Première ministre de la Nouvelle-Zélande depuis 2017, arrivée au pouvoir à 37 ans, Jacinda Ardern, l’une des femmes politiques les plus populaires de son pays a créé la surprise en annonçant sa démission en janvier 2023. Très controversée, cette décision a immédiatement posé une série de questions : est-elle typiquement féminine ; un homme dans sa situation aurait-il pu la prendre ; est-ce une manifestation de ce que l’on appelle « le leadership au féminin » ? Tout dirigeant, d’une nation comme d’une entreprise, doit se poser ces questions. Car l’expérience de Jacinda Ardern nous aide à reconstruire la notion de leadership, qui en a bien besoin !
Le prétexte à ce questionnement est le gouvernement des pays, mais la réflexion porte tout autant sur le gouvernement des grandes entreprises.
Élue en 2017, Jacinda Arden a été à 37 ans la plus jeune Première ministre de Nouvelle-Zélande et a imprimé sa marque : son arrivée avec son bébé de trois mois dans les bras aux Nations unies, son plan de lutte contre la pauvreté (2018), ses lois courageuses contre le racisme, pour l’égalité salariale (juillet 2020), le droit à l’avortement (loi de mars 2020 sur l’avortement, considéré jusque-là comme un crime en Nouvelle-Zélande, passible de quatorze ans de prison) et le mariage pour tous, son émotion lorsque la tête couverte d’un voile, elle est venue réconforter la communauté musulmane après l’effroyable attentat de Christchurch commis en mars 2019 par un sympathisant d’extrême-droite australien, qui visait les mosquées et les personnes musulmanes et enfin, sa décision annoncée en janvier 2023, de démissionner pour – malgré son jeune âge de 42 ans – ne pas « faire le mandat de trop ».
Dans un entretien avec l’hebdomadaire Elle, Jacinda Ardern explique à ce propos : « Ce que les gens veulent, ce sont des leaders sincères, au maximum de leurs capacités. Ils comprennent que l’épuisement des dirigeants politiques est un problème »[1]. Nos hommes politiques, tellement souvent « drogués » par le pouvoir, seraient-il capables d’une telle hauteur de vue ? Et nos dirigeants de grandes entreprises, qui font le siège de leur Conseil d’administration pour obtenir un report de l’âge limite pour le DG ou le président ?
Le leadership féminin, mythe ou réalité ?
Cette élégance, cette simplicité, cette volonté de na pas s’accrocher au pouvoir et de savoir passer la main est-elle typiquement féminine ? Ou est-elle simplement la marque d’une démocratie adulte et respectueuse, « l’anti-Trump » (une appellation qu’elle récuse) en quelque sorte ? Un politicien classique, par exemple ceux que nous connaissons en France, saurait-il se comporter de la sorte ? Mais alors, à la tête des nations comme des grandes entreprises, y-aurait-il un « leadership féminin », ou encore un « leadership au féminin » ?
Ce débat est d’importance majeure pour les entreprises et pour les femmes dans le mode du travail. Les femmes n’occupent que 18 % des postes de direction dans les entreprises du CAC 40 et celles qui dirigent une entreprise du SBF 120 se comptent sur les doigts d’une seule main. Comment accepter que les entreprises se privent volontairement de la moitié de l’humanité pour diriger les grandes entreprises ? A tel point que le politique est obligé d’agir en utilisant une arme lourde, celle des quotas, comme il l’a fait en 2011 pour les Conseils d’administration (loi Copé-Zimmermann) et en 2021 pour les Comex et les Codir avec la loi Rixain (voir : « Pour un quota de femmes à la tête des entreprises »).
