[ Mise à jour : 16 octobre 2025 ] Le discernement, aptitude humaine d’autant plus indispensable dans un monde volatile, s’impose comme une compétence clé pour réussir la mise en œuvre de la RSE (Responsabilité sociétale de l’entreprise). Il devient même un moyen de résistance au « backlash RSE » que connaissent nos sociétés et au « bon sens », qui n’est souvent qu’un renoncement. Ici encore, l’exemplarité du dirigeant est un prérequis.
Depuis que la RSE existe, c’est la première fois qu’elle affronte une tempête par vent debout (voir : “Vœux 2025 : We are still in !”). Le « backlash RSE »[1], c’est-à-dire le retour de bâton sur la RSE, demande aux professionnels une capacité de discernement affirmée, seule capable de leur permettre de résister aux peurs infondées, aux « fake news » innombrables et aux injonctions abusives de ceux qui voudraient revenir au monde d’avant. Qu’il était simple et sécurisant, ce monde d’avant, celui où seule comptait la satisfaction des actionnaires et des clients ; celui où les autres parties prenantes étaient muselées ou inaudibles ; celui où un économiste reconnu pouvait écrire que la seule responsabilité sociale du dirigeant est d’augmenter les profits[2].
1 – Une première tentative de définition : le discernement dans un monde VUCA embarque la RSE
Le Larousse définit le discernement comme « la faculté d’apprécier sainement les choses avec intelligence et sens critique ». Par temps de VUCA (volatilité, incertitude, complexité et ambigüité), managers et dirigeants doivent mettre à distance les idées reçues, les opinions simplistes, le prêt à penser, la bien-pensance, les fausses évidences (voir : « Si le monde est VUCA, pourquoi continuer à miser sur des dirigeants du fixe ? »). Le cabinet Mc Kinsey a publié en 2021 une étude menée sur 18.000 salariés dans 15 pays différents mettant en avant 56 compétences fondamentales indispensables pour les emplois du futur. Parmi ces 56 compétences, quatre sont reliées au discernement : résolution structurée de problèmes, raisonnement logique, compréhension des biais, recherche d’informations pertinentes.
Dans leur éditorial du numéro de la revue Question(s) de management consacré aux « Question(s) de discernement », Jean-Marie Peretti et Soufyane Frimousse mettent l’accent sur la définition du discernement managérial selon Etienne Perrot, cet « art de décider avec sagesse, en conciliant les exigences du présent avec les impératifs de l’avenir »[3]. Je me permets d’y ajouter le fait que dans cette volonté de conciliation entre présent et avenir, on reconnaît la définition originelle du développement durable[4]. Or, comme l’affirme la Commission Européenne, la RSE n’est rien d’autre que « la mise en œuvre du développement durable dans le cadre de l’entreprise ».
Revenant à Etienne Perrot, les deux éditorialistes précisent : le discernement managérial est cette « faculté de jauger les conséquences de nos actes pour l’entreprise et pour les personnes, dans une vision équilibrée et durable… de repérer la meilleure voie pour sortir de situations embrouillées »[5]. Ceci confirme le fait que le discernement a à voir avec la complexité et la durabilité.

Selon l’écrivain et moraliste La Bruyère, le discernement est à la fois rare et précieux : « Après l’esprit de discernement, ce qu’il y a au monde de plus rare, ce sont les diamants et les perles »[6]. Enfin pour adresser un clin d’œil à Jean-Marie Peretti et Soufyane Frimousse, on définira aussi le discernement comme la capacité à distinguer le bon grain de l’ivraie dans les réponses du Chat Mistral AI et à faire la part des choses entre celles-ci et celles de Chat Gemini[7].
2 – Le discernement est la colonne vertébrale de la RSE
Deux enseignantes à l’Université Catholique de Lyon, Patricia David et Nathalie Tessier posent le cadre dans leur contribution : « Avec l’évolution des sociétés et notamment la progression de l’approche managériale humaniste, on s’aperçoit de l’importance fondamentale de la capacité à manager avec discernement. C’est ainsi que le concept de discernement se développe aussi bien dans les discours académiques que dans celui des managers sur le terrain notamment avec la RSE qui a permis de mettre l’accent sur les responsabilités individuelles au niveau de la GRH par exemple »[8].
