La RSE a besoin d’une organisation à la hauteur de ses ambitions :
l’entreprise contributive
[ Mise à jour : 21 décembre 2022 ] La RSE (responsabilité sociétale et environnementale) est une idée novatrice en quête d’une enveloppe organisationnelle. Une RSE réellement ambitieuse se trouve rapidement à l’étroit dans les structures juridiques actuelles. Il faut donc les faire évoluer, répondant ainsi à l’objectif de la réflexion lancée par le président de la République sur les finalités de l’entreprise. Mais au-delà d’un toilettage juridique, il faut accepter le risque d’une vraie transformation, en s’intéressant aux relations professionnelles, au management et à la gouvernance. Pour donner une consistance à cette ambition, un nouveau « modèle » organisationnel se dessine : l’entreprise contributive. Cet article a pour objectif d’en définir les lignes de force.
« Je veux que l’on réforme la philosophie de ce qu’est l’entreprise ». Lors de sa première interview télévisée en tant que président de la République, en octobre 2017, Emmanuel Macron a situé l’enjeu : ce n’est pas d’un simple toilettage dont nous avons besoin mais bien d’une redéfinition des finalités de l’entreprise. Cette ambition apparaît aussi dans la signification de l’acronyme forgé pour nommer la loi PACTE, qui en sera le support législatif : « Plan d’action pour la croissance et la transformation de l’entreprise ». La « transformation » de l’entreprise va bien au-delà d’un simple dépoussiérage juridique ou d’un ajustement sur les dispositifs d’intéressement et participation…
Dans le même mouvement (« en même temps » ?) la RSE est en train d’effectuer sa mue : elle passe d’un simple affichage hors sol de bonnes intentions à une démarche professionnalisée, embarquée dans les modèles d’affaires, les processus et la culture d’entreprise, ce que j’ai appelé la RSE transformative. De ce fait, les entreprises pionnières se trouvent à l’étroit dans le cadre juridique actuel, figé sur les notions de société (code de commerce) et d’employeur (code du travail), mais qui ne reconnaît pas la notion d’entreprise, sans même parler des parties prenantes (voir : « RSE et création de valeur : quel rôle pour le dirigeant ? »).
Cela tombe bien ! Car depuis cette intervention présidentielle et dans le sillage de la préparation de la loi PACTE, on n’a jamais autant parlé d’entreprise en France et pour une fois, autrement qu’en exhibant la face sombre qui s’invite traditionnellement dans les journaux télévisés : restructurations brutales et mal préparées, conflits sociaux, manifestations de la souffrance au travail. Les questions de fonds sont – enfin – posées dans le débat public : qu’est-ce qu’une entreprise, à qui appartient-elle, quelles sont ses finalités, comment devrait-elle être gouvernée, quelle place pour l’expression des salariés ? Certes, nous avons déjà connu, par le passé, ces périodes d’intenses réflexions et débats autour des finalités de l’entreprise, concrétisées par les rapports de François Bloch-Lainé (1963), d’Antoine Riboud (1972), de Pierre Sudreau (1975), de Jean Auroux (1982). Elles n’ont pas débouché sur des réformes d’ampleur (pour les trois premières) ou durables (pour la dernière). Pour qu’il en soit autrement aujourd’hui, il faut prendre la mesure des spécificités des enjeux de notre époque.
- En premier lieu, l’essoufflement du modèle de croissance traditionnel, irrespectueux de la préservation des ressources (financières, humaines, naturelles…), oblige à rechercher des alternatives dans la combinaison des facteurs de production, dans l’organisation collective du travail et dans les modes de création de valeur (voir : « 2018, première année du reste de notre vie »).
- Ensuite, l’entreprise est confrontée à une crise de défiance sans précédent, combinaison de plusieurs facteurs : la perception de la divergences d’intérêts entre ceux de l’entreprise (mais aussi de ses dirigeants et actionnaires) et ceux de ses salariés, et plus largement de la société ; la demande d’autonomie croissante de la part de travailleurs mieux éduqués, qui ne se reconnaissent plus dans la rigidité des organisations ; la persistance en France de conditions de travail dégradées, qui produisent du mal-être et du désengagement.
- Enfin, l’extension du numérique et de l’économie de plateformes conteste à l’entreprise son monopole d’organisation et de reconnaissance du travail. Les entreprises sont au pied du mur, obligées de réinventer leur modèle d’affaires sous peine de désintermédiation ou d’«uberisation» (voir : « Où va le travail ? »).
