Pauvre extra-financier : il a perdu ses bénéfices !

Pas d’extras pour l’extra-financier

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On célèbre les funérailles de l’extra-financier. On le passe par pertes et profits. On l’oublie. Enfin ! Cela fait plus de 10 ans que je me bagarre contre ce terme stupide. Je remercie l’Union européenne (UE) de mettre un point final pacifique à ce pugilat. Une fois de plus, l’UE fait preuve de clairvoyance sur le sujet de la RSE et du développement durable…

Pourquoi tant de haine, me direz-vous… Parce que ce terme a été utilisé durant plusieurs décennies avec les meilleurs sentiments du monde, alors qu’il a contribué à entretenir une idée fallacieuse de ce qu’est la RSE.

Reporting extra-financier, données extra-financières, indicateurs extra-financiers, performance extra financière,… toutes ces expressions sous-entendent qu’il y a d’un côté les choses sérieuses, fiables, pertinentes, solides, à savoir les informations financières, et de l’autre côté, celles qui ne le sont pas, c’est-à-dire les informations « extra-financières », destinées aux bonimenteurs de la RSE, aux saltimbanques du développement durable, aux illusionnistes de l’éthique et aux troubadours de la gouvernance.

S’intéresser à l’extra-financier, voilà qui est bien extra-ordinaire, pour ne pas dire extra-vagant !

L’extra-financier n’a rien d’extra-vagant

Cette distinction pérennise une conception erronée de la RSE, celle que je qualifie de « cerise sur le gâteau ». Dans cette approche, malheureusement encore très pratiquée par les entreprises françaises, on fait son businness « as usual », comme si la RSE n’existait pas, et on juxtapose des actions en faveur du bien commun, par exemple en soutenant une cause environnementale ou humanitaire. Dans ce modèle de coexistence, la RSE est le « supplément d’âme ». On ne s’intéresse qu’à la performance financière, qu’on enjolive ensuite avec des ornements de performance extra-financière. Cette RSE décorative, faux nez de la recherche d’impacts, prête le flanc à l’accusation de greenwashing.

La RSE authentique prend le contre-pied de cette opposition entre financier et extra financier. Elle n’est pas la cerise sur le gâteau mais le levain qui fait monter la pâte. Il suffit de revenir à la définition séminale de la RSE par la Commission européenne dans sa toute première communication sur le sujet en 2001 : la RSE est « l’intégration volontaire par les entreprises des préoccupations sociétales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes »[1]. Le mot important ici est « intégration ».

Résumons-nous : depuis plus de 20 ans, on définit la RSE comme l’intégration du social, de l’environnemental et de la finance mais en même temps, on pérennise une opposition entre financier et extra-financier !!! Comprenne qui pourra.

De fait, cette opposition est totalement artificielle, contingente aux modes de fabrication des informations (financières ou non) et due aux limites de notre organisation bien française en silos. Car chacun sait que la comptabilité à elle seule est loin de suffire à donner une « image fidèle de l’entreprise ». Dans les années 1930, l’industriel Henry Ford (1863-1947) disait déjà que « les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan de l’entreprise : sa réputation et ses hommes ». Près d’un siècle plus tard, la tuyauterie comptable n’a guère progressé.

Pour obtenir l’image fidèle, et au-delà pour comprendre une entreprise et se prononcer sur ses perspectives, il est indispensable de connecter les informations financières et non financières, qui se complètent et s’articulent dans une perspective stratégique et cohérente. Comment la rotation des effectifs et les taux d’absentéisme interagissent avec la valeur ajoutée ; comment la performance non financière des entreprises alimente la performance financière ; comment les ruptures dans la chaîne logistique influent-elles sur la rotation des capitaux investis ; comment l’optimisation du rendement des capitaux immatériels de l’entreprise assure la pérennité de l’entreprise : voilà quelques exemples d’informations structurelles et véritablement stratégiques,… qui dépendent de la capacité à mettre en relation les données financières et non financières. L’opposition entre les deux est stérile.

Le temps du reporting intégré est venu

Le paradigme d’aujourd’hui est celui de la performance globale, un concept créé en 2002 par le Centre des jeunes dirigeants (CJD), qui élargit la focale de la performance sur les trois volets du développement durable : économique et financière ; sociale et sociétale ; environnementale et écologique. C’est ce paradigme dans lequel prospère la RSE, qui rend caduque cette opposition primaire entre financier et extra-financier. Au contraire, la RSE prône une vision holistique du modèle d’affaires et de son exécution.

Même si l’investisseur était le seul utilisateur des informations délivrées par les entreprises, le besoin d’intégration primerait. L’investisseur veut se faire une opinion sur la trajectoire stratégique, les interactions entre les différents actifs ou ressources qui contribuent à la création de valeur, la capacité de l’entreprise à construire et maintenir des avantages concurrentiels et à surmonter les risques liés à son activité et son environnement, l’allocation du capital, la façon dont elle valorise ses ressources financières, matérielles, humaines et immatérielles (voir : « RSE : d’un modèle de conformité à la dynamique de compétitivité »).

De son côté, le reporting RSE a su effectuer une première transition, d’une approche de communication vers une démarche de preuve et de transparence. C’est en intégrant les données financières qu’il pourra réaliser la suivante, qui consiste à passer à une mise en mouvement vers l’action.