Le concept de la « théorie implicite du leadership », introduit en 1975 par Eden et Leviatan postule que les individus en entreprise ont une représentation mentale des attributs du leader, qui résume leurs croyances et leurs attentes vis-à-vis du leadership[2]. Offermann et Coats ont montré grâce à leurs recherches publiées en 1994 et 2018, que ces attributs conférés au leader n’ont quasiment pas évolué au fil du temps. Or, les attributs associés implicitement au leader efficace sont littéralement imprégnés de caractéristiques masculines, comme la force l’assertivité, l’autorité, le contrôle, le pouvoir, la prise de risque, le charisme, le dynamisme ou l’audace. Rien d’étonnant donc à ce que le leadership soit naturellement associé aux hommes et plus difficilement attribué aux femmes.
Pire encore, comme l’ont montré R.B. Cialdini et M.R. Trost dans une recherche de 1998, une femme placée en position de leadership qui exprime des valeurs qui ne correspondent pas à ces stéréotypes de genre se heurte alors à des préjugés solidement ancrés et suscite vis-à-vis d’elle des réactions d’hostilité[3]. Celles-ci proviennent aussi bien de sa hiérarchie, que de ses pairs ou des salariés placés sous sa responsabilité. C’est en cela que le discours de Jacinda Ardern est aussi précieux : il vient faire turbuler les certitudes sur ce qu’est un leadership efficace.
C’est pourquoi ce débat intéresse les entreprises et leurs dirigeants. Ainsi par exemple, Jacinda Ardern est devenue une avocate résolue de ce qu’elle appelle « le leadership empathique » et pose avec discrétion et finesse la question de l’existence de « valeurs féminines ». C’est une question controversée et délicate si l’on veut se garder de tomber dans l’essentialisme de genre. Pourtant, comment ne pas voir que les qualités du manager d’équipe ou du leader attendues aujourd’hui, comme l’écoute, l’empathie, la sensibilité, la bienveillance, le sens du collectif, ne sont pas ennemies de l’efficacité et sont peut-être plus souvent portées, incarnées par des femmes ?
La vision de Jacinda Ardern sur son parcours en particulier et le leadership en général me semblent une bonne manière de rentrer en douceur dans ce débat qui intéresse les entreprises. La Harvard Business Review, bible internationale des dirigeants, ne s’y est pas trompée et a consacré à Jacinda Ardern une interview inspirante, recueillie par Alison Beard, dans son numéro de Juillet-Août 2025… au sein de la thématique « leadership ».
Le modèle du leader héroïque est terminé. Celui du « servant-leader » n’a jamais véritablement quitté le sol. Il faut donc reconstruire ce qu’est le leadership aujourd’hui. Mais sur quelles bases ? Il me semble que l’expérience de Jacinda Ardern et les leçons qu’elle en tire (et nous avec…) nous invitent à discerner six dimensions autour desquelles on peut redéfinir le leadership. L’enjeu, à terme, est de débarrasser le leadership de ses oripeaux virilistes, qui entravent l’accession des femmes aux postes les plus élevés dans les hiérarchies d’entreprises. Il faut donc se livrer à une déconstruction suivie d’une refondation. C’est ce dont je parle souvent avec « mes » étudiants de l’executive master que je dirige à Sciences Po Paris, « Trajectoires Dirigeants ».
Je propose ci-après une discussion sur ce que j’appelle les six facettes du leadership.
1 – Concentrer son apport sur la gestion de crises
Le dirigeant d’aujourd’hui doit savoir travailler avec ses égaux plutôt qu’avec son ego. Un vrai leader sait s’entourer et se reposer sur des compétences et des professionnels qui « font tourner la machine ». Le « loup solitaire » qui a longtemps hanté les représentations du leadership ne tient plus dans un mode caractérisé par la volatilité, l’incertitude, la complexité et l’ambiguïté (voir : « Si le monde est VUCA, pourquoi continuer à miser sur des dirigeants du fixe ? »). La gouvernance des organisations doit en tenir compte.
