[ Mise à jour : 3 juillet 2024 ] L’idée d’un boycott de la 22ème édition de la Coupe du monde de football, organisée au Qatar du 20 novembre au 18 décembre 2022 par la Fifa (Fédération internationale de football) ne s’est pas imposée. Paris, Marseille, Bordeaux, Nancy, Reims, Nantes, Lille, Strasbourg… la liste des villes qui ont décidé de ne pas installer d’écrans géants ni de « fans zones » pour diffuser l’événement s’est allongée mais les entreprises ne se sont pas posé la question de remettre en cause leur soutien à cet événement sportif international (publicité, sponsoring…) et le public n’a pas boudé le spectacle, qui a réalisé des audiences TV très importantes, surtout en France.
Il est pourtant difficile de trouver un événement aussi calamiteux, à la fois en termes économiques, environnementaux, sociaux et sociétaux. Il a reçu un carton jaune sur tous les versants du développement durable !
Les leçons ont-elles été tirées ? Apparemment pas, comme l’illustre l’épisode de la désignation sans coup férir de l’Arabie Saoudite comme seul pays hôte de la Coupe du monde de football en 2034. Nous continuerons à suivre ici la chronique RSE du Mondial de foot …
Impact économique
Le coût de l’organisation de la Coupe du monde de football au Qatar, 220 milliards de dollars, est sans précédent. Il représente 100 fois le montant de celle organisée en France en 1998[1]. C’est aussi 20 fois plus que la Russie en 2018 et 50 fois plus que l’Allemagne en 2006. Le Qatar et ses 2,75 millions d’habitants attendent au moins 1,2 million de visiteurs pour cet événement. On a le droit de contester cette démesure. Comme la Fifa l’explique elle-même, « la grande majorité (environ 95%) des revenus de l’organisation proviennent de la vente de droits de télévision, de marketing, d’hospitalité et de licence liés à la Coupe du monde ». Pour le Qatar, en novembre-décembre, les revenus issus des droits TV tourneraient ainsi autour de 3,5 milliards de dollars[2]. C’est donc là qu’il faut exercer une pression, pour amener la Fifa à évoluer sur ses pratiques et ses décisions.
Contrairement à beaucoup de chantiers d’infrastructures, la Coupe du monde n’a même pas constitué un levier de création d’emplois pour la population du pays d’accueil. Le Qatar s’est appuyé pour les construire sur les travailleurs immigrés, qui représentent plus de 90% de sa population. Même lacune pour la contribution de ces infrastructures à la vie culturelle et sportive du pays, une fois le 18 décembre 2022 et sa cérémonie de clôture passés. Que fera-t-on des 80.000 places du stade de Lusail une fois la compétition terminée, dans un pays sans culture footballistique ? Sur les huit stades construits pour l’évènement, sept l’ont été spécifiquement pour la compétition et offrent une capacité de 40.000 à 80.000 places, au sein d’une agglomération de 800.000 habitants. Fallait-il vraiment construire une telle infrastructure, dans une ville qui n’existait même pas il y a encore quelques années, pour une poignée de rencontres seulement ?
Les conditions d’attribution posent également question. Alors que les Etats-Unis étaient les grands favoris, le Qatar a créé la surprise en 2010, en obtenant la désignation comme pays hôte de la compétition, surpassant non seulement les Etats-Unis mais aussi l’Australie et le Japon. Beaucoup se sont interrogés sur cette nomination surprise et des enquêtes judiciaires ont été ouvertes en Suisse, aux Etats-Unis et en France, même si aucune mise en examen n’a (encore ?) été prononcée[3].
Pour Gianni Infantino, président de la Fifa, « la Coupe du monde 2022 sera une occasion unique de réunifier le Monde dans une célébration du football et de l’inclusion sociale »[4]. Mais cet événement sportif ne peut même pas se prévaloir de son caractère inclusif, dans un pays où l’homosexualité et la prise de position publique en faveur des LGBT+ sont illégales. La liste des interdictions auxquels s’exposent les visiteurs de ce pays est longue : consommation d’alcool restreinte à la sphère privée, aux palaces cinq étoiles et à quelques lieux réservés, homosexualité passible d’une peine pouvant aller jusqu’à sept ans de prison, « indécence », « blasphème », « non-respect des lieux de culte », « musique et bruits bruyants », « s’afficher en couple dans la rue, »… Les récentes déclarations de la Fédération internationale de foot qui avait assuré à CheckNews au mois de juin 2022 que l’interdiction des relations sexuelles hors mariage ne devrait pas figurer parmi les interdictions du Mondial ne suffisent pas à rassurer. En octobre 2022, le Qatar a fait savoir que « le Comité suprême pour la livraison et l’héritage, la Coupe du monde 2022 et la Fifa publieront sous peu un guide complet pour les fans, qui conteste une grande partie des informations diffusées, » pour faire comprendre que toutes les restrictions habituelles ne devraient pas être appliquées durant la compétition. Contrairement aux annonces des organisateurs qui affirment que la Coupe du monde est inclusive, une enquête publiée par trois médias scandinaves révèle que les couples gay sont refusés par plusieurs hôtels recommandés par la Fifa.
Plus grave, depuis le début de la compétition, les autorités du Qatar, où l’homosexualité est illégale, ont empêché d’entrer dans les stades plusieurs supporters affichant les couleurs arc-en-ciel, symboles de la défense des droits LGBT+. Et la décision de la Fifa de bannir ce fameux brassard a suscité de vives réactions politiques. Celles-ci se sont même exprimées dans les tribunes des stades qataris. La Belgique et six autres nations européennes présentes au Qatar (Allemagne, Angleterre, Danemark, Pays-Bas, pays de Galles et Suisse) ont renoncé à ce que leur capitaine porte ce brassard coloré symbolisant l’inclusion et la diversité.