21 propositions pour créer un cadre propice au développement de l’entreprise contributive
Pour tenter de répondre à ces enjeux par des mesures concrètes, je publie avec la fondation Terra Nova un rapport sur l’Entreprise contributive et la nouvelle gouvernance, qui formule 21 propositions dans le cadre du débat ouvert par la future loi PACTE (voir dans la section « Pour aller plus loin » le lien pour télécharger ce rapport).
En effet, face à ces nouveaux défis, la nécessite d’une refondation de l’entreprise s’impose :
- Les réformes du droit du travail, conduites dans une certaine continuité depuis 2008, confèrent à l’entreprise la légitimité de fixer ses propres normes d’organisation et de fonctionnement par accord majoritaire. L’entreprise apparaît donc comme une communauté de travail capable de s’autodéterminer. Comment continuer à n’y voir qu’une simple agglomération d’actionnaires ?
- Les chercheurs, les universitaires mais aussi des dirigeants eux-mêmes poussent une conception ouverte de l’entreprise, celle que Terra Nova partage : un collectif de travail fédéré autour d’un projet, d’une ambition de développement, et combinant des ressources diverses qu’il convient de respecter et valoriser. Cette conception met à mal le dogme de la suprématie actionnariale ainsi que la « corporate governance » traditionnelle. Elle privilégie à l’ancienne et traditionnelle « raison d’avoir », une nouvelle « raison d’être », vecteur de cohésion entre l’entreprise et ses parties prenantes.
- Les entreprises sont de plus en plus exposées aux stratégies opportunistes d’actionnaires activistes qui ont une idée du capitalisme et de la « coporate governance » très éloignée du modèle tempéré qui prévaut en Europe continentale. C’est pourquoi les réformes à venir doivent avoir à coeur non seulement d’améliorer la description juridique et le fonctionnement des entreprises, mais aussi de défendre ce modèle européen par opposition à un capitalisme anglo-saxon plus court-termiste, plus brutal, peu soucieux de l’intérêt des parties prenantes, et dont l’expansionnisme est assuré par la montée en puissance d’actionnaires activistes et leur alliance avec de grands fonds d’investissement.
- La montée de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE), du développement durable, de l’économie sociale et solidaire, de la théorie des parties prenantes, du concept de performance globale ont construit progressivement un nouveau cadre théorique dans lequel les entrepreneurs et les investisseurs sensibles à la limitation des risques, à la valeur partagée, aux aspirations des générations nouvelles, à la motivation du corps social souhaitent de plus en plus s’inscrire. Ce cadre théorique doit trouver sa traduction concrète, son enveloppe organisationnelle, dans notre droit et nos pratiques de management.
C’est la raison pour laquelle notre Code civil, laissé quasiment intact depuis le Code Napoléon de 1804 sur la question de la définition et des finalités de la société doit être réécrit. Nous proposons une rédaction nouvelle des deux articles visés (art. 1832 et 1833), qui met en avant la distinction indispensable entre société et entreprise, reconnaît les parties prenantes, respecte la liberté d’entreprendre et offre un cadre juridique sécurisé aux dirigeants qui souhaitent viser la performance globale, sans pour autant accroître l’insécurité juridique redoutée par les opposants à cette mesure. Puisqu’il s’agit de défendre un choix collectif, cette nouvelle approche de l’entreprise doit s’imposer à toutes, par l’intermédiaire du droit.
Pour aller au-delà de ce socle commun, nous pensons que la création ou l’aménagement de statuts comme la SOSE (société à objet social étendu ; aujourd’hui ‘société à mission’) ou les fondations permettent d’offrir des cadres juridiques aux entrepreneurs qui souhaitent pousser plus loin une démarche forte de responsabilité sociétale et environnementale ou mettre en place des politiques de gestion des ressources humaines particulièrement innovantes.
Cependant, ces mesures juridiques ne répondent pas à elles seules aux enjeux. Si elles permettent de modifier les finalités affichées de l’entreprise, elles ne suffisent pas à changer son fonctionnement. Elles n’apportent donc pas la dimension transformative recherchée par le président de la République et affirmée par l’intitulé de la loi future.
De même, l’extension des dispositifs d’intéressement et participation va dans le bon sens en permettant aux salariés de mieux bénéficier des fruits de leur activité. Nous proposons de les étendre, notamment en direction des PME. Mais l’objectif revendiqué par la loi PACTE « d’associer les salariés à la réussite de l’entreprise » ne peut se cantonner à une simple redistribution ex-post de la valeur. Au contraire, il doit prendre en compte les modes de production de cette valeur. On ne peut prétendre changer l’entreprise en se tenant à distance du travail, source de cette création de valeur. Repenser l’entreprise passe nécessairement par une reconnexion du travail avec les finalités de l’entreprise (voir « L’expression des salariés au travail : 7 bonnes pratiques pour réussir ») .
