[ Mise à jour : 25 septembre 2024 ] Cet article ouvre une série que je consacrerai dans les semaines et mois qui viennent à la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive). Si vous souhaitez être alerté(e) des prochaines publications, abonnez-vous gratuitement à mon blog ici.
L’économie telle que nous la connaissons aujourd’hui fonctionne sur une fiction : la disponibilité illimitée et la gratuité des ressources ou de la mauvaise utilisation des ressources. Vous étiez un armateur et vous preniez le risque de faire voguer des pétroliers mal entretenus qui ont provoqué des marées noires ? La collectivité payait la réparation des nuisances – pour celles qui étaient réparables. Vous étiez un chef d’entreprise peu soucieux de la santé de ses salariés et vous génériez un climat de travail toxique ? L’assurance maladie prenait en charge les dommages causés à la santé des salariés. Mais les parties prenantes, qui subissent ces impacts – ce que les économistes appellent des externalités négatives – sont de plus en plus intolérantes et demandent désormais aux agents économiques d’être beaucoup plus attentifs aux effets qu’ils génèrent sur la société, leur environnement, leurs écosystèmes.
La notion d’impact se distingue d’ailleurs de celle d’externalité par son intentionnalité : les impacts se construisent (lorsqu’ils sont positifs) ou se combattent (lorsqu’ils sont négatifs). Selon le Global Impact Investing Network (GIIN), l’investissement à impact est une approche financière qui vise à générer un impact social ou environnemental positif en plus d’un rendement financier. Cette approche s’inscrit dans un cadre articulé autour de trois principes, selon la définition proposée en 2021 par France Invest, le Forum pour l’Investissement Responsable (FIR) :
- L’intentionnalité : la recherche explicite d’un impact social ou environnemental positif.
- L’additionnalité : l’engagement financier ou extra-financier de l’investisseur pour maximiser l’impact de l’entreprise bénéficiaire.
- La mesurabilité : la mise en place d’objectifs sociaux ou environnementaux, un suivi des résultats et une évaluation continue.
En mars 2021, 60 sociétés de gestion françaises spécialisées dans l’Impact investing, réunies par le Forum pour l’Investissement Responsable (FIR) et France Invest, se sont accordées sur cette définition commune et ont abouti à 9 grands principes[1].
Ces 3 principes sont généralisables et ont été repris, par exemple, par le Comité de suivi des Jeux Olympiques de Paris 2024 : « Il est crucial de distinguer tous les impacts évalués et de s’assurer qu’il s’agit d’effets additionnels et de véritables changements pour les Parisiens, les Franciliens et les Français, c’est-à-dire d’effets qui n’auraient pas été produits sans l’organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques » (voir : « La politique d’impact des Jeux olympiques de Paris 2024 : médailles d’or et de plomb »).
On observe le développement des entreprises dites « à impact » (ou dans la finance, des « fonds à impact », de « l’investissement à impact ») ; on constate le succès des contrats à impact social (ou social impact bonds), qui procèdent d’une hybridation croissante des logiques financières et sociales. On salue la création de l’impact tank qui se définit comme « le think tank de l’impact », on voit se multiplier dans les entreprises, les postes de « Chief Impact Officer » et l’appellation « rapport de développement durable » détrôné par le plus moderne « rapport d’impacts ».
Le terme de « métier à impact » opère un glissement, du monde du care (médecins, infirmiers…) vers celui de la RSE et du développement durable : les emplois à impact, dans la RSE, la finance responsable ou l’Economie sociale et solidaire (ESS) ont le vent en poupe. On parle même de métiers à impact positifs, ce qui laisse supposer qu’il en existe d’autres à impact négatif…
Un nouvel indice boursier apparaît, l’Impact 40, qui se pose en alternative du CAC 40. Du côté des organisations patronales, le Mouvement Impact France, créé en 2020, revendique 15.000 adhérents, ce qui reste loin des 190.000 du Medef ou des 230.000 de la CPME, mais commence à peser[2]. Bienvenue dans l’économie d’impact !