Ce qui est vrai pour tous les salariés dans le monde VUCA l’est plus encore pour les professionnels de la RSE. Car la RSE nous amène, nous oblige, à penser contre nous-mêmes, contre ce qui nous est présenté comme des évidences :
- non, une entreprise qui dégage de beaux EBITDA mais génère un champ de mine social et une fournaise environnementale n’est pas performante ;
- non, les externalités négatives que nous générons ne peuvent pas être négligées même si elles ne nous « coûtent » rien ;
- non, les progrès technologiques ne suffiront pas à nous tirer d’affaire,
- etc…
Si bien que l’on voit apparaître de nouveaux concepts, comme par exemple le « techno-discernement » mis en avant par la bande dessinée documentaire « Ressources, un défi pour l’humanité », scénarisée par l’ingénieur Philippe Bihouix, spécialiste des ressources minérales et des low-tech, et illustrée par Vincent Perriot. Cette BD explore les liens entre l’industrie, les nouvelles technologies, l’explosion du numérique et des objets connectés, et l’épuisement des ressources naturelles. Elle déconstruit le mythe d’une société d’abondance, où tout ce dont nous avons besoin serait toujours disponible, où la technologie, l’innovation et le progrès pourraient éviter la pénurie.
Pour sortir de l’impasse, les auteurs nous invitent à repenser nos modèles économiques et notre rapport à la technologie, pour imaginer une société du « techno-discernement » qui s’interroge sur ses besoins, et les hiérarchise, pour que nos précieuses ressources servent l’intérêt général plutôt qu’une société de surconsommation effrénée.
Fabrice Bonnifet, président du C3D (Club des directeurs du développement durable) va dans le même sens en rappelant les conséquences du développement de l’intelligence artificielle sur la consommation d’énergies, de ressources minérales et d’eau, qui risquent de rapidement se heurter aux limites planétaires et à des conflits d’usage : « Si nous étions raisonnables, l’IA devrait être en priorité utilisée pour des usages véritablement utiles au bien commun. C’est cela, le “techno-discernement”. Tôt ou tard il faudra réguler cette technologie »[9].
Le discernement est la condition préalable à la sobriété heureuse ou la frugalité consentie, bref aux modèles d’affaires vers lesquels nos entreprises doivent pivoter pour préserver un futur désirable.
Le discernement est aussi essentiel à la RSE parce qu’il nous permet de trier, de hiérarchiser, de distinguer l’essentiel de l’accessoire. C’est le cœur, par exemple, de la démarche de construction d’une matrice de double matérialité, chère aux aficionados de la CSRD. Et les premiers rapports CSRD dont nous disposons le confirment : le discernement fait la différence entre les matrices de matérialité qui s’effondrent sous leur propre poids et celles qui reflètent la vérité des enjeux d’une entreprise (voir : « La CSRD marque l’entrée dans l’économie d’impact »).
Le discernement est aussi une compétence managériale, essentielle pour qui veut entreprendre une transition vers le management responsable (voir : « Management responsable ? »). Pour manager avec discernement, il faut commencer par poser les vrais problèmes, faire la part des choses, questionner les évidences, exercer sa pensée critique, prendre de la distance par rapport à la situation. Les managers aujourd’hui, doivent trouver leur chemin au beau milieu des injonctions contradictoires et des dilemmes éthiques. Le discernement est leur boussole, qui leur permet de mettre en œuvre au quotidien ce que j’appelle le bricolage organisationnel.
Cela ne va pas aller en se simplifiant. Charles-Henri Besseyre des Horts, ancien professeur de GRH à HEC Paris, considère que le besoin de discernement sera décuplé chez les managers par l’arrivée des intelligences artificielles génératives, au point d’appeler de ses vœux un « discernement augmenté » par les IA génératives[10]. « Le discernement permet de faire la part des choses, de prendre du recul par rapport à la situation et aux défis auxquels est confrontée l’entreprise (…) et invite à poser la question du « pour quoi ? » de tel ou tel choix », explique-t-il[11].

L’aptitude au discernement doit être d’autant plus décentralisée que l’entreprise évolue vers ce que j’ai appelé les Organisation de travail participatives (OTP), c’est-à-dire les organisations qui privilégient la responsabilité sur le terrain, l’autonomie au travail et l’initiative des opérateurs (voir : « Autonomie au travail : la France a tout faux ! »). Là encore, le rôle du dirigeant est essentiel (voir : « L’organisation responsabilisante : itinéraire de transformation pour dirigeant déboussolé »).