Malgré tous ces signes alarmants, et contrairement aux annonces de nombreuses grandes villes, aucune fédération sportive, aucun pouvoir politique n’a pris la décision de boycotter cette Coupe du monde. Le fait que le Qatar, dont le foot est un levier de soft-power majeur, soit un des principaux financeurs du foot français (le PSG entre autres) mais surtout l’un des premiers exportateurs de gaz, n’y sont pas pour rien, surtout en ces temps de transition énergétique douloureuse.
Dans son autobiographie (« Chaque jour se réinventer », éditions Stocks, mars 2023), Jean-Michel Aulas, président de l’Olympique Lyonnais, longtemps critique sur le Qatar, raconte comment il a dû changer de pied après le rachat du PSG : « J’étais seul à me battre. Je suis allé jusqu’à l’Elysée où on m’a répondu : raison d’Etat. Du coup, je suis rentré dans le rang ».
Ce levier de soft-power est une clé de compréhension majeure car le Qatar est loin d’être le seul Etat souhaitant devenir une place forte du foot en engageant des dépenses mirifiques, avec des visées dépassant le simple cadre du sport. Jean-Baptiste Guégan, enseignant en géopolitique du sport à l’Institut libre des relations internationales et des sciences politiques (Ileri), et auteur de « Géopolitique du sport » (éditions Bréal) montre bien la réorientation de la stratégie des dirigeants du Qatar : « à la fin des années 90, le Qatar se lance dans une politique volontariste dans le foot qui va de pair avec l’arrivée au pouvoir d’Hamad al-Thani (père de l’actuel émir du Qatar). Il veut faire du foot un élément distinctif du pays. Alors le plus simple, c’est de faire venir des stars, avec des gros salaires. Mais les Qataris agissent assez naïvement, car il s’avère que ces vieilles gloires n’ont pas vraiment envie de jouer, et cela ne permet pas au championnat national de décoller. C’est le fantasme de croire qu’on peut rapidement développer la pratique locale avec des stars passées. Puis il y a un tournant vers 2010, avec un changement de braquet. Hamad Al-Thani veut attirer de grands événements internationaux et des soutiens étrangers. Ils vont chercher des leaders, comme Pep Guardiola et Zinédine Zidane, qui deviennent ambassadeurs pour la candidature à l’organisation de la Coupe du monde 2022. Le pays réoriente ses investissements et se diversifie. La priorité n’est plus le championnat national mais la visibilité internationale, avec le sponsoring – comme sur le maillot du FC Barcelone -, la création de la chaîne BeIn Sports et le rachat du Paris-Saint-Germain. Les Qataris se rendent compte que c’est plus intéressant de détenir un grand club, avec comme priorité d’apparaître crédibles avant leur Coupe du monde. Ils développent aussi une industrie du sport innovante, avec notamment la création de l’académie Aspire à Doha pour se soigner et se préparer, ou d’incubateurs de start-up dédiées » (interview à Libération du 10 août 2023, page 9, « États-Unis, Qatar, Chine, Inde, c’est du vrai soft power »).
A l’heure de la sobriété, on assiste à un gaspillage immense d’argent et d’énergie. Le football que nous aimons est populaire et solidaire.
Impact environnemental
Ce qui a frappé l’opinion publique, c’est que les sept stades construits spécifiquement pour la compétition, bien qu’à ciel ouvert, seront climatisés – sans compter les 168 vols quotidiens entre le Qatar et les pays voisins (d’autres sources mentionnent 500 navettes aériennes quotidiennes), qui hébergeront une large partie des supporters. Mais il y a pire…
Le Qatar a essayé de se doter d’une image de leader de la lutte contre le réchauffement climatique et la Fifa y a contribué, avec par exemple, des déclarations très volontaristes de Gianni Infantino lors de la COP 26 à Glasgow, fin 2021. Mais depuis, la légende a été éventée. Gilles Dufrasne, à la tête de l’ONG belge Carbon Market Watch et co-auteur du rapport « Mauvais tacle : Carton jaune pour la FIFA 2022 sur sa déclaration de neutralité carbone pour la Coupe du monde » démonte les prétentions de la Fifa sur la neutralité carbone, qu’elle n’a cessé de marteler dans ses campagnes publicitaires[5]. « La communication de la Fifa est abusive et mensongère. Ils sous-estiment les émissions globales des constructions des stades, » indique-t-il en ajoutant « l’affirmation de neutralité carbone n’est tout simplement pas crédible ».
Le calcul de l’impact carbone de la construction des stades est fortement sous-estimé car il faut tenir compte de l’ensemble de cycle de vie des stades, alors que la FIFA a réalisé ses calculs sur une période limitée à 58 jours, soit la période d’utilisation prévue de ces stades. Comme le Qatar ne dispose que de 100.000 chambres d’hôtel, offre beaucoup trop limitée pour accueillir les fans, 168 vols quotidiens sont organisés avec les pays voisins qui les hébergeront. Mais la FIFA n’a pas jugé bon d’intégrer l’impact considérable de ces vols dans les calculs.
Les auteurs du rapport publié fin mai 2022 soulignent également que « selon nos estimations, l’empreinte totale des stades pourrait être sous-estimée d’un facteur huit, s’élevant à 1,6 mégatonne d’équivalent CO2, au lieu de 0,2 mégatonne rapportée ». Au Royaume-Uni, en Suisse, en Belgique, aux Pays-Bas et en France, cinq ONG ont donc décidé de mener des actions en justice pour publicité trompeuse. C’est le cas de Notre affaire à tous, notamment, qui a déposé plainte auprès du Jury de déontologie publicitaire, le 2 novembre 2022, pour publicité mensongère.