« Impact is the new normal »
Terra Nova avait commencé, en préparation de ce qui allait devenir la « loi Pacte », à travailler sur « l’entreprise contributive », une forme d’entreprise attentive à diminuer ses impacts négatifs et à augmenter ses impacts positifs[3]. La CSRD est le système métrique de cette entreprise. Elle lui propose des normes d’indicateurs et des méthodologies de reporting robustes afin de suivre et piloter ses impacts.
La loi Pacte visait d’ailleurs à concilier le but lucratif et la prise en compte des impacts sociaux et environnementaux, consacrant ainsi ce concept d’impact. Je note d’ailleurs que le rapport de Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », publié en mars 2018, qui a ouvert la voie à la loi Pacte, proposait d’appeler ce qui est devenu le « Comité de mission » dans le schéma de gouvernance de la société à mission, le « Comité d’impact »[4].
L’entrée dans l’économie d’impact traduit l’intégration de la RSE et du Développement durable dans le fonctionnement ordinaire des entreprises. « Impact is the new normal » ! L’ISO 26.000 (norme sur la RSE internationalement reconnue, finalisée en 2010) définit la RSE comme la « Responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et de ses activités sur la société et sur l’environnement ». La Commission européenne adopte une définition proche : « Responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets (impacts dans la version anglaise) qu’elles exercent sur la société »[5].
La CSRD marque le fait qu’il n’y a plus de séparation entre le « business as usual » d’un côté et la RSE de l’autre, qui en serait le supplément d’âme : business et RSE sont désormais intégrés. Les lecteurs fidèles de ce blog reconnaissent cette approche : je l’ai définie en 2011 sous l’appellation de « RSE transformative » (voir : « Management & RSE : pourquoi ce blog ? »).
La Plateforme RSE a conduit un travail de fond sur cette notion d’impact, qui a fait l’objet d’une publication en février 2023[6]. Elle s’attelle, dans un premier temps, à définir le concept en s’appuyant sur les différents textes officiels le mentionnant. Parmi eux, la norme ISO 26.000 ou encore la directive européenne 2011/92/UE concernant l’évaluation des incidences de certains projets publics et privés sur l’environnement. C’est finalement la définition de l’Efrag (Groupe consultatif européen sur l’information financière, en anglais European Financial Reporting Advisory Group) qui retient les faveurs de la Plateforme RSE. L’organisme de normalisation européen définit l’impact d’une entreprise comme l’effet que cette dernière a ou peut avoir sur l’économie, l’environnement et les populations. Il faut ensuite qualifier ces impacts, qui peuvent être avérés ou potentiels, négatifs ou positifs, à long ou court terme, intentionnels ou non, réversibles ou irréversibles. On reconnaît ici la matrice méthodologique de la CSRD (qui était encore dans les limbes à cette époque), laquelle s’appuie sur les ESRS (European Sustainability Reporting Standards) … élaborés par l’Efrag.
Le verbe impacter, anglicisme dérivé du mot impact, issu du substantif latin impactum (frapper contre, jeter) ou du verbe latin impegere (heurter), a supplanté ses équivalents français de concerner, affecter, toucher, avoir des conséquences, influencer. Selon l’historien Christian Delporte, il est longtemps resté cantonné au monde des affaires, mais a maintenant envahi le discours public et la politique depuis 2008[7]. Là où le subtil ‘affecter’ laisse la place au libre arbitre, le redoutable ‘impacter’ s’accompagne de la force de l’inévitable, d’une connotation physique et matérielle. Selon le « Guide de la mesure d’impact social », l’impact représente « l’ensemble des changements positifs ou négatifs, attendus ou inattendus, et durables engendrés par les activités mises en place et attribuables à ces activités »[8].
En cohérence, on retrouve ces caractéristiques dans la définition des études d’impact, qui doivent « exposer avec précision l’évaluation des conséquences économiques, financières, sociales et environnementales, ainsi que des coûts et bénéfices financiers attendus des dispositions envisagées », comme le prévoit l’article 8 de la loi organique du 15 avril 2009.