Ce besoin d’intégrer le financier et le non financier est à l’origine du succès du rapport intégré, poussé notamment par l’IIRC (International Integrated Reporting Council) : à quoi bon persévérer à éditer un rapport financier d’un côté et un rapport RSE ou Développement durable de l’autre, alors que la problématique de la performance est désormais globale ? Dans son étude « Integrated thinking 2020 », Capitalcom relevait que 47 entreprises du SBF 120 ont publié un rapport intégré en 2020, un chiffre en hausse spectaculaire depuis 5 ans car il a été multiplié par quinze[2]. « Plus synthétique, plus global et prospectif, le rapport intégré s’est progressivement imposé comme le nouveau rapport annuel ».

Dans un rapport de 2017, l’IFA a pris position en faveur du reporting intégré, « qui remette les performances historiques dans leur contexte et qui présente les risques, opportunités et perspectives futures de l’entreprise afin d’aider les investisseurs et les parties prenantes à comprendre ses objectifs stratégiques et les progrès réalisés dans leur exécution »[3].

Il y a 10 ans, on savait déjà que cette opposition était stérile

Dans son livre sur la RSE publié en 2012, Nicole Notat montrait déjà que l’analyse extra-financière détecte les coûts cachés (insuffisance de formation, montée des risques psychosociaux..) qui sont des facteurs de sous-performance et « alerte ainsi sur les risques de réputation, de cohésion sociale dégradée, de contentieux juridique qui en découlent »[4].

L’année suivante paraissait l’un des meilleurs rapports officiels sur la RSE, celui de Lydia Brovelli, Xavier Drago et Éric Molinié. Parmi les 20 propositions, la première consistait à « adopter des stratégies de performance globale (financière et extra-financière) au sein des organisations »[5]. Le rapport alertait sur un point crucial : « Quand elle existe, la stratégie extra-financière reste, au sein des entreprises, trop fréquemment dissociée de la stratégie économique. Parfois, la stratégie RSE résulte moins d’une réflexion sur le modèle global de développement de l’entreprise que d’une reconstruction a posteriori d’initiatives dispersées ».

Dans son rapport publié la même année, l’AMF (Autorité des marchés financiers) émettait quatre recommandations, dont celle-ci : « l’établissement d’un lien plus clair entre les risques extra financiers présentés et les éléments éventuellement provisionnés dans les comptes »[6]. Dans un autre document, l’AMF invite les entreprises françaises cotées à s’interroger sur l’articulation des informations financières et extra-financières et reconnaît le caractère innovant d’une présentation intégrée de la performance d’une société et de sa stratégie de création de valeur. Elle considère que cette démarche doit être « encouragée et accompagnée ».

La même année encore, lors des rencontres parlementaires sur la RSE, Daniel Lebègue, à l’époque président de l’ORSE (Observatoire de la RSE), formulait la recommandation de « faire converger le reporting financier et extra financier vers un reporting intégré »[7].

C’est l’Union européenne qui assène le coup de grâce : adieu l’extra-financier

L’Europe montre la voie (voir : « L’enlèvement d’Europe » ). La fameuse CSRD (Corporate Sustainable Reporting Directive) vient d’être publiée au Journal officiel de l’UE du 16 décembre 2022. Cette directive remplace la directive européenne du 22 octobre 2014 sur la publication par les entreprises d’une « déclaration de performance extra-financière », qui elle-même, remplaçait le rapport de responsabilité sociétale des entreprises (RSE).

Cette directive « relative au reporting de durabilité », dite CSRD, a été adoptée en plénière du Parlement européen, le 10 novembre 2022 et s’appliquera aux entreprises de plus de 500 salariés en 2025 avant de s’étendre un an plus tard à celles de plus de 250 salariés.

Voici ce qu’elle dispose dans son Paragraphe 8 : « De nombreuses parties prenantes considèrent que le terme « non financier » est inexact, notamment parce qu’il implique que les informations en question sont dénuées de pertinence financière. Toutefois, ces informations sont de plus en plus importantes sur le plan financier. Nombre d’organisations, d’initiatives et de praticiens dans le domaine de l’information en matière de durabilité font référence aux « informations en matière de durabilité ». Il est donc préférable d’utiliser le terme « informations en matière de durabilité » au lieu d’ »informations non financières ». »

Mort à l’extra-financier !

Longue vie au reporting de durabilité !

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE

Pour aller plus loin :

Consultez la directive CSRD : (UE) 2022/2464 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 concernant la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (Document 32022L2464)

Crédit image : « Le déménagement du Clergé – J’ai perdu mes Bénéfices, rien n’égale ma douleur », Gravure, Musée Carnavalet, Paris

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[1] Livre vert de la Commission sur la RSE, 2001

[2] « Étude integrated thinking 2020 : De l’intention au discours de preuve » , Capitalcom, 29 septembre 2020

[3] « Le conseil d’administration et le reporting intégré », IFA, 30 juin 2017

[4] Nicole Notat, « Ce que je pense ; l’entreprise responsable, une urgence », éditions dialogues, octobre 2012. Voir : « Nicole Notat : ‘L’entreprise responsable est un levier de transformation’ »

[5] Lydia Brovelli, Xavier Drago et Éric Molinié « Responsabilité et performance des organisations ; 20 propositions pour renforcer la démarche de responsabilité sociale des entreprises », juin 2013

[6] « Rapport sur l’information diffusée par les sociétés cotées en matière de responsabilité sociale, sociétale et environnementale », AMF (Autorité des marchés financiers), 5 novembre 2013

[7] « RSE : un pilier nouveau de l’entreprise d’après-crise ? », Quatrièmes Rencontres parlementaires sur la Responsabilité sociétale des entreprises, Paris, 15 octobre 2013

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