Le discernement est enfin ce qui nous permet de naviguer dans l’éthique, une compétence qui se révèle cruciale par temps de VUCA. Car l’éthique n’est rien d’autre que l’ensemble des méthodes permettant d’instruire les dilemmes qui se présentent à nous, dirigeants, managers ou « simples » collaborateurs. Le baromètre de l’Ugict réalisé par Viavoice et publié fin 2024 a montré que plus d’un cadre sur deux (52 %) déclare être fréquemment en contradiction avec les choix et pratiques réelles de son entreprise ou administration (+3 points par rapport à l’année précédente)[12]. Une étude de la Dares (ministère du Travail) consacrée aux conflits de valeurs au travail a montré que six actifs occupés sur dix signalent être exposés à des conflits de valeurs dans leur travail, la situation la plus fréquente concernant deux actifs occupés sur dix, qui vivent des conflits éthiques car ils doivent faire des choses qu’ils désapprouvent[13].
En 2020, l’excellente revue Philonomist avait demandé à l’IFOP de sonder les salariés français sur leurs attentes et leurs espoirs[14]. On y apprenait, par exemple que seuls 18 % d’entre eux (moins de 1 sur 5…) estiment que les réflexions dans leur entreprise sont menées collectivement et mènent aux bonnes décisions. Mais appelés à définir ce que serait une entreprise éthique, le consensus se forme à un très haut niveau : pour 92 % d’entre eux, une entreprise éthique « fait en sorte que ses employés agissent avec discernement en fonction de la situation ».
3 – Le discernement est un moyen de résistance au backlash RSE
Mais tout cela ne suffit pas à définir le discernement, qui offre quelque chose de plus que la simple clairvoyance ou lucidité. Et c’est là qu’apparaît avec plus d’évidence encore, le besoin de discernement en soutien de la RSE.
Pour le comprendre, un détour par le tribunal est nécessaire. L’altération (ou pire, l’abolition) du discernement, établie par une expertise psychiatrique, ouvre la voie à l’irresponsabilité pénale. Faire preuve de discernement, c’est donc tout simplement être responsable : distinguer ce qui relève de l’éthique et ce qui s’y oppose, analyser les impacts de ses décisions, trouver les arbitrages pertinents entre les intérêts parfois contradictoires des parties prenantes et agir en conséquence. Faire preuve de discernement ce n’est donc pas seulement supprimer ses erreurs de jugement, c’est réfléchir à ses biais cognitifs et à ses décisions passées pour améliorer les prochaines.
Je suis impressionné de constater à quel point les tenants du « backlash RSE » dans les entreprises sont ceux qui veulent éliminer les espaces et les temps de débat, si précieux par temps de VUCA. Ils privilégient la décision par rapport à la réflexion – comme si les deux s’opposaient –, considèrent que manager n’est pas philosopher – comme si la RSE se résumait à une philosophie – et estiment que le débat et la réflexion collective sont une perte de temps. La vigueur du backlash RSE se nourrit d’une forme d’autoritarisme qui veut outrepasser les points de vue des parties prenantes (voir : « La RSE est un sport de combat : la vigueur du backlash »). Yann Scavennec, Directeur People&Culture, Communication interne et RH de Bertrandt Group, l’a parfaitement saisi :
« Combien de créateurs d’entreprises, de managers, d’individus ont agi dans la précipitation, par la force de l’habitude ou en raison d’un ego démesuré, faisant confiance uniquement à leur propre intuition, à leurs certitudes bien ancrées et se sont dit après coup : mais pourquoi ai-je pris cette décision et pourquoi n’ai-je pas pris le temps nécessaire à la réflexion, à l’écoute ? Le discernement, cette faculté d’apprécier avec justesse une situation ou des faits nous permet de nous ouvrir à différents points de vue nécessaires au pilotage d’un plan d’action d’entreprise stratégique réaliste »[15].
Cette alerte nous informe sur l’importance de l’écoute (active !) des parties prenantes.
