Le lean management est-il socialement responsable ?

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Il existe deux approches ou deux traditions pour aborder la problématique de la démocratie dans le monde du travail. La première, que j’appelle l’approche institutionnelle, passe par la loi et s’impose par sa verticalité descendante. Elle veut démocratiser l’entreprise. La seconde, l’approche terrain, s’exprime dans la pratique des acteurs sociaux et cherche les moyens de donner davantage de parole et de latitude décisionnelle à ceux qui sont engagés dans les collectifs de travail. Elle veut démocratiser le travail. C’est dans cette seconde tradition que s’ancre le livre de Michel Sailly, « Démocratiser le travail », qui vient de paraître aux Editions de l’Atelier.

Cet ancrage se matérialise également par le sous-titre de l’ouvrage, « Un nouveau regard sur le lean management ». C’est en effet par l’analyse critique de l’implémentation du lean par les entreprises françaises que Michel Sailly développe une critique très construite et forge ses propositions. Cet angle de vue me semble d’autant plus judicieux que le lean management est aujourd’hui accommodé à toutes les sauces, y compris les plus rances, et est devenu le compagnon indispensable de tous les projets dits « de transformation ». Parti de l’industrie, le lean s’est maintenant installé dans les services, dans la santé et y compris dans les trois versants de la fonction publique. Il y apporte parfois du bon, mais souvent du pire. Voilà qui justifie la réflexion à laquelle nous invite l’auteur.

Le livre de Michel Sailly me semble présenter 4 points forts, qui en font son intérêt.

1 – Un outil de réflexion et d’action : déconstruire le lean pour mieux le reconstruire

Les allers et retours entre réflexion et action, qui font l’intérêt et la solidité du livre, tiennent à trois facteurs : le profil de l’auteur, sa méthode d’analyse et son mode d’action.

Le profil de l’auteur tout d’abord, facilite ces allers et retours. Michel Sailly est à la fois un cadre praticien et un syndicaliste ; un homme d’études et un homme d’actions. Diplômé d’ergonomie du CNAM, ergonome durant de nombreuses années au sein du groupe Renault, dans des fonctions RH et fabrication, puis durant deux années chez Nissan au Japon, membre du groupe ressources de la FGMM (métallurgie) CFDT sur la Qualité de Vie au Travail (chargé d’accompagner les sections syndicales pour la mise en œuvre d’une démarche QVT), il a aussi été administrateur représentant les salariés actionnaires au Conseil de Renault de 2009 à 2011.

La méthode d’analyse qu’il met en œuvre se fonde sur la mise en correspondance entre les textes fondateurs du lean management et la pratique effective qu’il a pu observer dans les entreprises. Ce retour « aux sources du lean » se révèle extrêmement fertile. Il s’appuie sur les deux ouvrages fondateurs, celui de James Womack et Daniel Jones (« Lean Thinking : Banish Waste and Create Wealth in your Corporation) et celui de Jeffrey Liker (« The Toyota Way ») mais aussi sur les écrits de Taiichi Ohno (« L’esprit Toyota », Masson, 1990) dont il montre l’écart avec l’implémentation effective du lean depuis le début des années 1990 sous forme d’un neotaylorisme.

Ainsi par exemple, pour les trois auteurs (James Womack, Daniel Jones et Jeffrey Liker), « la réduction des coûts est plutôt posée en résultante de la démarche d’analyse de valeur et des démarches qualité, et non pas en objectif imposé du haut de la hiérarchie vers le bas ». Il rappelle que Womack et Jones critiquent vertement les démarches de buiness process reengineering, qui visent à l’éradication des coûts sans se soucier de renforcer les acteurs et « ôtent aux salariés toute envie d’apporter une contribution positive à leur entreprise » (Lean Thinking, p. 19). Alors que le lean management dans sa version neotaylorienne, celle que l’on voit les entreprises françaises s’ingénier à mettre en œuvre, s’efforce de séparer toujours davantage la conception du travail de son exécution, l’auteur nous rappelle ces quelques mots extraits de « The Toyota Way » : « le respect des hommes implique le respect de leur intelligence et de leur compétence ».

Au-delà des racines américaines (le MIT, Massachusetts Institute of Technology) et japonaises (le TPS, Toyota Production System), la recherche académique française n’est pas oubliée : Michel Sailly s’appuie notamment sur les deux auteurs qui me semblent les plus pertinents sur le lean management aujourd’hui, Philippe Lorino, professeur à l’ESSEC pour son approche managériale et Pascal Ughetto, professeur à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, pour son approche sociologique.

