Quelques échos du lancement des Places du travail

Nous sommes nombreux à penser que les transformations, celles qui bouleversent la société et celles qu’entreprennent les entreprises pour s’y adapter, seraient moins abrasives si le travail réel était mieux reconnu. L’initiative « Places du travail », qui vise justement à restaurer la centralité du travail, a été lancée le 15 mai par la CFDT, l’UNSA et un réseau de chercheurs et d’experts, dans un cadre magnifique, qui incite à la réflexion : le Collège des Bernardins. Son sous-titre résume sa visée : « Le travail au cœur des transformations ».

 

Le constat : le travail introuvable

Dans son introduction, Marylise Léon, secrétaire générale de la CFDT rappelle la spécificité de notre époque caractérisée par une conjonction de plusieurs transitions majeures (écologique et énergétique, numérique, démographique, évolution du rapport au travail) dont les effets interagissent et bouleversent les activités productives. Dans ce contexte chahuté, les entreprises se transforment. On pourrait alors espérer qu’une évidence soit respectée : une transformation doit intégrer les impacts sur le travail. Dans les faits, c’est loin d’être le cas général. Selon plusieurs études, dont le baromètre CFDT publié le 1er mai sur l’état du travail en 2025, les travailleurs disent leur impuissance face aux transformations qu’ils subissent : « 57 % considèrent que les changements ne sont pas bien accompagnés dans leur entreprise ou leur administration, » a précisé la secrétaire générale.

J’ajoute à ce constat ma touche RSE : tant que le travail ne sera pas reconsidéré, c’est-à-dire tant que l’activité productive de la partie prenante la plus consistante des entreprises, à savoir leurs collaborateurs, ne sera pas placée au cœur des transformations, la RSE et le développement durable resteront à l’état de friche.

Or, le travail et la qualité du travail sont des enjeux majeurs pour réussir les transformations à l’œuvre. Marylise Léon met en avant le paradoxe du travail, si riche et pourtant si délaissé, déjà présenté dans la tribune collective publiée par La Tribune Dimanche le 2 mars : « Travailler, c’est le quotidien de millions de personnes. Le travail est une composante de la production, de la compétitivité, de l’innovation et de tout changement de modèle économique. C’est un lieu de sociabilité et de création de richesses. C’est aussi un lieu d’épanouissement, de reconnaissance de soi par ce qu’on y réalise. Comme le montrent de nombreuses études, le travail garde une place fondamentale dans la vie des Français. Le travail est incontournable, et pourtant c’est un angle mort des transformations sociétales, écologiques, numériques et démographiques en cours »[1].

Ce paradoxe n’est pas nouveau. Il y a 20 ans, l’économiste du travail Philippe Askenazy le relevait dans son livre « Les désordres du travail » par cette formule lapidaire mais très juste : « Le travail s’est éclipsé du débat social à mesure que l’emploi l’envahissait »[2]. Aujourd’hui, lors du lancement des Places du travail, Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Sciences-Po, renchérit en pointant le fait que cette absence n’est pas seulement criante dans le débat social mais aussi dans le champ politique : « Nous avons un mal fou à mettre le travail dans le débat public et à en faire un thème majeur de campagne électorale. » Effectivement, si on analyse par exemple les campagnes présidentielles, on constate que le travail y joue le rôle de passager clandestin (voir : « Le travail et l’entreprise, passagers clandestins des campagnes présidentielles »).

Bien sûr, plusieurs personnages de la scène politique française d’aujourd’hui ont flairé le filon et sautent comme des cabris en criant « le travail, le travail » mais ils continuent à confondre le travail (activité) avec l’emploi (enveloppe juridique) et à ne mettre en avant que le travail au sens de la production de richesses économiques sans vouloir considérer le travail comme une activité, une confrontation avec le monde, la possibilité de marquer le réel de son empreinte, un élan émancipateur.

Un exemple dans le monde politique : depuis quelques mois, Gabriel Attal surjoue de sa nouvelle formule « Je suis travailliste ». Comment comprendre cette affirmation ? On en trouve une explication chez son collègue le député Renaissance Antoine Armand, qui déclare dans le Figaro du 19 avril 2025 : « Quand Attal dit « je suis travailliste », c’est malin. Ne perdons pas l’électorat qui nous permet de tenir du centre droit au centre gauche ». On comprend donc qu’il s’agit d’une déclaration politiquement opportuniste, voire électoraliste, mais pas d’un positionnement qui approfondirait l’essence du travaillisme, à savoir la solidité des liens entre le politique et le mouvement syndical. Quand Gabriel Attal parle du travail, et c’est son mantra, il en parle toujours comme une donnée quantitative. C’est aussi le cas de François Bayrou avec sa formule obsessionnelle : « les Français ne travaillent pas assez », un énoncé qui annihile toute opportunité de débat sur le travail.