Alors que la gestion consiste à appliquer des méthodes linéaires, la RSE est le domaine des tensions : identifier, comprendre et documenter les contradictions entre les objectifs (économiques, sociaux, environnementaux…), les oppositions d’intérêt entre l’entreprise et ses parties prenantes ou bien entre plusieurs parties prenantes. Or, la capacité à trouver son chemin parmi les tensions entre objectifs économiques, sociaux et environnementaux ; ceux des générations futures et ceux de nos parties prenantes d’aujourd’hui… qui ne sont pas toujours alignés, dépend de que le consultant Denis Cristol, dans sa contribution à « Question(s) de management » appelle « le discernement holistique »[16].

Cette capacité à trouver son chemin parmi les contradictions inhérentes à l’entreprise oblige à rejeter le simplisme proposé par le backlash RSE et amène à embrasser la complexité, d’où la réinterprétation du mot discernement proposée par Patrick Storaye, directeur de Flexity, dans sa contribution, « Distinguer ou relier ? » :
« Tout milite en faveur du discernement des managers pour guider le corps social dans un chaos duquel les repères usuels n’émergent pas lisiblement. (…) Discerner vient du latin discernere qui signifie séparer, distinguer, mettre à part. Seulement voilà, la « part des choses » dont les décideurs ont besoin ce n’est pas la « part des anges ». Il ne s’agit pas de distiller pour séparer le vrai d’un faux qu’on laisserait s’évaporer. (…) La « complexité » d’Edgar Morin nous invite à discerner non pas au sens de « séparer » mais à celui de relier les parties pour mieux comprendre le tout, et inversement. (…) En résumé, ce discernement-là est très proche de la démarche prospective chère à Gaston Berger : « voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques, et penser à l’homme »[17].
Si on analyse les facteurs clés de succès d’une démarche prospective, on constate vite que le discernement y tient une place de choix (voir : « La prospective, ardente obligation du dirigeant »).
4 – Le discernement suppose de savoir se tenir à distance du « bon sens »
En ces temps de backlash, vous allez beaucoup entendre parler de ce que les anglo-saxons appellent la conventional wisdom, la « sagesse conventionnelle ». On ne va quand-même pas poursuivre notre politique de diversité & inclusion alors que les autorités américaines l’interdisent à tous leurs partenaires commerciaux. C’est la sagesse. On ne va pas non plus lancer une expérimentation sur la prise en compte de la parentalité alors que les analystes financiers scrutent nos résultats trimestriels. C’est le bon sens. On ne va pas investir pour décarboner notre chaîne de valeur alors que c’est tellement plus confortable d’attendre que nos concurrents s’y cassent les dents. C’est logique.
Vous allez beaucoup entendre parler du bon sens. Seulement deux heures après avoir prêté serment le 20 janvier 2025, Donald Trump, tout juste investi président élu, s’est assis dans la salle présidentielle du Capitole pour signer ses premiers décrets. Face aux caméras, dans un cérémoniel semblable à celui de son premier jour de président en 2017, il a signé, signé, signé. En tout, il a apposé son stylo sur près de 100 décrets présidentiels pour, selon ses mots, marquer le début de « la restauration complète de l’Amérique et de la révolution du bon sens ». L’historien et sociologue Marc Lazar nous avait prévenu : « L’appel au bon sens est un élément constitutif des populismes »[18]. Et avant lui le philosophe et sémiologue Roland Barthes : « La guerre contre l’intelligence se mène toujours au nom du ‘bon sens’ ». Celle contre la RSE aussi.
Le discernement n’est pas une attitude de repli qui consiste seulement à trier le bon grain de l’ivraie. Au contraire, il est tendu vers l’action. Car comme l’écrit très justement Éric-Jean Garcia, « pour un leader, l’esprit de discernement doit se traduire dans l’action »[19] Et « l’art de la décision apparaît alors comme la faculté de mener une réflexion nuancée tout en étant capable de trancher avec sagacité et intégrité dans le vif des circonstances »[20]. Éric-Jean mobilise les travaux de John Dewey pour montrer en quoi l’esprit de discernement est ce qui nous permet de « faire la part des choses entre ce qui est possible, souhaitable et nécessaire de faire »[21].

Cette recherche de conciliation entre éthique de conviction et éthique de responsabilité nous rappelle la célèbre conférence du sociologue Max Weber sur « Le savant et le politique ». Elle est aussi le cœur battant de la RSE. Weber disait que l’éthique de responsabilité, c’est de ne jamais décider sans se préoccuper des conséquences ; c’est même de travailler avant tout en fonction des conséquences. Il définissait l’éthique de responsabilité par cette formule : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes ». Remplacez le mot ‘conséquence’ par le terme plus moderne d’‘impact’ : vous avez la RSE.