Les ODD de l’ONU : précurseurs d’impacts
L’économie d’impact se traduit par une volonté de trouver des consensus larges pour orienter les efforts des entreprises vers des initiatives à fort impact. Une manifestation particulièrement visible en a été donnée par la structuration des 17 objectifs de développement durable (ODD), décidés lors de la conférence de Rio+20 en 2012, puis adoptés par les 193 pays membres des Nations Unies en 2015 et entrés en vigueur en janvier 2016. Ils s’intègrent dans le Programme de développement durable à l’horizon 2030 des Nations Unies et représentent les grands enjeux planétaires que la communauté internationale se donne pour objectif d’améliorer à l’horizon de 2030. Les Etats mais aussi les entreprises s’y réfèrent de plus en plus souvent pour orienter les politiques publiques pour les premiers, et leurs stratégies de RSE et Développement durable pour les secondes. Ils visent à mettre fin à l’extrême pauvreté, à combattre les inégalités, l’exclusion et les injustices, à préserver l’environnement et lutter contre le changement climatique, à garantir la paix et la sécurité…
Progressivement, des guides et des outils ont été créés pour aider les entreprises à s’approprier les ODD. Des outils comme le SDG Action Manager ou la GRI permettent à l’entreprise de mesurer la mise en œuvre des ODD au sein de l’entreprise. La GRI et le UN Global Compact proposent un guide qui offre un inventaire complet de cibles et d’indicateurs sur chacun des 17 ODD, en s’appuyant sur les normes et les cadres internationaux[9]. Ces derniers sont définis par les institutions publiques ou privées comme Global Compact, SASB, CDP, GRI, World Bank, WEF…[10] Fort heureusement, l’Efrag n’a pas ignoré ces référentiels internationaux en construisant les ESRS, qui forment la colonne vertébrale de la CSRD. Les entreprises déjà engagées dans les ODD, et il y en a beaucoup, y compris des PME, retrouveront dans la CSRD beaucoup de points de données (indicateurs, cibles, politiques, etc.) qu’elles connaissent déjà.
L’économie d’impact repose sur des tiers de confiance
L’économie d’impact se caractérise aussi par l’intervention de « tiers de confiance » qui centralisent, agrègent et synthétisent l’information pour lui donner sens. Ainsi les indicateurs conformes aux exigences de la CSRD fournis par les entreprises seront progressivement intégrés par
- les fournisseurs de labels RSE comme Lucie ou l’Afnor, qui octroient ou non leur label sur la base d’indicateurs d’impact[11];
- les agences de notation, qui délivrent des notes par thématiques ;
- les investisseurs qui en nourrissent leurs analyses et leurs algorithmes ;
- plus largement, le « point d’accès unique européen aux informations financières et non financières des entités européennes » (issu du règlement ESAP) collectera l’ensemble des données pour les mettre à disposition de toutes les parties intéressées[12].
Alors que bon nombre d’entreprises protestent contre la charge administrative liée à la construction de leurs indicateurs CSRD, il n’est pas inutile de faire remarquer l’intérêt de cette production unique, qui couvrira la plus grande partie des besoins, plutôt que de s’épuiser à remplir les questionnaires différents adressés par chacun de ces acteurs.
Dans une tribune au quotidien Le Monde, Pascal Demurger, Directeur général du groupe MAIF et Philippe Zaouati, Directeur général de Mirova, deux chefs d’entreprise déjà engagés dans la transition écologique et sociale, reconnaissent que l’approche de la CSRD « représente un défi technique majeur », notamment parce que « la méthodologie d’évaluation des impacts n’est pas encore stabilisée », mais considèrent que « la contrainte de transparence sur les impacts environnementaux est stimulante » et va aider les chefs d’entreprise à « faire les bons choix » [13].
De nombreux dirigeants ont compris l’intérêt de cette démarche comme facilitatrice de la transition. C’est le cas de la coalition Business for a Better Tomorrow, fondée en janvier 2024 et rassemblant 15 réseaux d’entreprises européennes (parmi lesquels en France, le Mouvement Impact France, la Communauté des Entreprises à Mission)[14]. Dans son manifeste européen, la coalition prend parti en faveur de la CSRD tout en regrettant que les institutions de l’UE n’aillent pas plus loin. Elle affirme d’abord la contribution de la transparence à l’intérêt général : « Le chemin vers une économie inclusive, juste et verte passera par une plus grande transparence de l’impact des entreprises aux yeux des pouvoirs publics, des investisseurs et des consommateurs : la mise à disposition publique du niveau d’engagement des entreprises permettra ainsi de distinguer les entreprises réellement engagées dans la transition des moins performantes, et contribuera à compenser le désavantage compétitif subi par les acteurs économiques qui contribuent positivement à la transition »[15].