Pour tenir ses engagements de neutralité, le Qatar a dû se tourner massivement vers la compensation carbone. Ce mécanisme permet de « compenser » les émissions d’un projet émetteur de CO2 par l’achat de crédits carbone volontaires censés financer des projets qui séquestrent ou évitent des émissions. Mais « les crédits carbone de la Fifa sont de très mauvaise qualité, » précise Gilles Dufrasne car « les crédits achetés sont adossés à des projets de construction d’éoliennes en Turquie qui auraient probablement vu le jour sans ces crédits carbone. La nuance est importante car le but des crédits carbone est de financer des projets qui n’auraient pas existé sans eux et non de s’ajouter à un financement déjà bouclé, » explique-t-il. De fait, ces crédits viennent de « projets non additionnels », autrement dit de projets qui auraient été menés de toute façon. Pour couronner le tout, la Coupe du monde 2022 a créé son propre programme de compensation, le Global Carbon Council, une instance « ni crédible, ni indépendante, » dénonce Carbon Market Watch.
« Qui peut honnêtement croire que la construction de stades climatisés au milieu du désert puisse être neutre en carbone ? » interroge Jérémie Suissa, délégué général de Notre Affaire à tous. « Les fans de football doivent pouvoir profiter de leur sport sans être pris en otages par les choix dramatiques de la Fifa, tant sur le plan humain qu’écologique ». L’énergie électrique utilisée, pour la climatisation par exemple, proviendra très largement de sources fossiles.
Comme l’a dit Ludovic Castanié, conseiller municipal LR et membre de la majorité municipale de Beauvais, qui a appelé à titre personnel à ne pas regarder les matches de la Coupe du monde, « comment pouvons-nous demander à nos concitoyens, nous élus, d’accepter de faire des efforts à tous niveaux afin de préserver notre planète, et de l’autre côté de se taire face à la folie écologique qu’est cette coupe du monde ? »
Le boycott obligera les organisateurs à remettre en cause leur folie des grandeurs. Plutôt que d’annoncer que les jeux asiatiques d’hiver (je souligne le mot « hiver ») vont être organisés dans le désert en Arabie Saoudite, où les chutes de neige sont considérées comme plus exceptionnelles que les manquements aux droits humains, les instances internationales du sport doivent faire ce que font toutes les entreprises qui veulent préserver l’avenir : commencer à concevoir une Coupe du monde bas carbone.
Impact social et sociétal
Fin février 2021 le quotidien britannique The Guardian a publié une enquête compilant les données obtenues auprès des gouvernements indien, sri-lankais, bangladais, népalais, pakistanais, montrant qu’au moins 6.500 ouvriers immigrés originaires de ces pays ont trouvé la mort sur les chantiers de construction du Qatar depuis que ce pays a gagné, en décembre 2010, l’organisation de la Coupe du monde de football. Cette estimation est minorée puisque les Kényans et les Philippins, également très présents parmi la main-d’œuvre présente dans les pays du Golfe, n’ont pas été comptabilisés, faute de données disponibles dans ces deux pays.
La presse française a joué son rôle en enquêtant. Le quotidien Libération a publié les témoignages de 4 de ces ouvriers migrants venus participer à une audience à Paris dans le cadre d’une enquête préliminaire (voir : « Sur les chantiers on faisait des malaises tous les jours », Libération, 16 janvier 2024). Le journal 20 minutes a raconté l’histoire des ouvriers privés de passeports et de salaires par le Mondial, comme Paul venu d’Ouganda. So Foot a publié le témoignage d’Absdeslam Ouaddou qui a joué au Qatar entre 2010 et 2012 et qui est, depuis, devenu un ardent défenseur des droits humains protestant contre l’octroi de la Coupe du Monde au Qatar depuis dix ans.
Certes, ce chiffre résultant de l’enquête du Guardian est contesté. En 2021, un rapport de l’Organisation internationale du travail (OIT), qui a un bureau à Doha depuis 2017, a conclu que la totalité des accidents du travail survenus pendant la seule année 2020 au Qatar avait tué 50 travailleurs et en avaient blessé gravement 500 autres. L’OIT note cependant des lacunes dans le système d’enquête et de recensement des décès, et admet que leur nombre pourrait être plus élevé.
Amnesty International a montré dans un rapport publié en août 2021 que le Qatar a failli à son obligation de mener des enquêtes adaptées sur la mort de ces travailleurs et dénonce le faible nombre d’autopsies pratiquées. « Sur les 18 certificats de décès examinés par Amnesty International, 15 ne fournissaient aucune information sur les causes sous-jacentes des morts, » explique l’ONG, qui ajoute qu’aucune des familles interrogées n’a reçu de demande des autorités du Qatar pour conduire des examens post-mortem poussés sur les défunts. Elle note également l’absence d’enquête menée auprès des collègues et des familles des défunts.
Des milliers de morts restent ainsi inexpliquées. La revue Cardiology a révélé en juin 2019 qu’« une large proportion des morts de migrants népalais était due à des ‘coups de chaleur’ ». Selon la revue, « 200 des 571 décès liés à des accidents cardiovasculaires [d’ouvriers népalais] entre 2009 et 2017, auraient pu être évités si des mesures de protection effectives avaient été appliquées ». Malgré toutes ces évidences, Gianni Infantino, le président de la Fifa, expliquait en janvier 2022 devant le Conseil de l’Europe que ce chiffre de 6.500 morts était simplement faux. Il assurait avec aplomb que seules trois personnes avaient perdu la vie sur les chantiers qataris, un chiffre malheureusement ridicule.
Ces ouvriers et leurs camarades, plusieurs centaines de milliers de travailleurs migrants, ont travaillé dans des conditions proches de l’esclavagisme. Les autorités du Qatar n’ont cessé de dissimuler les impacts négatifs. Dans un rapport publié en avril 2022, Amnesty International affirme que les conditions de travail des agents de sécurité au Qatar, « y compris dans des projets liés à la coupe du monde de football 2022, » sont comparables à du « travail forcé ». Des milliers d’agents de sécurité vont être recrutés pour le Mondial.