C’est pourquoi je propose un nouveau cadre organisationnel permettant d’adapter la gouvernance de l’entreprise aux défis sociétaux, environnementaux et éthiques d’aujourd’hui, de développer les approches de management responsable et de mieux articuler dialogue professionnel, dialogue social et pilotage stratégique: l’entreprise contributive.
L’entreprise contributive est soucieuse de la préservation et du renouvellement des ressources (humaines, naturelles, matérielles, financières…) ; elle intègre à ses statuts la contribution qu’elle souhaite apporter aux enjeux économiques, sociaux/sociétaux et environnementaux ; elle sollicite et encourage la contribution, l’implication, la participation et les initiatives de la part de ses collaborateurs ; elle mobilise un dialogue social porteur de progrès réels ; elle adopte des modes partagés et modernes de gouvernance, qui permettent d’associer les représentants des actionnaires et des salariés aux organes de direction (conseil d’administration) et des représentants des autres parties prenantes aux organes d’orientation (comité de parties prenantes). Cette distinction entre direction et orientation s’ancre dans celle opérée par les « pères-fondateurs » de la RSE entre partie constituante et partie prenante, que nous proposons de remettre en lumière (voir page 55 du rapport).
Afin d’accompagner les entreprises dans leur transition graduelle vers l’entreprise contributive, nous proposons des mesures concrètes pour mieux organiser le dialogue professionnel, renforcer la négociation d’entreprise, promouvoir le management responsable, accroître et professionnaliser la présence des administrateurs salariés dans les organes de gouvernance, encourager la constitution de comités de parties prenantes, élaborer des diagnostics partagés. Il s’agit ainsi d’intervenir en cohérence sur chacun des trois niveaux d’autonomie au travail dont disposent les salariés pour participer et prendre des initiatives : la tâche (la définition des activités qu’ils ont à effectuer) ; la coopération (l’environnement organisationnel du collectif de travail dans lequel ils évoluent) ; la gouvernance (leur implication dans la gouvernance de leur entreprise), selon le modèle d’autonomie au travail que j’ai proposé (voir : « Autonomie au travail : la France a tout faux ! »).
Ces trois niveaux d’autonomie font intervenir trois types de dialogue : dialogue professionnel (tâche), dialogue social (coopération) et dialogue décisionnel (gouvernance). Les entreprises aujourd’hui gèrent souvent chacun de ces processus délibératifs en les isolant quasiment les uns des autres. L’entreprise contributive, que nous appelons de nos vœux, tente au contraire de les articuler ensemble dans une approche inclusive de la régulation sociale.
Enfin, pour donner une visibilité aux entreprises qui s’engagent dans ce sens, nous proposons la création d’un label « Entreprise responsable », ensuite décliné par secteurs d’activité.
Conclusion
L’entreprise contributive est un « modèle » organisationnel adapté aux entreprises qui pratiquent une RSE incarnée, assumée, co-construite avec leurs parties prenantes, transformative. Elle est aussi une réponse progressiste à l’essoufflement des modèles d’affaires, à la défiance généralisée de l’entreprise, aux aspirations des générations nouvelles, aux défis posés par le numérique. Elle s’inscrit à l’encontre de la résignation de bon nombre d’acteurs du monde économique, qui considèrent que le travail est durablement un « mal nécessaire » pour un grand nombre de nos concitoyens avant d’être un facteur d’épanouissement et de partage.
Enfin, elle constitue l’ossature d’un modèle français et peut-être européen, qui permet aux entreprises de progresser en compétitivité par la cohésion interne et externe de leurs forces productives : mieux valoriser le potentiel humain et la qualité de ses relations avec ses parties prenantes, facteurs de différenciation compétitive essentiels dans l’économie de la connaissance.
Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE
Pour aller plus loin :
Téléchargez le rapport : « L’entreprise contributive : 21 propositions pour une gouvernance responsable », Rapport Terra Nova, 5 mars 2018
Accédez à l’article de Marie Bellan : « Terra Nova milite pour une ‘entreprise contributive’ », Les Echos, 5 mars 2018 (fichier PDF)
Accédez à mon interview dans Les Echos du 5 mars 2018 (fichier PDF)
Accédez au site Les Echos
L’Entreprise contributive résumée par Ouest France du 7 mars 2018 (fichier PDF) : « Quel rôle social pour l’entreprise ? »
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