Elle appelle de ses vœux la mise en place de dispositifs publics (commande publique, taux de TVA ou d’impôt sur les sociétés plus faible…) permettant une juste rémunération des externalités (diminution d’externalités négatives ou augmentation d’externalités positives). Ces dispositifs permettraient une meilleure activation des signaux prix intégrant les impacts. Ici apparaît une autre caractéristique de l’économie d’impact : elle rend les externalités visibles et en tient compte dans les politiques publiques.
Mais la coalition fait également valoir que malgré le point d’accès unique européen (voir ci-dessus), à défaut d’être traitées et valorisées correctement, les données CSRD sont trop complexes et dispersées pour les investisseurs, et plus encore pour les consommateurs, les candidats en recherche d’emploi et les pouvoirs publics. De ce fait, les entreprises, qui mobilisent des moyens humains et financiers pour répondre aux nouvelles normes européennes, ne perçoivent pas les avantages concurrentiels que la mise en œuvre de la CSRD pourrait leur procurer. C’est pourquoi la Coalition propose « la création d’un outil accessible, utilisant les données collectées dans le cadre de la mise en œuvre de la CSRD, qui permettrait d’accroître la visibilité sur les performances ESG des entreprises auprès des investisseurs et des consommateurs grâce à un mécanisme de notation ».
Pour une agence européenne de notation
Pour notre part, nous avions proposé la création d’une agence européenne spécialisée dans ce domaine afin de préserver la souveraineté européenne[16]. Notre constat est simple : alors que la notation ESG était un savoir-faire européen (et français en particulier) du fait de l’avance prise dans ce domaine par les réglementations de l’UE et des pays membres, la convergence entre le financier et l’« extra-financier » a fait son office : les acteurs nord-américains ont rattrapé leur retard sur la notation ESG en utilisant leur atout maître, la force de frappe de leurs agences de notation financière (les trois « poids lourds » que sont Fitch Ratings, Moody’s et Standard & Poor’s, auxquels s’ajoutent deux autres agences américaines importantes, MSCI et Morningstar) dont la rentabilité est artificiellement gonflée par leur situation de quasi-monopole.
Ils ont méthodiquement racheté la quasi-totalité des agences de notation ESG européennes, dont la première, Vigeo-Eiris, en avril 2019, dans une belle indifférence des États et des établissements bancaires et financiers européens. Comme le remarque un rapport du Sénat, « alors que l’Europe est pionnière en matière d’ESG, on a assisté à la mainmise progressive de groupes américains sur un marché fragmenté entre petits acteurs indépendants »[17]. Olivia Grégoire, à l’époque secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale, solidaire et responsable, l’a très justement souligné : « Nous avons affaire à une compétition internationale sur l’indicateur de la performance extra-financière. Ce n’est pas un sujet technique, mais bien de souveraineté européenne sur le plan économique. Nous avons déjà délégué les normes comptables IFRS aux Américains. Si nous ne définissons pas nos propres critères, les États-Unis pourraient être en mesure de nous imposer les leurs »[18].