Pour dissimuler leurs impacts négatifs, les dirigeants du Qatar ont utilisé l’arme de la corruption à grande échelle. Elle n’a cessé d’être dénoncée depuis l’attribution de la Coupe du Monde et elle a poursuivi ses ravages durant plusieurs années. Elle est à l’origine de l’interpellation de la vice-présidente grecque du Parlement européen le 8 décembre 2022. Eva Kaili, du parti S&D, a étonné ses collègues en se félicitant de l’efficacité de la « diplomatie sportive qui avait permis au Qatar de devenir exemplaire sur le droit du travail ». Elle aurait été payée pour cela ainsi que d’autres parlementaires et un représentant de la Confédération syndicale internationale (ITUC). « Le lobbying intensif du Qatar pour redorer son image ternie n’a pas de prix, » conclut Novethic dans son article du 11 décembre 2022 intitulé « Qatar 2022 : la compétition sportive n’a pas dissipé le parfum de corruption qui flotte jusqu’au Parlement européen ».
L’article du Monde consacré à cette affaire hors norme raconte la sidération du Parlement et rapporte le témoignage de parlementaires qui n’avaient pas compris les réticences des membres du parti S&D à vouloir adopter une résolution, le 24 novembre 2022, sur le Qatar. Une partie d’entre eux s’est opposé en particulier à un amendement qui « condamnait le non-respect par le Qatar de sa responsabilité première de protéger les droits de l’homme et les droits des travailleurs migrants sur son territoire lors de la préparation de la Coupe du monde de la FIFA 2022 et d’enquêter sur la mort de milliers de travailleurs migrants, souvent imputée de manière arbitraire à des causes naturelles ».
Après l’annonce par le Parlement européen de sanctions vis-à-vis du Qatar suite à cette tentative de corruption, l’Emirat a répliqué en décembre 2022 en déclarant que ces décisions auront un « effet négatif sur la sécurité énergétique mondiale ». Effectivement, en 2021, c’est-à-dire avant même la guerre en Ukraine, le Qatar représentait 24% des importations européennes de GNL … soit plus que la Russie (20%).
Dans le documentaire sur la Coupe du monde au Qatar diffusé au sein de l’émission « Complément d’enquête » sur France 2 le jeudi 13 octobre 2022, on observe avec intérêt la réaction du président de la Fédération française de Football (FFF), Noël Le Graët. Après avoir visionné les images des conditions de vie de travailleurs sous-traitants de l’hôtel des Bleus au Qatar, chambres exiguës infestées de cafards où les travailleurs s’entassent sur des lits superposés, le président de la FFF avait répondu au journaliste de l’émission : « C’est pas insoluble ça, c’est des coups de peinture, avec deux réchauds à gaz peut-être à changer. Il y a encore le temps de réparer ça ». Entre les cas supposés d’abus sexuels, de chantage, de harcèlement (parfois sur des mineurs), un plan social en 2021 ou encore un audit par le ministère des sports, Noël Le Graët aurait pu éviter d’aggraver son cas…
Mais dans ce même documentaire, il renchérit : « Je peux vous montrer plein d’images comme ça dans plein de pays, même peut-être pas loin d’ici ,» dit-il, installé dans son bureau parisien. Ce point de vue a provoqué dès le lendemain une réaction de notre courageuse ministre des Sports, Amélie Oudéa-Castéra, qui sur RTL, s’est dite « choquée » et a appelé la FFF à prendre « sa part de responsabilité » (L’Obs, 14 octobre 2022).
Le choix du Qatar montre le mépris de la Fifa à l’égard des droits humains. Ce pays figure avec une belle constance dans le palmarès des 10 pays les pires en matière de droits humains, selon l’Indice CSI des droits dans le monde, qui se base sur 97 indicateurs internationalement reconnus pour évaluer la protection des droits des travailleurs dans la loi et la pratique dans 139 pays. Les rapports d’Amnesty International et de Human Rights Watch sont également très clairs.
Cela dit ces tensions ont obligé le Qatar à progresser, avec par exemple la création d’un salaire minimum (l’équivalent de 250 euros par mois), d’un fonds d’indemnisation pour les salaires impayés, la définition d’horaires de travail mieux adaptés aux conditions climatiques de la région et la suppression en 2018 de la Kafala, un système d’exploitation qui lie le travailleur à son employeur[6]. Mais Amnesty International, qui publie chaque année son « Reality Check » sur le Qatar depuis 2016, estime dans son dernier rapport, publié le 16 novembre 2021, que les progrès engagés par les autorités pour améliorer le sort des travailleurs « sont au point mort depuis un an, et que les anciennes pratiques abusives ont refait surface ». Amnesty ajoute que « sur le terrain, les réformes ne sont pas toujours mises en place ». Les syndicats restent interdits. De son côté, l’ONG Human Rights Watch affirme dans son rapport publié en décembre 2021, que « la réforme du droit du travail est terriblement inadéquate et faiblement mise en œuvre, si bien que les travailleurs migrants continuent de souffrir de nombreux abus, comme la confiscation de leur passeport, le paiement inexistant ou retardé de leurs salaires et même le travail forcé »[7].
Que faire maintenant ?
La France devrait-elle ne pas envoyer les Bleus disputer la compétition ? Cela serait faire peser sur les joueurs, qui misent leur carrière sportive sur l’événement, un poids trop lourd et trop exclusif. Mais on pourrait espérer, comme l’on fait d’autres équipes, une prise de position de leur part, surtout depuis que la Fédération française a précisé que ses joueurs bénéficient sur ce sujet de leur liberté de parole. Avant leur premier match des éliminatoires pour la Coupe du monde 2022, les joueurs allemands, néerlandais et norvégiens s’étaient affichés avec des maillots siglés « droits humains », en référence aux accusations planant sur les chantiers des stades de la compétition. Rien de tel de la part des Français…
Pourrait-on espérer, s’agissant de l’équipe nationale du « pays des Droits de l’homme », un comportement aussi exemplaire que celui des basketteurs américains, qui ont donné une visibilité exceptionnelle à la lutte contre les préjugés raciaux après la mort de George Floyd ? Début octobre 2022, Amnesty International dénonçait dans une lettre ouverte le silence de l’équipe de France « face aux milliers de travailleurs migrants décédés sur les chantiers qataris, et aux milliers d’autres soumis au travail forcé ».