En faisant la synthèse des trois auteurs cités ci-dessus, M Sailly propose d’analyser le lean management en 9 principes de base.

Cette méthode permet de construire un livre très accessible. En faisant la synthèse des trois auteurs cités ci-dessus, M Sailly propose d’analyser le lean management en 9 principes de base, ce qui conduit à autant de chapitres. Chacun de ces 9 chapitres est structuré de façon homogène :

  • d’abord les principes, qui s’appuient sur des citations (souvent oubliées par ceux qui prétendent les mettre en application) des trois auteurs ;
  • ensuite l’analyse réflexive, qui mobilise des travaux en sciences humaines ou de gestion et l’expérience de l’auteur et de ses réseaux ;
  • enfin, en résultante, les « caractéristiques de l’entreprise lean », qui définissent ce que pourrait être « l’entreprise du futur »… une entreprise plus démocratique… et certainement plus responsable !

La méthode d’action enfin, consiste à s’approprier les aspects positifs du lean (et il y en a) et à proposer des expérimentations. « Tout comme nous le faisons avec des équipes syndicales CFDT de la métallurgie concernant la démarche de QVT, cette complexité à changer les choses nous amène à proposer d’avancer par l’expérimentation ».

2 – Le travail est au cœur des transformations mais à la périphérie du lean

Si le livre s’appelle « démocratiser le travail » et non « démocratiser l’entreprise », ce n’est pas une simple nuance. C’est que le travail, au cœur des logiques de transformation (ou de conduite du changement, comme on disait plus modestement avant la dernière crise), devrait aussi être au centre de l’attention des dirigeants.

Laurent Berger, Secrétaire général de la CFDT, qui préface le livre, rappelle que « 76% des répondants [à la vaste enquête « Parlons Travail » menée en 2017] disent aimer leur travail, ce qui montre la profonde ambivalence du travail, qui n’est ni le lieu d’exploitation terrible décrit par certains, ni un monde merveilleux où il suffirait de tout laisser faire pour développer du bien-être ». Face à ces constats, ajoute t-il, « il faut remettre la qualité du travail et la qualité de vie au travail au centre du projet économique dans une société du respect et de l’écoute de toutes les parties prenantes (…) et il faut dans le même temps repenser l’action syndicale pour se recentrer sur le travail parce que le quotidien des salariés s’y joue, qu’ainsi nous serons de meilleurs porte-parole, que nous en tirerons de la connaissance et de la légitimité, et donc de la force de transformation ». Voilà de quoi nourrir un dialogue social, qui a besoin de sujets en prise directe avec le quotidien des salariés (voir « Le dialogue social à la française, chef d’œuvre en péril »).

Michel Sailly s’appuie sur les principes (ou la philosophie) du lean pour proposer une remise en cause des habitudes managériales d’aujourd’hui : « Il s’agit de passer d’un pilotage des activités à partir d’indicateurs et d’objectifs sans prise avec les réalités du travail, à un management basé sur le réel de l’activité de travail ». Il ne cite pas le terme de « management du travail », proposé par Patrick Conjard (ANACT), mais c’est bien à cette approche qu’il invite[1].

C’est ainsi qu’un lean management fidèle à ses racines, ancré dans le travail, changerait la donne sur la plan de la reconnaissance : « Les personnes se sentent reconnues quand leur expérience professionnelle ou leur expertise est sollicitée par les autres. (…) C’est au travers d’un travail rendu visible que chaque individu devient visible socialement, voit son engagement subjectif reconnu, travaille dans une relation de confiance ».

Le lean tel qu’il est déployé aujourd‘hui se coupe de la responsabilité sociale de l’entreprise car il s’attache trop aux seuls objectifs sans s’intéresser véritablement au travail.

Or le lean tel qu’il est déployé aujourd‘hui se coupe de la responsabilité sociale de l’entreprise car il s’attache trop aux seuls objectifs sans s’intéresser véritablement au travail. Les effets sur la santé au travail en sont ainsi délétères. L’auteur cite par exemple l’étude menée par Theoni Koukoulaki, qui a effectué l’analyse de 36 études, dont une grande partie a été menée aux Etats-Unis. « Il en ressort que les effets attendus d’un lean devant accroître l’autonomie et la participation des salariés ne sont pas au rendez-vous et que le but central et convenu du lean dans les entreprises est la réduction des gaspillages. Au total, plus de la moitié des études rapportent des résultats négatifs pour les facteurs de risque et les effets sur la santé »[2].