« Pour éviter la concurrence entre les normes, il faudrait des normes mondiales. L’Europe est en avance et ne doit pas abdiquer. » – Bertrand Badré, ancien directeur de la banque mondiale, PDG et fondateur de « Blue like an Orange », cité dans « Un nécessaire modèle d’entreprise durable européenne », Rapport de MR21 et de la Master Class 21, septembre 2021
Or les indicateurs ESG, comme les normes financières, ne sont pas neutres. Ils sont le reflet du système de pensée qui leur a donné naissance[19]. C’est pourquoi la création d’une agence européenne de notation nous semble indispensable pour imposer les standards européens (économie sociale de marché, performance globale, double matérialité…). Cette proposition issue des travaux menés avec Metis et Terra Nova a été reprise et soutenue par la Plateforme RSE dans son avis préparatoire à la présidence française du Conseil de l’Union européenne (octobre 2021)[20]. Celui-ci met en perspective le projet : « La CSRD pourrait être l’occasion de relancer cette initiative [la création d’une agence d’évaluation européenne], en s’appuyant sur la BCE, les agences ESG encore indépendantes en Europe et un acteur européen des technologies. Cette agence européenne pourrait prendre un leadership dans l’intégration des données financières et non financières, dans la création de référentiels sectoriels mis à la disposition des PME et dans la création de nouvelles offres d’intelligence économique »[21].
Les indicateurs de performance sont au cœur de l’économie d’impact… et de la souveraineté
Un temps envisagée par la Commission, qui avait bien perçu, après la crise financière de 2008, la responsabilité des agences de notation financière américaines dans le déclenchement de la crise des « subprimes », cette initiative a malheureusement été abandonnée au profit d’un projet de réforme du contrôle des agences de notation existantes par l’ESMA[22]. Le 5 février 2024, la Commission européenne, le Parlement et le Conseil se sont accordés sur un texte établissant l’ESMA, le gendarme européen des marchés, comme superviseur des agences de notation ESG, comme il l’est déjà pour les agences qui notent la qualité de crédit des Etats et des entreprises. Le régulateur délivrera les agréments, contrôlera et sanctionnera, si besoin, les entités qui ne se conformeraient pas au règlement européen. L’Union européenne est ainsi la première région du monde à encadrer ce secteur, mais il s’agit seulement d’une régulation, comme le souligne l’hebdomadaire Challenges : « L’ESMA veut réguler la notation sociale pour rendre les méthodologies plus transparentes mais ne va pas jusqu’à imposer un standard comme par exemple, obliger que le E soit fondé sur l’atteinte des objectifs de l’Accord de Paris. Seule la France avec son label d’Etat ISR impose des règles strictes »[23].
Cet abandon est regrettable car d’ici quelques années, la valeur ajoutée ne sera plus dans les données, mais dans leur traitement. Ce pour quoi les investisseurs et les entreprises sont prêts à payer, ce sont moins les données que l’intelligence des données, c’est-à-dire la façon dont les indicateurs interagissent pour expliquer comment la valeur est créée. La question n’est donc plus la normalisation des données, mais leur traitement. L’UE a fait tous les efforts pour inventer la discipline de notation ESG, elle a pris le risque politique de l’imposer aux entreprises actives dans l’Union par deux directives successives… Mais elle va laisser les agences américaines déjà monopolistiques en tirer les fruits et imposer progressivement leur propre cadre d’analyse et de compréhension.
A l’heure où le besoin de souveraineté européenne se fait partout sentir, il est temps de prendre conscience que ceux qui abandonnent aux autres la maîtrise de la détermination des critères de performance des entreprises se placent en situation de dépendance et d’infériorité. Rappelons-nous les débuts d’Internet : par analogie avec la conquête de l’Ouest, ce ne sont pas ceux qui ont placé les câbles au fond des océans qui en ont récolté les fruits mais ceux qui ont fourni les pelles, les pioches et la toile de jean, c’est-à-dire ceux qui ont su apporter des traitements attractifs des données, ceux que l’on appelle aujourd’hui les GAFAM.
L’orientation vers les résultats et vers le futur
Un autre élément de la philosophie de la CSRD, que l’on retrouve dans les fondamentaux de l’économie d’impact est l’orientation sur les résultats. Agnès Audier, présidente d’Impact Tank, en a donné une illustration à l’occasion du sommet sur la mesure d’impact du 18 avril 2024 : « La mesure d’impact, c’est la mesure non pas des moyens mis en place par une organisation (ou pour un projet), mais la mesure du résultat lié à l’action. Si l’on prend l’exemple d’une formation, ce n’est pas tant la recension du nombre de personnes formées et le nombre d’heures de formation qu’elles ont reçues qui importe, mais comment cela a changé leurs pratiques ou leur accès à l’emploi. L’impact intègre aussi la notion de durée : si l’on cherche à suivre l’impact de formations professionnalisantes sur une personne, l’impact conduit à chercher à savoir où la personne en est, pas seulement six mois plus tard, mais aussi après plusieurs années »[24].