Hugo Lloris, le capitaine de l’équipe de France, a collé aux exigences de la Fifa avec une prise de position remarquée sur l’éventualité de porter un brassard aux couleurs arc-en-ciel (en faveur de l’inclusion et contre les discriminations, notamment des communautés LGBT criminalisées au Qatar) : « Lorsqu’on accueille des étrangers en France, on a souvent l’envie qu’ils se prêtent à nos règles et respectent notre culture. J’en ferai de même lorsque j’irai au Qatar. Je peux être d’accord ou pas d’accord avec leurs idées mais je dois montrer du respect par rapport à cela, » a-t-il déclaré le 14 novembre, comme si l’homophobie et les droits humains quasi-inexistants pour les migrants ou les femmes étaient un simple trait culturel et non des discriminations.
En fait, la Fédération Française de Football a interdit à ses joueurs de manifester en soutien des LGBT, alors que cette même fédération, quelques mois auparavant, avait pris position officiellement en faveur de l’Ukraine après l’invasion par la Russie et avait incité les joueurs à manifester leur soutien à l’Ukraine. Cette prise de position ne pose pas problème mais dans ces conditions, il est difficile de prétendre que les joueurs doivent faire preuve d’une neutralité politique, surtout quand le sport qu’ils pratiquent, le football, irrigue l’ensemble de la société et est considéré par certains Etats, et le Qatar en fait partie, comme un élément de soft-power. À l’inverse, il est incompréhensible que les joueurs soient muselés dans des prises de position qui leurs permettraient de mettre en application les valeurs du sport qu’ils défendent, le respect, la tolérance la lutte contre les exclusions et contre les discriminations.
D’autres équipes ont fait plus et mieux. Le 21 novembre, les onze joueurs iraniens se sont abstenus de chanter leur hymne national avant le coup d’envoi de leur premier match du Mondial 2022 contre l’Angleterre. Ils soutenaient ainsi le mouvement populaire en cours dans leur pays, qui fait trembler le régime de Téhéran depuis la mort de la jeune Mahsa Amini. Le 23 novembre, alors qu’ils s’apprêtaient à affronter le Japon dans la phase de poules, les joueurs de l’équipe d’Allemagne ont eu un geste symbolique. L’ensemble des joueurs de la Mannshaft, dont le capitaine Manuel Neuer, se sont ostensiblement bâillonné la bouche sur la photo d’avant-match, un geste de dénonciation de la Fifa. Ce geste restera peut-être comme l’image de cette Coupe du monde.
En effet, l’Allemagne s’est résolue, comme plusieurs autres nations, à ne pas porter le brassard « One Love » aux couleurs arc-en-ciel, face à la menace de sanctions de la Fifa vis-à-vis des capitaines d’équipe. Toutes les équipes n’acceptent pas sagement d’être bâillonnées. Selon le journal belge Le Soir, la fédération Allemande (DFB) envisage de porter plainte contre la Fifa.
Les Iraniens ont repris l’initiative le 25 novembre, lors du match entre l’Iran et le pays de Galles. Dans le stade d’Al Rayyan, où l’équipe nationale persane s’est imposée, un couple a notamment réussi à s’installer en tribune avec un drapeau « Woman Life Freedom » (ou « Femme, vie, liberté », l’un des principaux chants des manifestants) et un maillot floqué « Mahsa Amini » et portant le numéro 22, comme l’âge de la jeune Kurde morte aux mains de la police des mœurs après son arrestation pour port irrégulier du foulard islamique. Réaction immédiate : les agents de sécurité du Mondial sont intervenus pour les expulser hors de l’enceinte. Comme l’a confirmé à l’agence de presse Reuters un porte-parole de l’organisation qatarie, le drapeau et le maillot enfreignaient les règles instaurées par la Fifa et le Qatar. Selon le règlement, les objets comportant des « messages politiques, vulgaires ou discriminatoires » sont effectivement prohibés dans les stades du Mondial. Ce qui est vulgaire, ce n’est pas la manifestation courageuse des iraniens, qui prennent des risques importants face à la théocratie qui règne dans leur pays, c’est la réaction de la Fifa, encore une fois alliée des dictatures.
Dans un article publié par Slate le 14 octobre 2022 (voir les références dans la section Pour aller plus loin), Pierre Rondeau a montré qu’il existe plusieurs types de boycotts, plusieurs types d’actions, plus ou moins efficaces selon les circonstances : boycotts sportif, diplomatique, politique et, enfin, citoyen. C’est à ce dernier que nous appelons.
Car même sans le soutien des joueurs, nous pouvons tous agir. Non pas par un boycott institutionnel car la compétition va se tenir ; l’équipe de France jouera. Mais par ce que j’appelle le boycott populaire : s’abstenir de s’abonner à BeIn Sports, chaîne qatarie, qui diffusera l’intégralité de la compétition ; ne pas regarder les matchs en clair, ce qui entraînera une baisse des audiences, donc une réduction de la valeur des spots publicitaires et par conséquent une baisse des revenus pour les diffuseurs ; relayer les appels au boycott de l’événement ; sanctionner par la carte de crédit les marques qui associent leur nom à l’événement ; faire part de nos désaccords.