Le livre de Michel Sailly confirme les intuitions et les constats élaborés dans un précédent ouvrage, rédigé par un consultant de Secafi, Philippe Rouzaud, qui déjà cherchait à déconstruire les effets vantés du lean management en le confrontant aux pratiques effectives[3].

3 – Une nécessaire réhabilitation du management et des RH

Le lean doit être analysé pour ce qu’il est et non pour ce que certains en font : comme l’affirme Jefferey Liker cité par l’auteur, « les entreprises ont confondu un certain nombre d’outils du lean et le système lean ». Pour Jean-Paul Bouchet et Bernard Jarry-Lacombe, « les objectifs originels du lean ont été largement oubliés au profit d’une démarche de performance imposée par le haut »[4]. « Il s’agit d’un véritable détournement, » nous rappelle Michel Sailly. Ce dévoiement du lean ne doit pas masquer que ce dernier ne peut se restreindre à un système de gestion de la production : c’est bien d’un système de management dont il s’agit.

Quelque part entre les principes fondateurs et la mise en œuvre : un profond égarement…

Du fait de ce détournement, qui a brouillé les concepts, sur le plan managérial, le lean n’est pas ce que vous croyez. Ecoutons l’auteur : « Dans le modèle Toyota [Toyota Way], le genchi genbutsu traduit un mode de management bottom-up, favorisant un progrès continu par le bas, venant des opérateurs et managers de proximité. C’est la marque d’un management partant des réalités du travail et non pas d’objectifs et indicateurs de résultats éloignés des réalités ». Il précise en citant « The Toyota Way », l’étymologie de genchi genbutsu,« le lieu des produits », que Toyota traduit en l’injonction « d’aller sur place voir la situation telle qu’elle est pour la comprendre » car « on ne peut pas vraiment comprendre un problème si l’on ne va pas voir soi-même de quoi il retourne ».

L’auteur précise que « aller sur le terrain n’a de sens que si les managers de proximité ont la capacité et l’autonomie pour apporter des solutions aux problèmes soulevés et sont soutenus par la hiérarchie intermédiaire ». Il préconise d’arrêter de « faire remonter les problèmes », qui se perdent alors dans les méandres de la ligne hiérarchique mais plutôt de « faire descendre l’organisation », c’est-à-dire de « traiter le problème au plus proche de l’endroit où il se produit » en cherchant les solutions « avec ceux qui font le travail », dont on développe la latitude décisionnelle et les capacités. C’est dans ce rapprochement entre travail et pilotage de l’entreprise que se situe la démarche de responsabilisation et de construction de l’autonomie, point commun entre la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) et le lean management.

Jeffery Liker montre les emprunts respectifs entre le lean et le concept d’organisation apprenante développé par Peter Senge. L’auteur va plus loin en se référant aux ‘capabilities’ d’Amartya Sen et aux travaux de Pierre Falzon sur l’« ergonomie constructive » visant à développer le potentiel capacitant des organisations.

C’est ici qu’apparaît une contradiction fondamentale dans l’approche française de l’implémentation du lean : j’ai croisé dans ma carrière de consultant beaucoup de projets lean et presque aucun ne donnait une place importante à la DRH. Alors que le lean est une démarche qui prend sa source dans la personne au travail et dans la régulation managériale qui lui permet d’atteindre les objectifs, les ressources humaines sont occultées… Tant que le lean restera un outil de gestion des processus avant d’être une approche de valorisation du potentiel de l’homme et de son travail ; tant que cet effacement des professionnels des RH persistera, cette contradiction restera un facteur de blocage (voir : « Le facteur humain sonne toujours trois fois… »).

Il faudra aussi dessiner les contours d’une nécessaire refondation du management, adapté aux exigences du lean, à une nouvelle proximité avec le travail mais aussi dans le contexte du numérique (voir « Le management 2.0 sera-t-il socialement responsable ? »).

