vous occupez de leur futur ».

Le rapport met l’accent sur un phénomène que les lecteurs de ce blog connaissent : le cercle vicieux entre compétences et expérience. On peut le résumer ainsi : les personnes qui comprennent les implications du réchauffement climatique ne disposent pas, en général, de l’expérience professionnelle traditionnellement exigée pour rejoindre un Conseil et inversement, les personnes qui ont l’expérience des Conseils ne sont pas suffisamment familiers des mécanismes et des implications du réchauffement climatique. En d’autres termes, les administrateurs doivent relire Socrate (470 – 399 av. J.-C.) : « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ».

Dans quelques mois, vous trouverez sur ce blog la seconde et dernière partie de cet article, consacrée aux recommandations concrètes que les Conseils peuvent mettre en œuvre immédiatement pour reprendre le rôle qui leur est reconnu, celui d’une vigie qui anticipe, fixe le cap et contrôle l’exécution… y compris pour l’enjeu du réchauffement climatique !

Car le renoncement n’est pas de mise : non seulement les autruches peuvent voir mais elles peuvent aussi devenir force de traction…

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE

 

Pour aller plus loin :

Cet article est la suite de « Nos dirigeants sont-ils climato-sceptiques sans le savoir ? »

Lisez la suite de cet article : « Climat : les entreprises au seuil de leur transformation environnementale »

Crédit image : Dessin de Matthias Rihs publié par le journal suisse Le Temps en date du 14 juillet 2016

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[1] « RSE : la troisième édition du forum de Giverny fait le plein d’idées et de propositions », Le Journal du Grand Paris, 5 septembre 2021

[2] « Changing the Climate in the Boardroom », Rapport de Heidrick & Struggles et de l’INSEAD, december 2021. Données recueillies sur questionnaire fin 2021.

[3] “The results of our survey revealed a clear disconnect between what board members say about the importance of climate change to their companies and what the boards actually do.”

[4] “PwC’s 2021 Annual Corporate Directors Survey : Taking on change”, October 2021

[5] “We found much evidence that board members’ confidence may be misplaced—or that their companies’ goals may be insufficiently ambitious.”

[6] « Placer l’environnement au cœur de la politique économique », OFCE, Policy Brief n°100, 9 février 2022

[7] Voir : « Ikea, Amazon, Carrefour… les promesses de neutralité carbone des grandes entreprises sont un véritable échec », Novethic, 8 février 2022, https://www.novethic.fr/actualite/environnement/climat/isr-rse/ikea-amazon-carrefour-les-promesses-de-neutralite-carbone-des-grandes-entreprises-sont-un-veritable-echec-150560.html

[8] « Use AI to Measure Emissions-Exhaustively, Accurately, and Frequently », BCG Gamma report, October 2021

[9] « La RSE, nouvelle priorité stratégique des administratrices et administrateurs ? – Baromètre IFA ORSE PwC, 1ère édition », Mars 2022

[10] “A word of reservation: the results that follow almost certainly have a slight bias toward respondents who genuinely believe in the importance of climate change. The causes for concern are more significant than we might hope.”

[11] Lynn S. Paine, “Sustainability in the Boardroom”, Harvard Business Review, July-August 2014

[12] Harvard Business Review Press, 2011

[13] Saijel Kishan, Andre Tartar, and Dorothy Gambrell, “The other fossils in the boardroom,” Bloomberg, June 3, 2020

[14] Tensie Whelan, “US Corporate Boards Suffer from Inadequate Expertise in Financially Material ESG Matters”, NYU Stern Center for Sustainable Business, January 2021

[15] Heidrick & Struggles, “Board Monitor US 2021”, June 8, 2021

[16] Heidrick & Struggles, “Board Monitor Europe 2021”, June 10, 2021

[17] « Leadership for the decade of action ; A United Nations Global Compact-Russell Reynolds Associates study on the characteristics of sustainable business leaders », July 2020

[18] Tensie Whelan, « Boards Are Obstructing ESG — at Their Own Peril », Harvard Business Review, January 18, 2021

[19] Jean-Marc Jancovici est professeur à Mines Paris Tech, président de The Shift Project ; cofondateur et associé de Carbone 4

[20] « L’écologie aux rattrapages – L’enseignement supérieur français à l’heure de la transition écologique : état des lieux et revue des pratiques », Rapport du manifeste pour un réveil écologique, Février 2021

[21] N. Craig Smith and Ron Soonieus, “What’s Stopping Boards from Turning Sustainability Aspirations into Action?” Camunico and INSEAD Corporate Governance Centre, July 2019

[22] “On the other hand, we also found evidence of complacency, entrenched attitudes, lip service, greenwashing, and even downright denial of climate change.”

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