Cette orientation vers les résultats rapproche l’entreprise de l’endroit où se réalisent et se constatent les impacts : au contact avec les parties prenantes. C’est la raison pour laquelle le « Dictionnaire vécu de la gouvernance » nous dit que « l’impact permet d’aligner les parties prenantes lorsque la démarche les embarque de façon globale, surtout si celui-ci est porté par les instances dirigeantes et, au premier chef, par son conseil d’administration »[25].
Enfin, une dernière caractéristique de la CSRD vis-à-vis de l’économie d’impact va faire progresser les entreprises : sa dimension prospective. En effet, elles doivent désormais communiquer sur l’impact de leur activité mais aussi sur ses impacts futurs : les risques et les opportunités associés sur l’ensemble de leur chaîne de valeur, en amont comme en aval. Cette prise en compte du temps est difficile si l’on prend en compte la notion de VUCA, qui caractérise l’environnement des entreprises aujourd’hui : volatile, incertain, complexe et ambigu (voir : « Si le monde est VUCA, pourquoi continuer à miser sur des dirigeants du fixe ? »).
En environnement VUCA, l’impact se dérobe à la maîtrise du temps. Bill Gates, fondateur de Microsoft disait que l’on surestime toujours ce que l’on peut changer à court terme mais aussi on sous-estime ce que l’on peut changer à long terme[26]. La double matérialité nous offre ici un clin d’œil car on retrouve la loi d’Amara, du nom de l’ancien président de l’Institut du futur de Palo Alto, qui explique que nous avons tendance à exagérer les impacts de court terme des nouvelles technologies mais à en sous-estimer les effets de long terme[27].
Dans l’économie d’impact, les indicateurs-rétroviseurs sont utilisés pour « faire parler les données », en extraire l’intelligence, et ainsi participer à la construction d’indicateurs pro-actifs, tournés vers le futur et l’action. C’est la philosophie de la CSRD.
Et comme l’économie d’impact ne peut fonctionner correctement sans diffuser de la confiance, ces indicateurs sont standardisés, audités, discutés et publiés.
Martin RICHER, fondateur de Management & RSE et Directeur de l’Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po
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Pour aller plus loin :
Cet article est une version augmentée d’un chapitre d’un rapport de Terra Nova fraîchement publié par Martin Richer. Vous pouvez télécharger ce rapport intitulé : « La CSRD : le système métrique de l’entreprise responsable » soit sur le site de Terra Nova soit directement ici en PDF.
La CSRD, comme les autres mesures portées par le Pacte vert (Green deal) posent la question du maintien des ambitions de l’UE en matière de durabilité : « L’Europe à un tournant : le Pacte vert menacé ».
Lisez la suite de cet article : « La CSRD est un outil de management de la performance globale »
Consultez les autres articles de ce blog sur la CSRD et le reporting de durabilité.
L’auteur de cet article donne avec son compère Jean-Florent Rérolle une formation en deux jours à Sciences Po Executive Education intitulée « METTRE EN PLACE UNE CSRD CRÉATRICE DE VALEUR ». Renseignements et inscriptions ici.
Crédit image : Effet bleu : de l’impact eau remous – ou la propagation d’une onde.