Bruno Palier fait remarquer que lorsqu’on parle du travail dans le débat public en France, c’est très systématiquement en association avec le mot ‘coûts’ : le coût du travail, qui expliquerait les maux de la France. C’est l’un des mérites de l’excellent ouvrage collectif qu’il a coordonné, « Que sait-on du travail ? » de mobiliser de multiples auteurs en sciences sociales pour montrer que les réalités du travail sont autrement plus foisonnantes et complexes (voir dans Metis : « Que sait-on du travail ? Une boîte à outil pour agir »).

Un exemple dans le monde des relations sociales : alors que Emmanuel Macron a demandé aux partenaires sociaux de reprendre « la discussion sur la qualité du travail et l’évolution des formes du travail », Patrick Martin, président du Medef lui a répondu dans Le Figaro du 16 mai 2025 : « Je dis que notre priorité c’est la quantité de travail parce qu’elle détermine la production et donc la prospérité collective ». Tout est dit !

Pour Bruno Palier, nous sommes donc à un point d’inflexion : le travail avait fait un retour furtif grâce à la diminution du chômage, mais cette parenthèse semble se refermer, si bien qu’on risque de revenir à l’omerta sur le travail.

Cette omerta – et ses conséquences — ont été bien décrites par Pierre-Yves Gomez, professeur émérite à l’EM Lyon et fondateur de l’Institut français de gouvernement des entreprises (IFGE), dans son livre au titre particulièrement explicite : « Le travail invisible – Enquête sur une disparition »[3]. Il montre comment la gestion par process et le management standardisé ont conduit à la mise en place de procédures de plus en plus détaillées et contraignantes dans les entreprises, entravant l’autonomie et la responsabilité. Le travail réel disparaît aux yeux de ceux qui décident et qui l’organisent : seuls comptent les chiffres sur les tableaux de bord et autres abstractions. Le management n’évoque que rarement la réalité du travail. Au contraire, on parle beaucoup de l’organisation, de la performance, en utilisant des mots abstraits, étrangers à l’activité, ceux de la finance et du contrôle de gestion. Or, « dans la vraie vie, le travail est vivant. (…), il est une triple expérience : expérience subjective valorisée par la reconnaissance, expérience objective par la performance et expérience collective par la solidarité ».

 

L’objectif : rendre sa centralité au travail

Mettre fin à cette invisibilité, rendre au travail une place centrale dans le fonctionnement et les transformations des entreprises sont donc des objectifs essentiels. Marylise Léon a d’ailleurs rappelé dans son introduction, le rôle qu’ont joué les Assises du travail de 2023 et leurs 17 propositions transcrites dans le rapport co-écrit par Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard, « Re-considérer le travail »[4]. Cette démarche ouvrait la voie (voir : « Les Assises du Travail : vers une refondation du rapport au travail »). Mais l’oxygène a été saturé par le débat sur la réforme des retraites et aussi, il faut bien le dire, par le manque d’entrain du gouvernement, un peu égaré avec son évanescent Conseil national de la refondation (CNR). J’en avais fait la critique à l’époque[5]. C’est en tout cas intéressant de voir que ce n’est pas une initiative gouvernementale qui relance cette dynamique, mais une démarche privée et multi-acteurs.

Marylise Léon est revenue sur les objectifs précis de cette initiative : « Nous avons décidé de créer ce réseau Places du travail avec trois objectifs : premièrement favoriser les échanges sur le travail, en incluant les premiers intéressés (rendre la parole sur le travail à ceux qui le font, les travailleurs, et aménager des espaces de dialogue avec des spécialistes du travail, de l’environnement et du numérique), deuxièmement animer le débat public autour du sujet travail et troisièmement produire et diffuser des recommandations auprès de tous les acteurs ». Le dispositif est ainsi à la fois réflexif mais aussi tendu vers l’action, afin de permettre aux travailleurs de dire leur mot face aux grandes transitions évoquées précédemment. Selon les termes d’Isabelle Mercier, secrétaire nationale de la CFDT en charge du travail, « l’idée, c’est de faire de “Places du travail” un laboratoire d’idées et d’expérimentations pour mener à bien ces transformations ».