Au cours de ses cinq ans au pouvoir, l’ancienne Première ministre néo-zélandaise s’est révélée comme une brillante gestionnaire de crise, incarnant aux yeux du pays et du monde entier une vision moderne et humaine du leadership, fixant un cap et assumant ses failles. La pandémie de Covid-19, la crise de la vache folle, une éruption volcanique aux effets dévastateurs (White Island, décembre 2019), les catastrophes « naturelles » extrêmes (le couple infernal du réchauffement climatique : inondations et incendies) la tuerie de masse de Christchurch (mars 2019), pire attentat jamais commis dans le pays, ont rythmé son mandat. C’est à ces occasions qu’elle a concentré ses interventions et qu’elle s’est révélée aux yeux de ses concitoyens, avec notamment « une communication claire, faisant même état, parfois, de ses doutes et de ses hésitations »[4].

Sa réaction à l’attentat de Christchurch, le 15 mars 2019, une attaque commise par un suprémaciste blanc sympathisant de l’extrême droite contre deux mosquées, lors de la prière du vendredi, qui a causé 51 morts et 49 blessés, lui a valu l’admiration du monde entier. Même ses opposants ont reconnu son sang-froid, sa compassion, tête couverte par un foulard, émue au contact avec les survivants, et sa détermination à faire en sorte que des actes aussi odieux ne puissent pas se reproduire dans son pays. « C’est dans les moments de crise que la valeur des dirigeants apparaît », a souligné le quotidien « The West Australian » qui poursuit : « Pour les habitants de Christchurch et de la Nouvelle-Zélande, Jacinda Ardern a montré qu’elle était un pilier ».
Immédiatement, elle adresse un message de solidarité aux musulmans et promet de ne jamais prononcer le nom du tueur. « Par cet acte terroriste, il recherchait beaucoup de choses, mais l’une d’elles était la notoriété. C’est pourquoi vous ne m’entendrez jamais prononcer son nom. C’est un terroriste. C’est un criminel. C’est un extrémiste. Mais quand je parlerai, il sera sans nom. Je vous implore : prononcez les noms de ceux qui ne sont plus plutôt que celui de l’homme qui les a emportés. » Vêtue de noir, l’air solennel, elle ouvre la séance au Parlement par l’expression de bienvenue en arabe, « salam aleykum » (« que la paix soit avec vous »)[5].
Elle est revenue sur ce traumatisme au micro de Sonia Devillers sur France Inter le 19 juin 2025, en mettant en avant la force de l’intuition : « En général, on a tendance à penser qu’avec les politiciens, tout a été décidé, tout est basé sur les sondages, alors que très souvent, dans les situations de crise, on dirige avec son intuition », indique-t-elle. « Mon intuition dans ce moment atroce [les attentats], c’était qu’il fallait être humaine d’abord et dirigeante ensuite. Je ne pense pas que ce soit quelque chose de nouveau mais aujourd’hui, nous avons beaucoup de dirigeants qui se présentent comme des hommes forts alors qu’il y a beaucoup d’attentes pour avoir davantage d’humanité ».
En effet, ces crises successives mettent à rude épreuve la capacité des dirigeants à prendre des décisions lourdes, qui parfois portent littéralement sur des questions de vie ou de mort, et qui doivent être adoptées rapidement, souvent sur la base d’informations parcellaires. Elle a su les surmonter.
Ses électeurs lui en sont reconnaissants. Sous son leadership, son parti, le parti travailliste a emporté haut la main les élections législatives d’octobre 2020, réalisant le meilleur score obtenu par les travaillistes depuis la Seconde Guerre mondiale, avec plus de 50 % des voix et la majorité absolue des sièges, une première depuis l’introduction du système de représentation proportionnelle-mixte en 1996. Elle est ainsi réélue Premier ministre de Nouvelle-Zélande.