5 – Valoriser le discernement est la responsabilité du dirigeant
Le discernement est une capacité, une aptitude humaine. Selon qu’elle est valorisée (ou non) et mise en pratique (ou non) par le dirigeant, il se passera beaucoup… ou pas grand-chose ! Le dirigeant doit donc être attentif à quelques points cruciaux.
D’abord ne pas se fier aveuglément au bon sens (voir la section précédente).
Ensuite faire appel au débat contradictoire. En effet, le plus grand danger qui guette les entreprises par temps de VUCA est l’interdiction des remises en cause, de la pensée critique ou divergente. Jean-Pierre Dumazert et Dominic Drillon, professeurs au CERIIM[22] y insistent dans leur contribution : [le dirigeant doit] « s’appuyer sur sa capacité à réunir des informations, construire des arbres de décisions, s’entourer de collaborateurs efficients, dialoguer avec ses équipes, demander conseil à un ou des consultants, faire appel à un(e) voyant(e), utiliser une intelligence artificielle, espionner ses concurrents ou tout simplement être à l’écoute de son ou de ses intuitions » !
Mais ensuite : « Le dirigeant doit à la fois ouvrir pour mieux faire preuve de discernement grâce à sa capacité à identifier les idées ou propositions à forte valeur ajoutée, ce que l’on appelle la clairvoyance. Car l’intelligence artificielle (IA), aujourd’hui, utilisée comme outil d’aide à la décision, ne deviendra pas de sitôt un outil de décision se substituant au discernement humain ».
Ensuite, privilégier le collectif. Laïla Benraiss-Noailles, Professeure à l’IAE de Bordeaux, l’a bien mis en évidence dans sa contribution intitulée « Eviter les angles morts des certitudes » :
« Le discernement managérial, bien que central dans le management stratégique, repose sur un équilibre subtil entre intuition, réflexion critique et analyse rationnelle. Pourtant, des vulnérabilités peuvent compromettre son efficacité, notamment lorsqu’il est exercé dans un cadre trop centré sur les perceptions individuelles. Bien que l’intuition soit une qualité précieuse, les décisions stratégiques fondées uniquement sur des perceptions intuitives risquent de négliger des données critiques et de s’avérer contre-productives, notamment lorsque les managers ignorent les retours des parties prenantes »[23].
Dans son article cité ci-dessus, Éric-Jean Garcia insiste lui aussi sur les limites de l’intuition : « l’esprit de discernement ne congédie pas l’intuition, mais empêche qu’elle prenne le contrôle. L’intuition doit être en amont de la décision, non en aval »[24].
Laïla Benraiss-Noailles se réfère à un exemple bien connu : « La célèbre fusion dans les secteurs des médias et des technologies, en 2001, illustre bien les conséquences dramatiques d’un excès de confiance dans l’intuition des dirigeants, au détriment des analyses contradictoires d’experts. Pour que le discernement managérial devienne un véritable levier stratégique, il doit conjuguer un jugement éclairé, nourri par l’expérience et la réflexion critique, avec une collaboration ouverte permettant d’élargir les perspectives et de réduire les angles morts ».
Mais aussi, en faire un outil de gestion de crise. Jean-Marc Sales (Université Clermont Auvergne) l’a très bien dit dans sa contribution : « Le discernement permet d’anticiper mais aussi de faire rapidement face avec agilité à l’incertitude qui se dévoile enfin. Plus l’incertitude et le risque sont prégnants, plus le discernement est important ! ». Pour Elise Marcandella (Université de Lorraine), cela amène le dirigeant à cultiver ses talents de rebelle : « Qu’en est-il [du discernement] en cas de crise ? Le management conçu pour répondre à des objectifs fixés avant l’arrivée de la crise ne risque-il pas d’être obsolète et de ce fait, de rendre le discernement managérial inefficace pour faire face à cette crise ? Selon nous, le discernement managérial repose sur la faculté du manager à s’extraire de la culture managériale de l’entreprise pour apprécier avec netteté et justesse une situation de gestion nouvelle qui n’a pas été envisagée dans le cadre du management en place lorsque la crise survient. Cette faculté est caractéristique des déviants positifs ou rebel talents »[25].