Ces transformations ne peuvent pas continuer à ignorer les impacts sur le travail sans conséquences néfastes. Bruno Palier en a donné un exemple cuisant : le backlash écologique est dû au fait que l’on n’a pas voulu voir l’impact des transitions sur le travail, d’où la révolte, d’abord chez les agriculteurs, puis chez les travailleurs de l’industrie automobile.

J’en ajoute un autre : notre classe politique préfère s’invectiver sur l’activation du RSA (revenu de solidarité active) plutôt que de valoriser l’une des expériences les plus riches en la matière, l’initiative Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD), l’une des très rares à avoir fait l’objet d’un vote favorable à l’unanimité à l’Assemblée et au Sénat. Pourquoi ? Parce que cette initiative repose sur une compréhension fine du travail et sur cette alchimie, forcément lente et imparfaite, entre les compétences à construire et les besoins d’un territoire.

 

Mettre en œuvre le dialogue professionnel : pourquoi ça coince ?

Après tout, le dialogue sur le travail était prévu, préparé, codifié par les lois Auroux de 1982… Mais elles n’ont pas véritablement trouvé de généralisation dans les entreprises, à quelques exceptions près, parfois brillantes. Et cela n’empêche pas de nombreuses organisations, parfois à l’échelle de l’entreprise, parfois à l’échelle d’une direction ou même d’une équipe, de ménager des espaces et des moments où l’on peut parler, aussi librement que possible, de ce qui va et ne va pas dans le travail.

Quels sont les facteurs qui rendent la démarche difficile ? Blanche Segrestin, professeur à l’Ecole des Mines Paristech, insiste sur le haut degré d’exigence du dialogue professionnel recherché. « Les transitions appellent un dialogue sur le travail, et non pas seulement sur l’emploi. Si le travail est vu comme une activité qui mobilise mais aussi qui transforme le potentiel (compétence, réseau, employabilité, …) des individus et des collectifs ; s’il s’agit bien de voir le travail comme un investissement non pas financier, mais comme un investissement pour construire des capacités d’action futures, alors le dialogue doit porter non seulement sur l’activité à date mais aussi sur la manière dont l’activité construit les potentiels désirables pour demain. C’est critique, mais pas évident car cela suppose des capacités d’évaluation nouvelles ».

De plus, la démarche ne peut pas s’arrêter aux murs de l’atelier ou du bureau : « ce dialogue restera sans perspectives s’il n’y a pas dans le même temps un changement de gouvernance et si on ne sait pas sur quoi les dirigeants sont mandatés et évalués, non seulement aujourd’hui mais aussi demain ». C’est une bonne raison pour inciter les dirigeants, avant d’enclencher une démarche de dialogue professionnel, à annoncer clairement leurs intentions et le cadre d’actions qu’ils se donnent.

De son côté, Bruno Palier explique que ce qui a manqué pour que prospèrent les lois Auroux, c’est la confiance. Les salariés ne se sont pas sentis suffisamment en confiance pour parler de leur expérience du travail. Par ailleurs, il faut selon lui « arrêter le process très vertical et très typique de l’esprit français dans lequel d’abord on teste, puis si les résultats sont positifs ont généralise. Il faut aller vers une approche plus horizontale : on teste et on suscite l’envie d’appropriation ».

Bruno Palier met aussi en avant le caractère très structurant du rapport de subordination en droit français, qui évidemment n’encourage pas les prises de risque et les compromis que suppose le dialogue professionnel. Mais il relativise aussi en posant une question essentielle : pourquoi la subordination telle qu’elle est pratiquée en Suède ou en Allemagne n’empêche pas la part de décision donnée aux travailleurs sur la stratégie (codétermination) et sur l’activité alors que ce serait impossible en France ?

Jean Agulhon, directeur des ressources humaines du groupe RATP se concentre sur les risques de dispersion. Fidèle à l’esprit du dialogue professionnel, il estime que la question incontournable est : qu’est-ce que c’est que le travail bien fait ? « Les lois Auroux ont créé un temps de débat sur le travail mais pas sur la façon d’utiliser ce temps. Par conséquent, à l’usage ce temps a été en fait été accaparé par le management pour l’utiliser afin de développer le canal de la communication interne ou par les organisations syndicales (OS) pour réaliser des informations syndicales. Il est déterminant de réinstaurer dans les temps de travail effectif, un temps consacré à l’organisation des points de vue sur les conditions de réalisation d’un travail bien fait ».