A cheval sur ses deux mandats, sa gestion de la pandémie de Covid-19 a été unanimement saluée. Lorsque la maladie fait son apparition en Nouvelle-Zélande début mars 2020, la jeune cheffe d’État affirme qu’il faut « frapper fort et frapper vite ». Dès le 14 mars, alors que son pays ne recensait que six cas, elle annonce la mise en quarantaine de tous les étrangers arrivant sur le sol néo-zélandais avant de fermer définitivement ses frontières quinze jours plus tard. Cette décision, associée à une politique de dépistage, à sept semaines de confinement strict, puis à un déploiement efficace de la vaccination, se verra couronnée de succès
Elle a constamment joué le jeu de l’ouverture et de la transparence, partageant régulièrement grâce à des conférences de presse quotidiennes des informations détaillées sur les tendances des cas Covid, les protocoles de test et les mesures de confinement spécifiques pour chaque région, sensibilisant inlassablement le grand public et cherchant en permanence le soutien de ses concitoyens. Au plus fort de la crise, « 92 % des Néo-zélandais déclarent approuver l’action de leur gouvernement face à la crise sanitaire. Un chiffre qui a de quoi faire rêver de nombreux responsables politiques »[6].
Selon The Lowy Institute, un think tank australien, la gestion de la pandémie par son gouvernement est, début 2021, la meilleure sur un total de 98 pays, grâce à la mise en place de mesures strictes de confinement et de quarantaine dès les premiers cas de Covid-19 sur son territoire. Au total, le pays de près de 5 millions d’habitants a enregistré 2.437 morts à cause de cette pandémie, soit l’un des taux de mortalité lié au Covid-19 les plus bas du monde. Le taux de mortalité lié au Covid en Nouvelle-Zélande est notamment inférieur de 80 % à celui des États-Unis.
L’un des atouts que Jacinda Ardern a su mobiliser pour aborder et gérer ces crises est la proximité avec les citoyens, qui s’exprime de façons multiples mais toujours concrètes. Pour montrer sa solidarité avec ceux qui éprouvent des difficultés financières, elle et ses ministres ont annoncé en avril 2020 la baisse de leur salaire de 20%. « Cela ne bouleversera pas la situation générale des finances », explique-t-elle alors, « mais il s’agit ici de leadership. C’est une façon de reconnaître l’impact actuel pour de nombreux Néo-Zélandais [de la crise du Covid-19] »[7]. Elle a été l’inverse d’une « dame de fer », elle a offert le visage d’une personne publique sans apparat, sans langue de bois… bref, une dirigeante au milieu des siens.
Avec 59,5% d’opinions favorables, un score inhabituel pour un politique en exercice, elle était la cheffe de gouvernement la plus appréciée par son peuple de l’histoire de la Nouvelle-Zélande.
2 – Accepter ses limites pour mieux rebondir
Il y a dans le geste de Jacinda Ardern une grande humilité exigeante, l’acceptation de ses limites (qui est une valeur posée par le développement durable) et la lucidité (qui permet à un vrai leader de savoir ne pas aller trop loin). Elle explique sa démission en 2023 : « Je ne pars pas parce que c’est dur. Si c’était le cas, je me serais sans doute arrêtée au bout de deux mois. Je pars parce qu’un tel rôle privilégié s’accompagne d’une responsabilité, la responsabilité de savoir à quel moment vous êtes la bonne personne pour être leader, et aussi à quel moment vous ne l’êtes pas. Je sais ce que demande ce boulot et je sais que je n’ai plus assez d’essence dans le réservoir pour lui rendre justice. C’est aussi simple que ça »[8].
Mais elle révèle aussi dans ses mémoires qu’une peur du cancer a influencé sa décision – une fausse alerte, « mais peut-être un signe que le poste pesait sur elle », selon Grant Duncan, Teaching Fellow in Politics and International Relations à l’Université d’Auckland[9].
Dans son interview dans la Harvard Business Review, elle explique comment jeune femme à un poste de grande responsabilité, elle a fait de ce qu’elle-même percevait initialement comme des faiblesses (syndrome de l’imposteur et manque de confiance en elle) un avantage de gouvernance : « Je voulais comprendre pleinement tout ce que je pouvais sur un problème. Je lisais autant que je pouvais. J’invitais des personnes ayant une expertise. Ensuite, après avoir absorbé toutes les recherches et données et avoir parlé à tous les experts, une décision devait être prise. S’il n’y avait pas de conclusion évidente, l’approche était de partager ouvertement non seulement ce que nous avions décidé, mais aussi les choix que nous avions, afin que les citoyens puissent voir pourquoi nous étions arrivés là où nous étions »[10].