Le discernement peut alors devenir, pour paraphraser le titre de la contribution de Romain Zerbib (ICD Business School, Directeur de la publication, Management & Data Science), « le pilier du management stratégique » : « La capacité à lire entre les lignes des évolutions économiques et sociétales exige de décrypter les dynamiques invisibles qui transforment les marchés et redéfinissent les attentes des clients, tout en distinguant les véritables signaux du bruit ambiant. Les dirigeants dotés d’un discernement affûté savent reconnaître les tendances éphémères vouées à disparaître et identifier les mutations profondes susceptibles de redessiner des industries entières. Là où certains voient des menaces, ils discernent des opportunités, transformant les incertitudes en moteurs d’innovation »[26].

Pour résumer cette section, le discernement s’appuie sur trois aptitudes que le dirigeant doit s’approprier pour (tenter de) les maîtriser :
- l’intuition, d’où l’importance d’un environnement propice à la créativité, mais aussi de l’exigence de disposer des clés de lecture permettant de décrypter le monde, la capacité à interpréter les signaux faibles et à affronter les crises ;
- l’expérience, d’où l’importance des retours d’expérience, de l’apprentissage et de la capitalisation des décisions passées, car il s’agit d’apprendre en avançant ;
- la résolution des contradictions, d’où l’importance du collectif, les dispositifs de dialogue et d’instruction des controverses.
Conclusion (provisoire)
Manager avec discernement c’est être attentif aux impacts exercés. On se souvient de la question fondamentale posée par le regretté Bruno Latour : « Où atterrir ? ». Il avait commencé à formaliser un questionnement pour déterminer le sens de nos activités, pour orienter nos sociétés vers l’essentiel. Il appelait ce questionnement « un outil pour aider au discernement »[27].
Manager avec discernement, c’est aussi une attitude quotidienne, qui consiste à animer son équipe avec justice et justesse, malgré les tensions, les dissonances cognitives, les injonctions contradictoires et autres conflits de valeurs. C’est un prérequis pour la RSE.
La différence originelle entre gestion (linéaire) et RSE (multi-dimensionnelle) évoquée ci-dessus explique de nombreux conflits entre les différentes fonctions au sein des entreprises. Les entreprises qui préféreront ignorer le discernement et mettre ces conflits sous le tapis sont celles qui, tôt ou tard, se laisseront entraîner par les excès du « trumpisme », ce mélange de cynisme, de cupidité et de domination. Au contraire, celles qui choisiront d’affronter ces conflits, de les instruire et de leur donner des solutions collectives avec discernement, seront les gagnantes de cette période trouble. La RSE nous amène inévitablement dans la complexité et les tensions. Elle est un révélateur.
Martin RICHER, fondateur de Management & RSE et
Directeur de l’Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris
Pour aller plus loin :
Cet article est une version augmentée et réactualisée d’une publication préliminaire de Martin Richer dans la revue Question(s) de management N° 52 : « Pas de RSE sans discernement ! »

J’espère que cet article vous donnera envie de consulter l’ensemble de ce N° 52 de « Question(s) de management » consacré au discernement, dont je n’ai fait que dévoiler quelques éléments. La table des matières est ici.
Crédit image : Lumières lueur nuit ville mystère incertitude vuca – « Le boulevard Montmartre, effet de nuit », 1897, par Camille Pissarro (1830-1903), innovateur de l’impressionnisme, huile sur toile, National Gallery, Londres. En février 1897, Pissarro a pris une chambre d’hôtel à l’angle du boulevard des Italiens et de la rue Drouot, au Grand Hôtel de Russie. Son objectif : produire une série de peintures du boulevard Montmartre à différents moments de la journée. C’est une pratique du discernement : relever les effets différents que provoque l’avancée du temps, l’allongement des ombres et l’installation de l’obscurité. Ce tableau est la seule scène de nuit de cette série.
Corps du texte : vues de l’Abbaye des Vaux de Cernay.