 

Mettre en œuvre le dialogue professionnel : les enjeux

Jean Agulhon, qui mène au sein de la RATP une expérimentation sur l’organisation du travail et le dialogue professionnel avec le soutien des équipes de Yves Clot (directeur du centre de recherche sur le travail et le développement du CNAM) a mis en avant trois enjeux. D’abord celui du lien avec le dialogue social. « Quand nous avons comparé la liste des points issus des espaces de discussion avec la liste qui ressortait du processus traditionnel de dialogue social au travers des CHSCT, nous avons constaté, à notre grande surprise, qu’il n’y avait que 20 % de superposition ». Ce chiffre interpelle fortement et appelle des explications et des éléments de contexte :

Je précise bien, explique Jean Agulhon, que « ce constat a été établi dans une période où les délégués du personnel et les CHSCT existaient encore ». Ensuite, ajoute-t-il, « malgré les moyens syndicaux dédiés aux questions du travail, nous observions que les questions remontées, en tout cas inscrites à l’ordre du jours des séances de CHSCT concernaient des questions ‘périphériques’ au geste professionnel, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’étaient pas importantes (locaux sociaux, transports, …) ou des questions assez transversales à plusieurs équipes, en lien avec les plateformes revendicatives des OS ». De « l’autre côté », « nous observions aussi que les représentants de l’employeur n’avaient pas forcément non plus une connaissance fine des questions de travail pour ré orienter les débats sur ceux-ci ». Enfin, « la capacité à traiter les questions du travail bien fait est liée, en partie, à des capacités d’observation et d’analyse des situations que les managers et représentants du personnel ne maîtrisaient pas encore ». Ces observations précieuses renforcent le constat selon lequel le débat sur le travail, parfois très spontané, ne coule pas de source et nécessite une familiarisation et des ressources d’observation et de conceptualisation.

Un deuxième enjeu sur lequel Jean Agulhon a attiré l’attention est celui des modes de déploiement. Il découle des observations précédentes. « Si l’organisation de la responsabilisation, qui reste un processus top-down dans sa forme d’expression, ne s’articule pas avec la préparation de la capacité du terrain à s’en emparer utilement, elle risque de s’enliser. Il faut articuler responsabilisation et autonomie, pour permettre aux travailleurs de devenir pleinement aptes à parler de leur travail pour AGIR sur leur travail ».

Enfin, le troisième enjeu est celui de l’articulation. « Dans l’organisation du travail que nous testons, le référent (missionné par le collectif auquel il appartient pour porter les questions du travail dans l’organisation) est élu tous les 6 mois », si bien qu’il ne s’agit pas d’une responsabilité qui s’enkyste ; elle doit tourner au sein de l’équipe. « Ce référent doit également trouver les bonnes façons de s’articuler avec le manager de l’équipe et avec le responsable du personnel de proximité ».

Un point très important qui reste à éclaircir selon Jean Agulhon : la compatibilité (ou non) entre subordination et émancipation. « A tout le moins, la subordination organisée par la doctrine et le droit du travail nécessite d’être aménagée pour s’adapter plus efficacement aux enjeux des émancipations ».

Bruno Palier se réfère aux travaux d’Edward Lorenz et Salima Benhamou sur les quatre formes principales d’organisation du travail pour souligner qu’elles « ne se valent pas toutes »[6]. Malheureusement, comparée à ses voisins européens, la France est plutôt marquée par une forte imprégnation des organisations qui prescrivent le travail (tayloriennes) et moins par celles qui valorisent le travail réel, notamment l’organisation apprenante, plus favorable à la conciliation entre compétitivité de l’entreprise et bien-être des salariés. Cette dernière « favorise le développement en continu des capacités d’apprentissage des travailleurs, leur autonomie et leur participation aux décisions ».

Comme l’ont montré plusieurs expérimentations menées par exemple au sein du groupe Renault ou par Michelin, le dialogue professionnel se situe au cœur de ce que l’on appelle les organisations responsabilisantes (voir : « L’organisation responsabilisante : itinéraire de transformation pour dirigeant déboussolé »).

Ces réflexions me confortent dans ma conviction : le dialogue professionnel n’est pas une initiative qui trouve en elle-même l’énergie de son éclosion et de son déploiement. Elle risque l’enlisement si elle n’est pas préparée, outillée et structurée (voir : « L’expression des salariés au travail : 7 bonnes pratiques pour réussir »).