Cela ne veut pas dire bien entendu que tout a été réussi. Des critiques fortes lui ont été adressées, notamment sur son manque d’engagement vis-à-vis de la lutte contre le réchauffement climatique (en protégeant le secteur agricole, premier émetteur de gaz à effet de serre du pays), la montée de l’inflation (qui a atteint son apogée à 7,3 % en juin 2022), le creusement des inégalités, malgré son plan de lutte contre la pauvreté, et peut-être surtout le fiasco du programme KiwiBuild, à travers lequel les travaillistes s’étaient engagés à construire 100.000 logements abordables au cours de la mandature.
Lors de son allocution sur sa démission, Jacinda Ardern a évoqué un « manque d’énergie » : « je n’ai plus assez de carburant dans le moteur », a-t-elle précisé. Sans faire de lien explicite, il faut remarquer que depuis son élection en 2017, elle a dû faire face à des insultes « absolument odieuses » (termes utilisés par son successeur, Chris Hipkins) proférées sur les réseaux sociaux, qui se sont intensifiées au cours de son mandat. Sa démission a déclenché un débat à l’échelle nationale au sujet du dénigrement des femmes dirigeantes, particulièrement violent et misogyne sur les réseaux sociaux.
3 – Vivre son humanité comme une force
Certains politiciens, comme de nombreux dirigeants, se présentent sous l’angle de l’infaillibilité, du héros parfait, de l’homme ou la femme providentiel qui a réponse à tout et pratique l’autoritarisme davantage que l’autorité. Jacinda Ardern n’a pas de problème d’autorité – elle est d’ailleurs fille de policier et sa mère travaillait dans la cantine de l’école. Mais elle a sans-doute compris la vraie nature de l’autorité, qui est de faire grandir ceux qui nous entourent, comme l’indique l’étymologie du mot ‘autorité’, du latin ‘augere’, c’est-à-dire ‘augmenter’ (voir : « Autonomie et autorité : les enfants terribles du management »).
De ce fait, ces politiques comme ces dirigeants d’entreprise infaillibles ont la promesse facile et éprouvent ensuite une frustration douloureuse lorsqu’ils se trouvent confrontés à la difficulté d’agir, de déployer le changement. Jacinda Ardern fait le pari inverse en amadouant un paradoxe : faire de sa vulnérabilité humaine une force. « Je sais qu’il y aura beaucoup de spéculations à la suite de cette décision sur la “vraie” raison de mon départ », avertit-elle. « Je peux vous dire que cette raison, c’est ce que je partage avec vous aujourd’hui. La seule explication satisfaisante que vous trouverez est que, après avoir passé six années sur des défis immenses, je suis humaine. Les politiciens sont des êtres humains. On donne tout ce qu’on a, aussi longtemps que possible, et un jour, il est temps d’arrêter. Et pour moi, il est temps »[11].

Un leader d’aujourd’hui ne peut plus espérer construire son succès professionnel sur la base de l’indifférence pour ses proches ou du massacre de sa vie personnelle. C’est au contraire l’équilibre construit qui lui donne sa force. Elle en avait donné un signe à l’annonce (par un message posté sur Facebook) de sa grossesse, en janvier 2018, peu après son accession au pouvoir. Jacinda Ardern explique simplement avoir appris être enceinte de son premier enfant quelques jours seulement avant son élection au poste de Premier ministre et qu’elle quittera temporairement son poste à la suite de la naissance de son futur enfant, pour une période de six semaines.