Enfin, cette refondation passe par une réflexion partagée sur l’autonomie au travail. L’auteur me fait l’amitié de se référer (page 75) au modèle que j’ai proposé pour ce faire (voir : « Autonomie au travail : la France a tout faux ! »). Il présente les trois niveaux d’autonomie au travail en rappelant que le lean doit intervenir davantage sur les niveaux 2, c’est-à-dire l’autonomie dans le collectif de travail et 3, l’autonomie par la gouvernance de l’entreprise, sans perdre son ancrage sur le niveau 1, c’est-à-dire l’autonomie dans la tâche (voir la section du livre consacrée à l’autonomie, pages 74 à 78).

Je partage avec l’auteur la conviction que la mise en œuvre authentique du lean nécessite une approche plus ambitieuse de l’autonomie, de la créativité de l’homme au travail, de l’organisation du travail, de l’écoute, « ce qui veut dire un management motivé et formé pour cela », pour reprendre l’expression de Laurent Berger dans sa préface.

Le lean management, tel qu’il est pratiqué en France, souffrirait-il d’un manque de consistance humaine ?

Et j’en viens ainsi à ma seule réserve sur ce livre : mais où sont donc passées les expériences positives ? Car il y en a. Aux confins des expériences de mise en œuvre de l’organisation apprenante, des unités élémentaires de travail chez Renault, d’enrichissement du travail, de l’ « entreprise libérée », des collectifs polyvalents, des formules de groupes (semi) autonomes, des « organisations opales », il y a des entreprises, certes plus discrètes que d’autres, qui ont véritablement progressé vis-à-vis de la philosophie du lean : considérer les opérateurs comme les experts de leur métier, leur donner davantage de pouvoir d’agir, leur permettre de décider de l’organisation de leur travail, voire de la répartition de ce que l’on appelait (au siècle dernier) les « fruits de la croissance », reconstruire une ligne managériale en soutien professionnel des employés, etc.

Ainsi par exemple, Michel Sailly a raison de souligner que le « modèle » de l’entreprise libérée, qui s’attire des critiques justifiées (voir « L’entreprise libérée est-elle socialement responsable ? »), présente aussi des aspects positifs dont bon nombre sont d’ailleurs partagés avec le lean management (voir la section du livre consacrée à l’entreprise libérée, pages 186 à 189).

4 – Et si le lean et la RSE se renforçaient mutuellement ?

Lean management et RSE, voilà bien un couple improbable. Et pourtant, on voit apparaître trois liens, si l’on suit l’auteur dans sa démarche de reconnexion avec les textes fondateurs du lean.

D’abord la notion de partie prenante (stakeholder), centrale dans la RSE : « Les trois auteurs mettent l’accent sur de nouveaux modes de partenariat et de coopération avec les fournisseurs et les parties prenantes de la société. (…) Il y aurait une proximité du lean avec la théorie des parties prenantes. »

Ensuite la gouvernance car le lean sollicite l’intelligence des opérateurs sur l’organisation de leur travail et l’amélioration des process. De ce point de vue, nous en sommes loin en France et Laurent Berger, à propos des aspirations des salariés, cite quelques chiffres dans sa préface, en s’appuyant sur l’enquête « Parlons travail » réalisée par la CFDT, à laquelle ont répondu plus de 200.000 salariés : « la nécessité de rééquilibrer les pouvoirs dans l’entreprise pour redonner du poids à la parole des salariés, avec 72% des répondants qui demandent à participer davantage aux décisions qui affectent leur entreprise ; 31% qui affirment même ne pas pouvoir parler librement sur leur lieu de travail et 84% qui aspirent à des entreprises plus démocratiques ».

Enfin, les achats responsables, qui ont fait l’actualité ces derniers mois avec la loi sur le devoir de vigilance. Michel Sailly cite les auteurs de Lean Thinking, qui dénoncent la pratique des systèmes d’enchères sur Internet dans lesquels l’adjudication est attribuée au moins-disant (reverse auctions), pour ses conséquences sur la viabilité des fournisseurs. Ils préconisent à l’inverse d’aider gratuitement les fournisseurs tout en définissant avec eux les modalités du partage des économies de coûts. De même pour la pratique consistant à changer de fournisseur pour faire baisser les coûts, il cite Taiichi Ohno : « Faire du chantage aux fournisseurs pour atteindre l’objectif de performance est totalement étranger à l’esprit du TPS [Toyota Production System] »[5]. Dans un autre chapitre (p 119) l’auteur cite les 14 principes d’Edwards Deming, le fameux théoricien américain de la qualité, dont celui-ci : « Mettre fin à la pratique des achats au plus bas prix. Chercher plutôt à réduire le coût total (…) en établissant des relations à long terme de loyauté et de confiance ».