 

Le cas des sociétés à mission

A l’origine – avec Armand Hatchuel et Kevin Levillain – des travaux qui ont donné naissance à la SOSE (société à objet social étendu), et plus tard, dans le cadre de la loi Pacte de 2019, à la société à mission, Blanche Segrestin rappelle que cette dernière se caractérise par 2 propriétés : 1) des objectifs statutaires (durables et opposables) et 2) un contrôle par le comité de mission et l’audit externe (OTI). « Ce dispositif favorise un dialogue radicalement nouveau, dans sa forme et son contenu.

  • les objectifs sociaux, environnementaux et économiques ne s’opposent pas : ils constituent des engagements à respecter simultanément et désignent ensemble ce qu’il y a à inventer collectivement. C’est là un mandat de gestion qui donne des perspectives (et pourquoi pas du sens) mais aussi une base de dialogue : les salariés – comme les autres parties prenantes – peuvent demander des comptes ;
  • en pratique, mais c’est encore des possibilités à actualiser, les engagements peuvent permettre de discuter les choix de gestion à toutes les échelles, du plan stratégique aux postes de travail ».

De ce fait, ajoute Blanche Segrestin, on se dirige vers « une rupture assez fondamentale dans l’architecture de la gouvernance ». Voici comment se matérialise cette rupture : « Classiquement, on ne discute pas des choix de gestion : l’employeur est censé être compétent et il est seul juge. Les actionnaires ont un droit de contrôle (le droit de nommer et révoquer les dirigeants) mais pas véritablement le droit de contester un choix de gestion. Or avec la mission (opposable et contrôlée), on peut avoir une discussion des choix de gestion par les parties concernées, et notamment par les salariés. Cela permet d’envisager des architectures de gouvernance où on ne partage pas seulement les droits de contrôle mais où on peut aussi avoir des droits de discussion ».

Sur ces bases, on peut poser la question : où en est-on aujourd’hui dans les 2.000 et quelques sociétés à mission enregistrées en France[7] ? Le débat sur les objectifs statutaires, sur leur déclinaison en objectifs opérationnels, leur degré d’atteinte reste le plus souvent cantonné à l’intérieur du Comité de mission et entre la direction et l’OTI. C’est le « design » de la loi Pacte. En faire un objet de dialogue professionnel avec les salariés et y intégrer les impacts sur le travail est aujourd’hui une bonne pratique émergente, qui gagnerait à être davantage encouragée.

 

Travail et démocratie : l’enjeu qui monte, qui monte…

« La CFDT est convaincue que les enjeux du travail sont indissociables des enjeux démocratiques », concluait Marylise Léon, persuadée que, partout où les travailleurs se sentent dépossédés de leur avenir, le vote pour les extrêmes augmente. « Cette approche pluridisciplinaire va aussi nous permettre de réinterroger nos pratiques syndicales et notre capacité à apporter des réponses concrètes aux attentes des travailleurs qui vivent ces mutations ».

Plusieurs intervenants ont insisté sur ce lien entre d’un côté la qualité du dialogue à l’intérieur de l’entreprise, la confiance et le pouvoir d’agir conférés aux salariés et de l’autre côté la vivacité de la démocratie et de l’implication citoyenne. Ces discussions m’ont beaucoup rappelé un rapport que j’avais écrit pour Terra Nova avec Gilles-Laurent Rayssac et Danielle Kaisergruber sur « Délibérer en politique, participer au travail : répondre à la crise démocratique », qui traitait de cette dialectique[8]. Comme l’affirme Sophie Thiéry, co-garante des Assises du travail et Présidente de la commission Travail et Emploi du CESE : « le travail est un enjeu de démocratie ».

 

Quelles suites ?

Sophie Thiéry est revenue sur l’importance des facteurs qualitatifs dans l’appréhension du travail : « À l’heure des grandes transformations et du retour des difficultés d’emploi, il est vital pour le débat social, sociétal et environnemental, de rappeler qu’il n’y a pas d’emploi durable sans qualité du travail ».

C’est l’ambition des Places du travail de s’appuyer sur ces transformations pour re-considérer le travail, lui redonner la place qui lui revient. Le terme de « places du travail » évoque bien cette nécessaire ambition du dispositif, de mettre en synergie les spécialistes des transformations, ceux du travail et ceux qui le font, les travailleurs eux-mêmes. Les modalités diverses de ces mises en réseaux figurent sur la droite du schéma ci-dessous.

