La prospective, ardente obligation du dirigeant

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Les dirigeants et futurs dirigeants réunis au sein de l’Executive Master « Trajectoires Dirigeants » de Sciences Po ont participé le 20 octobre à une journée sur la prospective que j’ai eu le plaisir de co-animer avec Pascale Levet. Vous trouverez ci-après une synthèse du tour de table invitant chacun des participants à définir la notion de prospective et la façon dont elle peut être déployée en entreprise. J’ai complété cette synthèse avec quelques citations d’experts et de praticiens de la prospective, qui dans l’ensemble, sont très convergentes avec ce qui a été dit par les participants[1].

Voici donc, en synthèse, les cinq raisons pour lesquelles la prospective est une ardente obligation pour le dirigeant et son organisation.

1 – « Avoir un coup d’avance »

Crise des matières premières, rupture des chaînes logistiques due à la guerre en Ukraine, pénuries de composants dues à la politique « zéro Covid » des autorités chinoises, hausse brutale des coûts de l’énergie… Les entreprises qui ont su s’adapter avec un temps d’avance ont fait la différence. L’anticipation est la clé. Un grand serviteur de l’Etat, Turgot, l’écrivait déjà en 1751 : « Nous apercevons toujours les évènements trop tard, et la politique a toujours besoin de prévoir, pour ainsi dire, le présent ».

Or, « la plupart des entreprises sont engluées dans le présent, » relevait un participant, toujours dans l’urgence de l’important et l’importance de l’urgence. C’est une responsabilité essentielle du dirigeant que d’impulser « cette attention au futur ». Comme le soulignait Gaston Berger, le père de la prospective, « Notre civilisation s’arrache avec peine à la fascination du passé. De l’avenir, elle ne fait que rêver. Elle est rétrospective, avec entêtement. Il lui faut devenir prospective… ».

La difficulté de la prospective, c’est de « distinguer les invariants de ce qui bouge ». Distinguer aussi ce que le philosophe et sinologue François Jullien appelle « les transformations silencieuses », celles qui passent inaperçues pour nous car elles sont lentes mais surtout uniformes et souterraines, des affleurements sonores, qui elles, se manifestent bruyamment mais ne sont pas forcément les plus porteuses de changements[2]. Nietzsche disait que « les vraies révolutions avancent sur les pas des colombes ». On ne les entend pas.

La prospective n’a donc rien à voir avec le marc de café, l’accorte Mme Irma ou les jeux de tarot, mais tout à voir avec une attitude consistant à accueillir le futur. Elle est la mise en œuvre au quotidien du célèbre adage d’Auguste Comte : « Savoir pour prévoir afin de pouvoir ».

2 – « Associer la loupe et la longue-vue »

La prospective est une invitation à changer de focale. Le prospectiviste Philippe Durance le disait avec une grande concision : « La seule façon de prendre du recul, c’est d’éloigner l’horizon ». Mais ce n’est pas non plus une fulgurance. Au contraire, la prospective se forme par un processus d’apprentissage de l’inconnu. C’est parce que nous avons appris du présent que nous pouvons acclimater le futur. « J’ai vu plus loin que les autres parce que je me suis juché sur les épaules de géants, » disait Isaac Newton.

Il faut associer la volonté de savoir aussi précisément que possible d’où nous venons et ce qui se joue aujourd’hui, la loupe, avec le souci de l’avenir, la longue-vue. C’est au dirigeant de montrer que se tourner vers le futur est indispensable, comme le résumait Woody Allen : « L’avenir m’intéresse parce que c’est là que j’ai l’intention de passer mes prochaines années ».

Dans un monde VUCA[3], il faut aussi composer avec l’incertitude et la complexité. Bill Gates (1955 – ) disait que l’on surestime toujours ce que l’on peut changer à court terme mais aussi on sous-estime ce que l’on peut changer à long terme[4].

« La clé, c’est d’accepter le jeu dans un territoire non familier du dirigeant : l’imaginaire, l’utopie, la vision, » conclut un participant.

3 – « Identifier les enjeux de demain »

Il ne faut pas « se laisser noyer par tous les enjeux, sans quoi il s’agirait d’un catalogue sans intérêt ». La difficulté est l’identification des enjeux qui auront un impact sur l’activité de notre organisation (ou à l’inverse, les enjeux sur lesquels notre organisation aura un impact). Cela requiert une posture de curiosité, de bienveillance à l’égard des tendances et évolutions. Il s’agit d’être vraiment à l’écoute, sans exclure a priori de thèmes d’intérêt.

Bien sûr « il faut faire de la veille, ou plutôt être en veille », mais il faut surtout se doter de multiples clés de lecture du présent et des outils d’exploration du futur. Comme l’expliquait le psychologue Daniel Kahneman, le seul non économiste à avoir obtenu le Prix Nobel d’économie (en 2002), l’humilité est une clé : « plus on est expert, plus on est bardé de certitudes, incapable de modestie, d’esprit critique et d’ouverture aux événements nouveaux et imprévisibles ».

4 – « Déployer une approche proactive »

« Si on ne pilote pas notre futur, on se condamne à une posture réactive ». « On ne peut pas se contenter de constamment régler les problèmes, c’est-à-dire d’être à la remorque des événements ; il faut imaginer le futur et le construire pierre après pierre ». « Il faut produire le futur et d’ailleurs, l’action rend optimiste ; elle donne envie de continuer ».