C’est d’ailleurs à partir d’une approche authentique de responsabilisation, sociale et professionnelle, que peut éclore une nouvelle approche plus respectueuse du lean, comme l’observe François Pellerin, animateur du projet Usine du Futur au Conseil Régional Nouvelle-Aquitaine et Président de l’Association Talent & Culture : « le déploiement du Lean manufacturing en France est particulièrement révélateur des limites de notre modèle hiérarchique. Dans les années 90 et 2000, une version tronquée du Lean a été déployée top down. Des gains rapides ont été recherchés sans prendre en compte la nécessaire appropriation par les équipes. On a alors vu le projet se résumer à chronométrer les opérateurs, induisant du même coup des troubles musculo-squelettiques. Le résultat a été catastrophique en termes d’engagement des équipes et les gains de productivité initialement réalisés ont été perdus. Le déploiement du Lean a été repris depuis la fin des années 2000 dans de bien meilleures conditions en prenant pleinement en compte le respect des personnes et en s’appuyant, dans les expériences les plus réussies, sur des équipes autonomes. Les gains économiques ont alors été à la fois considérables et durables. En effet, le cœur de la démarche est l’amélioration continue par la base (le Kaizen), et le succès est maximum lorsque les équipes prennent leurs décisions en autonomie. On a alors des améliorations plus pertinentes et mieux appliquées »[6].

Reste une question non abordée par l’auteur : est-ce vraiment plus de démocratie que nous voulons dans l’entreprise ? Ni le lean management ni la RSE ne le réclament. Pour ma part, je ne suis pas convaincu que la démocratie (qui peut cependant constituer un idéal) soit compatible avec le fonctionnement des entreprises. Peu d’entre elles ont d’ailleurs réussi à acclimater le principe démocratique d’« un homme – une voix », cher au mouvement coopératif.

De la même façon je ne crois pas que ce soit le rôle de l’entreprise de nous apporter du « bonheur au travail » mais en revanche elle doit procurer de bonnes conditions de travail, un bon niveau de qualité de vie au travail (voir « Parcours QVT : la qualité de vie au travail dans tous ses états »). En d’autres termes, l’entreprise doit agir sur ce sur quoi elle a prise. De même, l’entreprise n’est pas non plus un lieu de démocratie (la reconnaissance du lien de subordination suffit à le démontrer). Mais en revanche, elle doit accepter et respecter les contre-pouvoirs (syndicaux et autres), les lieux de négociation, la confrontation avec les parties prenantes et les principes modernes de régulation.

Conclusion

Le livre de Michel Sailly est utile et inspirant pour tous ceux qui s’intéressent au changement dans les entreprises et les organisations (au-delà du lean management), pour ceux qui cherchent des leviers concrets pour s’en emparer et peser dans le sens du progrès économique et social. Il nourrit la réflexion au carrefour de l’économique et du social, ce point de rencontre si précieux, qui intéresse de plus en plus de dirigeants d’entreprises et de politiques.

Les deux approches de diffusion de la démocratie que j’ai citées en introduction ne doivent pas être opposées. Elles se renforcent mutuellement. L’approche institutionnelle procure la visibilité et la sécurité de fonctionnement dont a besoin l’approche terrain pour se mettre en place (ainsi, par exemple, si les salariés ont des représentants au sein du Conseil d’administration, ils seront plus enclins à faire vivre la stratégie sur le terrain). Réciproquement, la confiance construite sur le terrain facilite les compromis nécessaires à la diffusion de l’approche institutionnelle.

Finalement, ces deux approches se réconcilient dans la RSE, qui incite les entreprises à prendre des engagements concrets en faveur du respect des droits humains, de l’autonomie des collaborateurs, de la satisfaction de leurs aspirations, du respect des enjeux des parties prenantes.