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[1] Le terme « backlash RSE » désigne le recul qui menace les avancées récentes en matière de responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Cette notion a été popularisée par l’essai féministe de l’Américaine Susan Faludi, « Backlash : la guerre froide contre les femmes » (Crown, 1991 ; version française : éditions des femmes, 1993), qui décrit le retour à des valeurs conservatrices en réaction aux avancées féministes obtenues dans les années 1970. Par transposition, le backlash RSE fait référence à une forme de « retour de bâton » ou de contre-offensive organisée face aux progrès de la RSE, de l’ESG et du développement durable. Aux Etats-Unis, 22 lois “anti-ESG” ont été introduites en 2022, puis 49 en 2023, principalement dans les Etats Républicains les plus conservateurs, selon le comptage réalisé par le cabinet d’avocats Ropes & Gray. Pour l’essentiel, elles interdisent aux fonds d’épargne de privilégier les facteurs ESG au détriment des retours purement financiers immédiats. En Europe, le backlash se manifeste principalement par les attaques contre le Pacte vert (Green deal), législation ambitieuse adoptée par l’Union européenne et partiellement démantelée depuis 2024. Dans certaines entreprises, le niveau stratégique des enjeux RSE tend à s’affaisser.
[2] Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business Is to Increase Its Profits », New York Times Magazine, september 13, 1970, p. 173–178
[3] Question(s) de management N° 52, Décembre 2024
[4] Le développement durable a été défini en 1987 dans le rapport « Notre Avenir à tous / Our common Future » aussi dénommé « le Rapport Brundtland » : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ».
[5] Etienne Perrot, « Le discernement managérial : Entre contraintes et conscience », Desclée de Brouwer, 2012
[6] Jean de La Bruyère (1645 – 1696), « Les Caractères ou les Mœurs de ce siècle », 1688
[7] Ces deux moteurs d’IA sont mis à contribution par la revue, au même titre que les chercheurs, enseignants et professionnels.
[8] Patricia David et Nathalie Tessier, « Émergence de nouveaux questionnements dans le management des entreprises : l’approche managériale par le discernement », Question(s) de management N° 52, décembre 2024
[9] Fabrice Bonnifet dans la revue Décideurs, 5 mars 2025
[10] Charles-Henri Besseyre des Horts, « Le management sera-t-il dissous ou augmenté par les IA génératives ? », Harvard Business Review France, 26 octobre 202
[11] Bernard Bougon, « Conduire un discernement collectif », Connexions, 2014
[12] « Baromètre Opinions et attentes des cadres » 2024 de l’UGICT, réalisé en lien avec l’institut de sondage ViaVoice, octobre 2024
[13] « Conflits de valeurs au travail : qui est concerné et quels liens avec la santé ? », Dares Analyses No 27, mai 2021
[14] « Les salariés veulent être autonomes et participer aux décisions collectives ; Les leçons de notre sondage IFOP auprès des salariés français (3/3) », Philonomist, 21 janvier 2020
[15] Yann Scavennec, Directeur People&Culture, Communication interne et RH de Bertrandt Group, « Pour le meilleur ou pour le pire ? », Question(s) de management N° 52, décembre 2024
[16] Denis Cristol, « De la performance à la robustesse : un nouveau cap pour les leaders », Question(s) de management N° 52, décembre 2024
[17] Patrick Storaye, « Distinguer ou relier ? », “Regards croisés sur le discernement managérial”, Question(s) de Management ?, N°52, Décembre 2024
[18] Marc Lazar, l’Esprit public, France culture, 24 novembre 2024
[19] Éric-Jean Garcia, « Pourquoi l’esprit de discernement est la véritable clé du leadership », Harvard Business Review France, 3 septembre 2024
[20] Éric-Jean Garcia, « L’art de la décision c’est trancher dans le vif au fil des circonstances », Xerfi Canal, 2001
[21] John Dewey, « How We Think », D.C. Heath & Co., 1933
[22] Centre de Recherche en Intelligence et Innovation Managériales (EXCELIA Business School)
[23] Laïla Benraiss-Noailles, Professeure Université de Bordeaux, IAE Bordeaux, IRGO, « Discernement managérial : éviter les angles morts des certitudes », Question(s) de management N° 52, décembre 2024
[24] Éric-Jean Garcia, « Pourquoi l’esprit de discernement est la véritable clé du leadership », op. cit.
[25] Elise Marcandella, MCF-HDR en sciences de gestion et du management, Université de Lorraine, « Gestion de crise. Le discernement managérial au service de l’antifragilité ? », Question(s) de management N° 52, décembre 2024
[26] Romain Zerbib, « Le discernement : le pilier du management stratégique », Question(s) de management N° 52, décembre 2024
[27] Bruno Latour, « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique », Paris, La Découverte, 2017