Les entreprises qui sponsorisent cette Coupe du monde, Budweiser, Anheuser-Busch InBev SA/NV, McDonald’s, Vivo, Hisense, et Mengniu devraient de leur côté expliquer en quoi cette initiative est compatible avec leurs propres engagements RSE, exercer des pressions sur la Fifa pour qu’elle respecte ses engagements et réévaluer leur soutien.
Le pour et le contre d’un boycott
Les arguments des opposants au boycott sont pitoyables. Ils sont exposés par Nabil Ennasri et Raphaël Le Magoariec dans un article du Journal du Dimanche du 2 octobre 2022 (page 34) intitulé « Mondial au Qatar : la fausse bonne idée du boycott »[8]. Pour ces auteurs, il ne serait pas cohérent de « signer de juteux contrats d’armement » avec le Qatar tout en « souhaitant sa mise à l’écart le temps d’une compétition ». Mais dans ce cas, on ne pourrait jamais mettre à l’écart un pays à qui on a vendu des armes dans le passé, à commencer par la Russie[9] ? Et si ce regard sur le Qatar nous dissuadait de continuer à entasser des armes dans cette région du monde qui se transforme en poudrière, cela ne serait pas un mal.
Deuxième argument, « l’arme du boycott a montré son inefficacité à travers les âges ». Les praticiens de la RSE savent, au contraire, à quel point les boycotts sont efficaces lorsqu’ils reposent sur des fondements légitimes (depuis le boycott international de Nestlé en vue d’enrayer ses campagnes de publicité tapageuses en faveur des substituts du lait maternel dans le Tiers Monde en 1974-1976 jusqu’à celui des marques de vêtements liées au travail forcé des Ouïghours en 2021). Une étude du Cevipof demandant aux Français quel est le moyen le plus efficace d’exercer le plus d’influence sur les décisions prises en France a montré que « voter aux élections » vient en tête avec 52% mais « boycotter des entreprises ou des produits » s’installe en second (14%), avant « manifester dans la rue » (10%), « faire grève » (9%) ou « militer dans un parti politique » (2%).
Dans le monde du sport, notre imaginaire est marqué par des gestes symboliques forts comme les poings levés du Black Power par les sportifs afro-américains lors des de la remise des médailles du 200 mètres aux Jeux olympiques d’été de 1968, pour protester contre la ségrégation raciale aux États-Unis. Dans le monde du football, un exemple de boycott réussi est encore récent : en avril 2021, lorsque douze clubs européens ont annoncé la création d’une Super Ligue, des supporters anglais et espagnols ont manifesté contre, se sont élevés contre le projet, qui a pris fin en moins de quarante-huit heures.
Enfin, les auteurs qui apprécient les paradoxes prétendent que la Coupe du monde a permis d’attirer l’attention sur les conditions de travail déplorables des ouvriers et a donc permis de les améliorer. Eh bien le boycott ne fera qu’amplifier cette attention.
Le maire de Dijon, François Rebsamen a dénoncé « une posture, une hypocrisie » de ses collègues qui ont décidé de ne pas diffuser l’événement sur grand écran en précisant la raison : « cela fait douze ans que la Fifa l’a attribuée à ce pays ». Mais en 2010, cher François, on ne savait pas que 6.500 ouvriers allaient y trouver la mort. De même, la ministre française de la Transition écologique, Agnès Pannier-Runacher, a esquivé une question en affirmant ne pas croire que « le fait de boycotter la Coupe du monde change malheureusement les émissions de gaz à effet de serre de cet événement, » ce qui montre qu’elle ne comprend pas la finalité d’un boycott[10].
A deux jours du lancement de la Coupe du monde, le président Emmanuel Macron a malheureusement repris cet argument, qui fait partie des éléments de langage de la Fifa, en exhortant à « ne pas politiser le sport ». Il considère lui aussi que les protestations éventuelles doivent être émises au moment du choix du pays d’accueil et non au moment de l’ouverture de l’événement. Dans une lettre du 4 novembre 2022 que SkyNews a consultée, le dirigeant de la Fifa, Gianni Infantino et la secrétaire générale Fatma Samoura disent avoir conscience « que le football ne vit pas en vase clos et qu’il y a de nombreux challenges et de nombreuses difficultés de nature politique dans le monde ». « Mais s’il vous plaît, » implorent-ils, « ne laissez pas le football être emporté dans toutes les batailles idéologiques et politiques qui existent ». Car bien entendu, attribuer la Coupe au Qatar, un pays sans culture footballistique, n’avait rien d’idéologique ou de politique ! « Aujourd’hui il est important que l’on rééquilibre, qu’on parle plus du sportif, » poursuivait Amélie Oudéa-Castera, la ministre des Sports au micro de France Info le 10 novembre, dans la droite ligne de la Fifa. Ces multiples tentatives de passer sous silence les vicissitudes de cette Coupe du monde, d’aseptiser l’événement nous semblent pathétiques. On en est encore à l’opium du peuple…
Il faut préciser aussi que la Fifa n’en est pas à son coup d’essai. En novembre 2013, l’ONG suisse La Déclaration de Berne publiait ses « Public eye awards 2014 » décernés aux « pires cas d’atteintes aux droits humains et à l’environnement ». Elle l’épinglait déjà pour l’organisation de la Coupe du Monde 2014 « ayant des effets négatifs pour le Brésil, notamment des violations des droits humains tels que le droit au logement, le droit à la liberté de réunion et de mouvement, et le droit au travail ». Aujourd’hui, comme le pointe Carole Gomez, assistante diplômée en sociologie du sport au sein de l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne et directrice de recherche associée à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), « la Fifa est dans l’œil du cyclone depuis une quinzaine d’années. On sait que la gouvernance n’est pas bonne, les scandales se multiplient, les arrestations, les accusations se multiplient et l’image de la FIFA est durablement écornée » (Courrier Picard, 25 novembre 2022).