L’actualité récente montre que le nouveau gouvernement hésite, se cherche. Il n’a pas arrêté sa doctrine. Une première illustration nous en est donnée par la démarche de concertation autour des 5 ordonnances sur le Travail, menée cet été en une centaine de réunions bilatérales. Au début de ce cycle, l’approche institutionnelle était privilégiée, sous la forme d’un possible renforcement de la présence des représentants des salariés au sein des Conseils d’administration (voir : « Administrateurs salariés : 6 opportunités en jachère »). Cette mesure s’est effacée au profit de la possibilité donnée aux acteurs (mais combien s’en saisiront ?) d’évoluer vers une codécision à la française sur certains sujets comme la formation professionnelle ou l’égalité femmes-hommes, en installant un conseil d’entreprise par accord majoritaire… une parfaite illustration de l’approche terrain !

Martin RICHER

Management & RSE

Pour aller plus loin :

Michel Sailly, « Démocratiser le travail – Un nouveau regard sur le lean management », Les Editions de l’Atelier, août 2017

Voir aussi : Vincent Bottazzi, Jean-Luc Collin, Michel Sailly et Emmanuel Couvreur, « Des espaces de discussion au service de la capacité d’action des salariés et de la performance » in Anact, « Qualité de vie au travail : négocier le travail pour le transformer ; enjeux et perspectives d’une innovation sociale », Revue des Conditions de Travail (RDCT) No 3, décembre 2015

Cet article a fait l’objet d’une publication préliminaire dans Metis sous le titre « Démocratiser l’entreprise ou le travail ? ». Il fait partie du dossier de Metis « Gouvernance des entreprises, quel pouvoir pour les salariés ? », que vous pouvez consulter sur le site.

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[1] Voir Patrick Conjard, « Le management du travail : une alternative pour améliorer bien-être et efficacité au travail », Anact, 2014

[2] Theoni Koukoulaki, « The impact of lean production on muskuoskeletal and psychological risks », Applied Ergonomics, No 45, 2014

[3] « Salariés, le Lean tisse sa toile et vous entoure », L’Harmattan, 2012

[4] Jean-Paul Bouchet et Bernard Jarry-Lacombe, « Manager sans se renier », Les Éditions de l’Atelier, mai 2015

[5] Taiichi Ohno, « L’esprit Toyota », Masson, 1990, page 256

[6] Contribution de François Pellerin in Emilie Bourdu (La Fabrique de l’industrie), Marie-Madeleine Péretié (Aract Ile-de-France), Martin Richer (Terra Nova), « La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité ; Refonder les organisations du travail », Presses des Mines, octobre 2016, page 85

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Une réponse

  1. Bonjour,

    Je suis un lecteur assidu de votre Blog, mais Je réagis tardivement à cet article, du fais que je tenais à lire et à digérer d’abord le livre de Michel, que je connais par ailleurs personnellement.
    Michel à fait le choix de ne pas citer d’entreprise et il semble avoir fait le choix de ne pas s’étendre sur le cas de Flins, usine de Renault en banlieue Parisienne….Un cas qui fonctionne !
    Etant pour ma part le DSC de la CFDT Renault (en gros le responsable de la CFDT , donc l’interlocuteur de la Direction Générale du groupe) j’épaule l’équipe CFDT de l’usine de Flins, équipe qui a su s’intégrer et reprendre à son compte l’expérimentation menée par le CNAM (équipe de Y.Clot) depuis 2011. Nous avons là une « democratisation rampante » du travail, dans le sens ou l’articulation avec le « Lean maison » (appelé APW, Alliance Porduction Way) a encore du mal à prendre. En effet les resistance organisationnelles et managériales furent nombreuses, et toujours plus ou moins toujours prégnates… La resistance au changement, la capacité d’une organisation Taylorienne à laisser la parole aux acteurs de terrain est difficile. Mais les choses se sont mises en place, les organisations syndicales ont trouvé leur place, les referents (salaries « élus » par leurs paires, dédiés à récolter, les remarques de leurs collègues) sont respectés… En Synthèse, une usine de carrosserie montage, au demeurant difficile socialement, dans un bassin d’emploi instable a réussi à trouver un rythme de croisière convenable. Donc oui ça marche, meme si l’entreprise, bloquée dans ses carcans idéologiques, ne fait rien pour valoriser cette situation reconnue de tous comme exemplaire… Il nous reste à porter ce modèle dans d’autres sites, avec là pour le coup une valeur ajoutée syndicale.
    Encore merci pour vos écrits, en particulier sur l’autonomie des salaries.
    Cordialement

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