Chacun à sa façon confirme la formule du plus célèbre des consultants en management, Peter Drucker : « La meilleure façon de prédire l’avenir c’est de le créer »[5]. Ou celle de Hugues de Jouvenel, qui a beaucoup fait avancer la cause de la prospective en s’appuyant sur Futuribles, un merveilleux outil pour la diffuser : « La prospective n’a pas pour objet de prédire l’avenir mais de nous aider à le construire ».

5 – « Construire ensemble nos futurs désirables »

Ce qui compte, ce n’est pas de « faire de la prospective » mais d’« être collectivement en posture prospective », de « créer un environnement de travail favorable à l’émergence d’idées prospectives ». Cela se construit. Il faut « s’approprier le futur pour pouvoir le transformer ». L’écrivain, poète et grand voyageur autrichien Rainer-Maria Rilke (1875-1926) l’exprimait ainsi : « Le futur entre en nous, pour se transformer en notre substance, bien avant de prendre forme lui-même »[6].

« La démarche prospective n’a rien à voir avec un exercice en chambre ». Le dirigeant n’est ni une vigie, ni un oracle : « il est à l’initiative et participe à un processus collectif ». Il faut travailler avec les salariés et impliquer les parties prenantes dans l’élaboration des scénarios prospectifs. « C’est quand on a associé les malades du Sida à l’élaboration des thérapies que l’on a commencé à résoudre le problème qui résistait jusque-là ». Bien entendu, « les futurs désirables n’ont rien à voir avec le prolongement des tendances actuelles ». Il faut donc un travail patient d’élaboration. « L’avenir n’est pas ce qui vient après le présent, mais ce qui est différent de lui. Demain ne sera pas comme hier. Il sera nouveau et dépendra de nous. Il est moins à découvrir qu’à inventer, » disait Gaston Berger

Conclusion (provisoire)

 Bien sûr, le titre de cet article est inspiré, excusez du peu, de Charles de Gaulle, qui évoquait la démarche de planification comme une « ardente obligation »[7]. Mais celle-ci doit se muer en posture collective. Le dernier mot revient à Gaston Berger :

« La prospective consiste à savoir que les ailes poussent : que non seulement nous nous déplacerons plus vite, mais que nous nous déplacerons autrement. Nous essayons toujours de représenter l’avenir sur l’image du passé. Mais ce sont des dimensions complètement nouvelles qui s’ouvrent à notre pensée et à notre action. Nous sommes dans un monde à la fois terriblement angoissant et infiniment riche de possibilités, mais de possibilités qui ne viendront pas toutes seules, qui sont prêtes à être cueillies si nous savons, si nous voulons. La Prospective, c’est le contraire de la prophétie illuminée »[8].

Je remercie les participants de l’EMTD pour leur implication et j’espère que cette synthèse vous donnera envie, à vous lecteurs, de plonger. Une fois qu’on a goûté au futur, il est difficile de revenir en arrière.

Martin RICHER, Directeur de l’Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po

Pour aller plus loin :

Consultez mon article publié par la revue de prospective Futuribles : « Comment travaillerons-nous demain ? Cinq tendances lourdes d’évolution du travail », Futuribles, No 422

L’Executive Master Trajectoires Dirigeants (EMTD) s’adresse aux dirigeants d’entreprise souhaitant prendre du recul sur leurs pratiques et s’enrichir d’expériences nouvelles, aux cadres supérieurs qui veulent se préparer à accéder à des fonctions de direction générale ou à des fonctions opérationnelles de haut niveau, aux entrepreneurs, administrateurs ou investisseurs, qui ont besoin d’une vision actuelle et transversale des enjeux affrontés par les dirigeants. Le format est consistant (312 heures sur 11 mois) mais adapté à la formation continue (2 à 4 jours consécutifs par mois). Pour le contenu, téléchargez la brochure de présentation et pour les aspects pratiques, rendez-vous sur le site de Sciences Po.

Lisez la suite de cet article : « Si le monde est VUCA, pourquoi continuer à miser sur des dirigeants du fixe ? »

Crédit image : Garçon jouant avec Robert le Robot, jouet fabriqué par Ideal Toy Corp., 1959

 

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[1] Note : les phrases entre guillemets qui ne sont pas attribuées à un auteur sont celles des participants.

[2] François Jullien, « Les transformations silencieuses », Grasset, 2009

[3] Le célèbre acronyme VUCA (« Volatility », « Uncertainty », « Complexity », « Ambiguity ») a été créé au U.S. Army War College à la fin des années 1980, au lendemain de la guerre froide, pour appréhender les relations internationales déboussolées et devenues imprévisibles après la chute de l’URSS. Et, comme souvent avec les notions de stratégie militaire, les gourous du management s’en sont emparés pour décrire les caractéristiques de l’environnement économique auquel font face les entreprises.

[4] « We always overestimate the change that will occur in the next two years and underestimate the change that will occur in the next ten. » – Bill Gates, fondateur de Microsoft

[5] Peter Drucker, « Les entrepreneurs », Expansion/Hachette, 1985

[6] Rainer-Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, VIII, 12 août 1904

[7] Expression utilisée par le Général de Gaulle dans son allocution du 8 mai 1961 à propos des plans quinquennaux.

[8] Gaston Berger, Extraits d’un exposé prononcé devant les membres de la Société Internationale des Conseillers de Synthèse le 11 mai 1955

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