Dans les dernières décennies, les JO de Pékin en 2008 avaient déjà posé le sujet du boycott, tout comme le championnat du monde de handball au Qatar en 2015 (déjà les suspicions de corruption lors de son attribution), les Jeux d’hiver à Sotchi en 2014 (déjà les violations des droits de l’homme associées à l’aberration écologique) ou la Coupe du monde 1978 dans la dictature argentine du général Videla. De la Coupe du monde de 1934 instrumentalisée par le régime fasciste de Benito Mussolini à celle de 2018 dans la Russie de Vladimir Poutine, la Fifa a souvent manifesté son peu de considération pour les droits humains. Mais comme l’avait admis en 2013 Jérôme Valcke, alors secrétaire général de la Fifa, « un moindre niveau de démocratie est parfois préférable pour organiser une Coupe du monde »[11]. Voilà qui a au moins le mérite de la franchise ! De ce point de vue, le choix du Qatar est judicieux : ancienne colonie britannique, c’est une monarchie absolue gouvernée par la puissante famille al-Thani depuis sa fondation au milieu du XIXème siècle, qui n’admet pas la critique[12].
L’hebdomadaire britannique The Economist cite une étude de l’Université de Copenhague montrant que pour les grosses compétitions sportives, rien ne vaut une dictature. Entre 1945 et 1988, 36% des grands évènements sportifs internationaux étaient organisés dans des pays non démocratiques (« autocracies »). De 1989 à 2012, cette part avait chuté à 15%, mais depuis cette date, elle est remontée à 37%.
Championne toutes catégories du « green » et du « social » washing, cette Coupe du monde a obtenu en juin 2022 la certification ISO 20121. Cette distinction internationale récompense les « systèmes de management responsable appliqués à l’activité événementielle ». L’objectif de cette norme est d’ « intégrer les principes du développement durable dans son ensemble (environnemental, social/sociétal et économique) », précise encore le certificateur.
Qu’en pensent les Français ? Selon un sondage Odoxa publié le 8 octobre 2022, un Français sur deux pense ne pas regarder une seule seconde de la Coupe du monde. C’est la première fois dans l’histoire qu’un événement sportif suscite un tel mouvement d’indignation : peu avaient manifesté leur désapprobation lors de la Coupe du monde en Russie, en 2018, ou lors des Jeux olympiques d’hiver à Pékin début 2022.
Selon ce même sondage, 78% des personnes interrogées se disent préoccupées par la situation locale en matière de droits de l’Homme et 77% sont choquées par l’organisation de la compétition sous ce climat[13]. Pour 66% des Français, l’exposition mondiale de la compétition ne fera pas avancer les droits humains au Qatar, mais notons aussi que 60% considèrent qu’appeler au boycott n’est pas cohérent, la France encourageant les investissements qataris dans notre pays.
En revanche, les répondants souhaitent que les représentants officiels du football français (68%), mais aussi Emmanuel Macron et le gouvernement (68%), manifestent publiquement leur désapprobation. De la même manière, les Français ne souhaitent pas que les Bleus refusent de participer au Mondial (55%) mais attendent un geste symbolique de protestation de leur part, une fois sur place en novembre pour le premier tour (72%). Sur la question des écrans géants, 70% des Français comprennent la position des municipalités qui n’en installeront pas car elles ne souhaitent pas la soutenir, compte tenu de son impact écologique et de la situation au Qatar en matière de droits humains.
Cependant, ces préventions ne semblent guère avoir d’impact sur les audiences, en tout cas vis-à-vis du public français. 12,5 millions de Français ont regardé le premier match des Bleus face à l’Australie le 22 novembre, un chiffre comparable aux scores réalisés lors du Mondial 2018 et un record d’audience pour TF1 pour l’année 2022. Un mois plus tard, 24 millions de Français étaient devant la finale France-Argentine sur TF1 le 18 décembre 2022 avec des pics à plus de 29 millions pour les tirs au but, un nouveau record pour la télévision française.
Le paysage hors de France est cependant bien différent. Le magazine Challenges (1er décembre 2022) a fait les calculs et estime que les audiences télévision en Europe sont en retrait de 43 %, sauf en France.
Epilogue : ce qui s’est passé depuis la Coupe du Qatar et avant la prochaine…
Gianni infantino, président de la Fifa, n’avait semble-t-il aucune intention de changer de comportement. En témoigne la désignation sans coup férir de l’Arabie Saoudite comme seul pays hôte de la Coupe du monde de football en 2034, après le retrait de l’Australie et de l’Indonésie. La nouvelle a été annoncée par la publication d’un communiqué de presse laconique de la Fifa le 31 octobre 2023.
« Le conseil de la Fédération, composé de 211 représentants des fédérations nationales n’a même pas été consulté, » nous apprend l’hebdomadaire Challenges (25 janvier 2024). Sepp Blatter, son prédécesseur, a été mis à l’écart en 2015, compromis dans une affaire de corruption. Une commission d’éthique avait été mise en place en 2015 pour nettoyer l’institution de la corruption de l’ère Blatter. « Il a vidé la structure de son pouvoir en virant deux de ses présidents », dénonce le professeur de droit suisse Mark Pieth. Il a touché en 2023 un bonus de 1,66 million d’euros après le succès de la Coupe du monde au Qatar, qui s’ajoute à son salaire de base annuel de 2 millions d’euros. Comme le dit Steve Cockburn, responsable de la justice économique et sociale à Amnesty International, « la Fifa pourrait enfin commencer à s’attaquer aux graves problèmes de droits de l’homme, au lieu de les balayer sous le tapis ». On ne saurait mieux dire…
Quant au Qatar, il ne reste pas inactif. En mai 2024, la presse française commence à diffuser la rumeur selon laquelle l’émir Tamin ben Hamad Al Thani, qui est aussi ancien président du Comité olympique national, s’apprête à officialiser la candidature du Qatar à l’organisation des Jeux olympiques de 2036.