Les prochaines thématiques sont déjà prévues :

Conclusion (provisoire)

Une économie plus dense en services, caractéristique des évolutions de l’économie française, nous impose de repenser le travail parce que celui-ci passe de plus en plus par un engagement subjectif de chacun. Mon ami Xavier Baron a écrit un article qui résume tout il y a 10 ans dans Metis, qui aurait pu servir de conclusion au lancement de ces places du travail :

« Le travail comme ressource productive a muté. Non parce que le travail finalisé sur la production de biens tangibles disparaîtrait. Non parce que l’intelligence n’aurait jamais été exempte du travail manuel et peu qualifié. Mais parce que le travail de l’information, de la communication, de la relation, parce que l’activité servicielle (même modeste) exigent du salarié une expérience publique, politique de la relation, en dissonance avec le caractère « domestique » de la relation de subordination. Elles exigent de réconcilier le travail et le travailleur, de dépasser la négation taylorienne de ce qui fait le travail, au-delà de l’exécution de tâches ; l’engagement subjectif. Il y a crise du travail au sens où les systèmes de production ouverts, les entreprises réseaux, le travail intellectuel, la coopération ne peuvent plus nier, marginaliser, « domestiquer »…, la centralité du travail par l’engagement subjectif toujours plus important que la performance exige »[9].

La thèse de la centralité du travail, développé par Christophe Dejours, attachée à la notion de « travail vivant », conduit à interpréter le travail comme un accomplissement de soi en un sens non idéaliste, comme un mode privilégié d’expérimentation du réel, et moyen principal de coopération. Car l’augmentation de l’intensité en services se traduit aussi par une place incontournable de la coopération : travailler, c’est coopérer. D’où le besoin encore plus fortement ressenti de débattre du travail, entre ceux qui collaborent ensemble (voir : « Éloge de la coopération : ce que nous dit Richard Sennett »).

Cette transition, cette « servicialisation », à l’œuvre à bas bruit, est aussi structurante que les grandes transitions évoquées en début de cet événement. Elle provoque une profonde mutation du travail, qui doit devenir sujet d’échanges là où il s’opère, dans les entreprises.

Et à la fin du séminaire, Yves Clot, qui était resté sagement assis dans l’assistance, demande la parole et résume tout d’une formule adressée aux chefs d’entreprise : « diriger, ce n’est pas dominer »…

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises, fondateur de
Management & RSE

 

Pour aller plus loin :

Consultez les autres articles de ce blog sur les mutations du travail

 

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[1] « Pourquoi nous créons des “places du travail” », par Marylise Léon (CFDT), Sophie Thiéry (Assises du travail) et Bruno Palier (CNRS), La Tribune Dimanche, 2 mars 2025 https://www.latribune.fr/la-tribune-dimanche/opinions/opinion-pourquoi-nous-creons-des-places-du-travail-par-marylise-leon-cfdt-sophie-thiery-assises-du-travail-et-bruno-palier-cnrs-1019550.html

[2] Philippe Askenazy, « Les désordres du travail – Enquête sur le nouveau productivisme », Le Seuil, 2005

[3] Pierre-Yves Gomez, « Le travail invisible – Enquête sur une disparition », Ed. François Bourin, février 2013

[4] Sophie Thiéry et Jean-Dominique Senard, « Re-considérer le travail ; Rapport des garants ; Assises du travail », 18 avril 2023 https://management-rse.com/wp-content/uploads/2023/12/Travail_Assises-du-travail_Rapport-des-garants_VDEF-au-24-avril-2023.pdf

[5] Batiste Morisson et Martin Richer, « Un bilan du CNR Travail : faire progresser le dialogue au travail », Note Terra Nova, 1 décembre 2023 https://www.lagrandeconversation.com/economie/un-bilan-du-cnr-travail-faire-progresser-le-dialogue-au-travail/

[6] Voir la contribution de Salima Benhamou dans « Que sait-on du travail » p. 177 et suivantes ou sur le site de Sciences Po. https://www.sciencespo.fr/liepp/fr/actualites/salima-benhamou-la-transformation-des-organisations-du-travail-en-france-un-defi-relever-pou/

[7] 8ème baromètre de l’Observatoire des Sociétés à Mission, Communauté des Entreprises à Mission, mars 2025

[8] Gilles-Laurent Rayssac, Danielle Kaisergruber et Martin Richer, « Délibérer en politique, participer au travail : répondre à la crise démocratique », Rapport Terra Nova, 26 février 2019 https://tnova.fr/economie-social/entreprises-travail-emploi/deliberer-en-politique-participer-au-travail-repondre-a-la-crise-democratique/

[9] Xavier Baron, « La gestion des ressources humaines en crise », Metis, 9 février 2015

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