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[1] Voir : Guide Investissement à impact – une définition exigeante pour le coté et le non-coté : https://www.frenchsif.org/isr-esg/wp-content/uploads/Cahier-Impact-FIR-France-Invest_mars-2021.pdf
[2] Le Mouvement Impact France se définit comme « le premier mouvement des entrepreneurs et dirigeants français qui mettent l’impact écologique et social au cœur de leur entreprise », né en 2020 de la fusion du Mouves (« Mouvement des entrepreneurs sociaux ») et de Tech For Good France
[3] « L’entreprise contributive : 21 propositions pour une gouvernance responsable », Rapport Terra Nova, 5 mars 2018 https://tnova.fr/economie-social/entreprises-travail-emploi/lentreprise-contributive-21-propositions-pour-une-gouvernance-responsable/
[4] Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, « L’entreprise, objet d’intérêt collectif », 9 mars 2018 ; rapporteur Jean-Baptiste Barfety https://travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/entreprise_objet_interet_collectif.pdf
[5] Troisième communication de la Commission européenne, 2011
[6] « Impact(s), responsabilité et performance globale », Avis de la Plateforme RSE, 13 février 2023. Créée en 2013, la Plateforme nationale d’actions globales pour la responsabilité sociétale des entreprises (Plateforme RSE) est un organisme multi-parties prenantes, qui réunit entreprises, partenaires sociaux, organisations de la société civile, réseaux d’acteurs, chercheurs et institutions publiques dans l’objectif de conseiller le Premier ministre sur les politiques RSE et développement durable de la France.
[7] Cité par Le Figaro, 2 août 2023
[8] Guide de la mesure d’impact social réalisé par l’association (Im)prove pour la Fondation Rexel
[9] « Business Reporting on the SDG’s : an analysis of the goals and targets », 2022. SDG, Sustainable Development Goals a donné ODD en français.
[10] Sustainability Accounting Standards Board ; Carbon Disclosure Project; Global Reporting Initiative; Banque Mondiale; Word Economic Forum.
[11] Il sera intéressant d’observer comment B-Corp, un label à l’origine américaine très marquée, va (ou non) se couler dans la CSRD
[12] Ce point d’accès doit être accessible au plus tard à compter du 10 juillet 2027. Voir la note de l’AMF : https://www.amf-france.org/fr/actualites-publications/actualites/esap-le-point-dacces-unique-europeen-aux-informations-financieres-et-non-financieres-des-entites
[13] « Les entreprises ont un rôle majeur à jouer dans la transition écologique et doivent disposer des informations les plus complètes possibles pour faire les bons choix », Le Monde, 8 décembre 2023
[14] La coalition réunit aussi leurs homologues européens, nationaux comme AssoBenefit (Italie), Kaya (Belgique), Sannas (Espagne), ou encore LISVA (Lituanie) ou transnationaux comme la Fédération européenne des entreprises durables (Ecopreneur.eu). Voir le site de la Coalition : https://www.businessforabettertomorrow.eu
[15] « Construire une économie inclusive, juste et verte en Europe ; Manifeste de la coalition Business for a Better Tomorrow », janvier 2024
[16] Voir « Information ‘extra-financière’ : reconquérir la souveraineté européenne », Metis, 7 juin 2021 https://www.metiseurope.eu/2024/04/08/information-%e2%80%89extra-financiere%e2%80%89-reconquerir-la-souverainete-europeenne/
[17] Élisabeth Lamure et Jacques Le Nay, « Comment valoriser les entreprises responsables et engagées ? Rapport d’information fait au nom de la délégation aux entreprises du Sénat », n° 572 (2019-2020), 25 juin 2020
[18] Olivia Grégoire dans la Tribune en avril 2020
[19] On en trouvera des exemples dans l’article de Metis cité plus haut.
[20] « La RSE, un enjeu européen – Contribution aux travaux de la présidence française du Conseil de l’Union européenne », avis de la Plateforme RSE, octobre 2021, page 41. https://www.strategie.gouv.fr/publications/rse-un-enjeu-europeen-contribution-de-plateforme-rse
[21] « La RSE, un enjeu européen », op. cit.
[22] L’Autorité européenne des marchés financiers est une autorité de surveillance européenne indépendante, installée à Paris
[23] Challenges, 23 novembre 2023
[24] Propos recueillis par Béatrice Héraud dans YouMatter, avril 2024
[25] « Dictionnaire vécu de la gouvernance », ouvrage d’HEC Paris Alumni, éditions Les ozalids d’Humensis, Octobre 2022 (préface de Michael Porter)
[26] « We always overestimate the change that will occur in the next two years and underestimate the change that will occur in the next ten. » – Bill Gates (1955-)
[27] Voir Daniel Cohen, « Homo numericus, la ‘’civilisation » qui vient », Albin Michel, septembre 2022