Conclusion (provisoire)
« Alors que le monde a traversé un nouvel été de mégafeux et d’inondations cataclysmiques dus aux dérèglements climatiques en cours, la Fifa s’apprête à tenir son grand show dans le pays qui vit de sa rente d’hydrocarbures et détient le record mondial d’émissions de CO2 par habitant, » écrivent Mickaël Correia, Nicolas Kssis-Martov et Jérôme Latta[14]. Puisque la Fifa refuse de remettre en cause son modèle fondé sur le profit ostentatoire, la démesure et le mépris des droits humains, seul le boycott populaire est capable d’imposer une remise en cause pour les prochains événements. Afin que la Coupe du monde ne soit plus la Coupe de la honte.
L’acteur Vincent Lindon a parfaitement résumé la situation : « Je ne regarderai pas le Mondial. Je pense que c’est une histoire – et je pèse mes mots – répugnante. On va aller dans un pays qui, sur le papier, avait zéro chance d’avoir le Mondial : ni les spectateurs, ni les infrastructures, ni le climat. En fait, je crois qu’aujourd’hui, on se laisse dévorer par l’argent rouge de sang »[15].
Voici comment Gianni infantino, président de la Fifa, est décrit par hebdomadaire Challenges du 25 janvier 2024 : « un boss clanique qui a mis l’institution sous sa coupe pour en faire une machine à cash ». Mais les préoccupations sociales, sociétales et environnementales ont pris davantage d’importance ces dernières années et sont plus prégnantes qu’elles ne l’étaient lors de l’attribution de la Coupe au Qatar en 2010. Aujourd’hui, personne ne peut dire qu’il ne savait pas. On peut souhaiter la victoire de la France tout en s’abstenant de regarder les matches.
Et pourtant, malgré les morts sur les chantiers, le désastre écologique, la corruption et les scandales, le Qatar a réussi son Mondial. La Fifa a salué « la plus belle compétition de tous les temps », les appels au boycott ont été très inégalement suivis et la compétition a vu la plus grosse concentration jamais enregistrée de chefs d’Etat étrangers pour une Coupe du Monde.
Mais des graines ont été semées dans les esprits. Pour les entreprises qui portent des valeurs, s’associer à une Coupe du monde comme celle-là reviendra effectivement à se couper du monde.
Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE
Pour aller plus loin :
Pour les sportifs, poursuivez la réflexion sur les impacts RSE des grands événements sportifs : « Les Jeux olympiques de Paris 2024 sont-ils socialement responsables ? »
Consultez « Trois pistes d’action pour mettre en jeu l’éthique professionnelle »
Lisez la synthèse de cet article publiée dans « Entreprise & Carrières » No 1595
Pierre Rondeau, « Coupe du monde au Qatar: comment s’insurger de manière efficace », Slate, 14 octobre 2022
Crédit image : Couverture du quotidien Libération du 17 avril 2021, le journal qui a donné le plus ample écho aux problématiques économiques, sociales et environnementales posées par cette Coupe du monde.
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[1] D’après Challenges du 29 septembre 2022
[2] D’après Libération du 7 octobre 2022
[3] Documentés par une enquête interne de la Fifa, les soupçons d’achats de voix lors du vote du 2 décembre 2010 ont justifié une plainte, fin 2014, auprès de la justice suisse, qui enquête depuis mai 2015 pour « blanchiment d’argent et gestion déloyale ». Parallèlement, la justice française enquête pour « corruption active et passive » sur un déjeuner organisé le 23 novembre 2010 à l’Élysée autour de Nicolas Sarkozy.
[4] States News Services, December 30, 2021
[5] Voir « Qatar 2022 : La Coupe du monde de foot est récompensée pour ses pratiques responsables malgré les controverses », Novethic, 28 juin 2022
[6] L’employé n’a plus besoin de l’autorisation de son employeur pour changer d’emploi et son passeport ne peut plus lui être soustrait.
[7] Traduit pas nos soins. Source : “MIGRANT WORKER ABUSES IN QATAR AND FIFA WORLD CUP 2022”
[8] Respectivement docteur en sciences politiques et doctorant à l’université de Tours, ils publient en novembre 2022 « L’Empire du Qatar – Le nouveau maître du jeu ? ».
[9] En mars 2022, le ministère des Armées a confirmé les révélations du média en ligne “Disclose”, selon lesquelles la France a continué à vendre du matériel militaire à la Russie après l’annexion de la Crimée en 2014 et jusqu’en 2020.
[10] Libération du 12 septembre 2022
[11] Cité par Libération du 5 octobre 2022
[12] « ‘What makes you think we have rights?’ Qataris speak out ahead of World Cup”, The Independent (London), December 2, 2021, p. 25
[13] Sondage réalisé les 5 et 6 octobre 2022 par Odoxa pour Winamax et RTL auprès d’un échantillon de 1.005 personnes âgées de 18 ans ou plus, représentatif de la population française, dont 400 amateurs de football, avec une marge d’erreur de 2,5 points
[14] Libération, 5 octobre 2022. Mickaël Correia est journaliste à Mediapart et auteur de « Une histoire populaire du football », La Découverte, 2018. Nicolas Kssis-Martov est journaliste à So Foot et auteur de « Qatar, le Mondial de la honte », Libertalia, 2022. Jérôme Latta est journaliste, chroniqueur pour lemonde.fr et cofondateur des Cahiers du football. Tous trois ont participé au récent ouvrage collectif « Le Grand Footoir. Les dérives du football racontées en 15 matchs », Solar, 2022.
[15] Vincent Lindon au micro de France Inter en août 2022
Une réponse
En effet je suis tout à fait d’accord sur les éléments abordés dans cet article sur l’impact social,sociétal et environnemental de l’organisation de ce mondiale.
Une honte pour la FIFA et cette facette d’inclusion sociale prônée à l’ouverture, c’est du greenwashing.