Elle est Première ministre ! Et le couple n’est pas marié ! « Je ne suis pas la première femme à être multitâche. Je ne suis pas la première femme à avoir un enfant et travailler en même temps. Je sais que ça peut étonner, mais croyez-moi, de nombreuses femmes l’ont fait par le passé, et bien avant moi », explique-t-elle à la presse en réponse à ses détracteurs[12].
« Je serai Première ministre et maman », assure-t-elle devant les caméras. C’est seulement la deuxième dirigeante d’un pays à accoucher lors de son mandat, après la Pakistanaise, Benazir Bhutto, qui avait donné naissance à sa fille en 1990. Elle précise que son compagnon, Clarke Gayford, présentateur télé, sera « père au foyer ». C’est son vice-Premier ministre Winston Peters qui occupera la fonction de Premier ministre jusqu’à son retour début août 2018.
Jamais avare de symboles, elle assiste à l’Assemblée générale annuelle de l’Organisation des Nations unies en septembre 2018 avec sa fille de trois mois, Neve, signifiant « l’amour ». Elle est la première femme dirigeante à amener son bébé dans l’hémicycle, ce qui contribue à sa notoriété internationale. Pour l’occasion, l’administration de l’ONU avait délivré au nourrisson un badge d’accès estampillé « New Zealand First Baby ».
D’où aussi ce passage émouvant dans son allocution de démission : « Pour moi, c’est le moment de partir. (…) Tout ce que je sais, c’est que quoi que je fasse, j’essaierai de trouver les moyens de continuer à travailler pour la Nouvelle-Zélande et que j’ai hâte de passer à nouveau du temps avec ma famille […] Et donc à Neve je dis : “maman a hâte d’être là quand tu commenceras l’école cette année.” Et à Clarke : “Marions-nous, enfin !” ». Des vœux inhabituels en politique, mais surtout, encore une fois, une façon de privilégier le positif et de rendre concret un futur désirable.
De même, un leader d’aujourd’hui n’étouffe pas ses émotions mais au contraire en fait un point d’appui. C’est ainsi, selon Jacinda Ardern qu’une jeune femme au poste de Premier ministre ne doit pas chercher à devenir une femme politique comme le sont les hommes politiques. « Comment avez-vous développé une peau épaisse (thick skin) ? », lui demande l’intervieweuse de la Harvard Business Review. « Je ne suis pas sûr de l’avoir fait », répond-t-elle par litote. « La politique était parfois une expérience assez difficile pour moi. Je savais en entrant que j’étais sensible, et je pensais au début que la solution était de me durcir. Mais avec le temps, j’ai appris que la chose la plus importante était de ressentir ce que j’avais besoin de ressentir—car n’est-ce pas cela l’empathie ? Et n’est-ce pas un trait de caractère que nous voulons voir davantage chez nos dirigeants ? »[13]
Oui ! Et c’est vrai aussi de la gentillesse, dont elle a beaucoup parlé, parfois en termes qui paraissent naïfs au premier abord, alors qu’elle est passée maîtresse dans l’art d’en faire un levier puissant. « Certaines personnes pensaient que la gentillesse était sentimentale, une preuve de faiblesse. Voire de naïveté. Mais je savais qu’elles se trompaient. La gentillesse a un pouvoir, une force que presque rien d’autre n’égale sur cette planète. J’avais vu la gentillesse accomplir des choses fantastiques : je l’avais vue donner de l’espoir aux gens ; je l’avais vue changer des avis et transformer des vies. Je n’avais pas peur de le dire tout haut, et dès que je l’ai fait, j’en ai eu la certitude : la gentillesse. Ce serait mon principe directeur, quoi qu’il advienne par la suite »[14].
Enfin, un leader d’aujourd’hui doit reconsidérer ce que signifie le fait de diriger. Voici ce qu’elle dit dans son discours d’adieu au Parlement le 5 avril 2023 : « Je ne peux pas choisir comment mon bilan sera qualifié. Mais j’espère avoir démontré tout autre chose. Qu’on peut être anxieuse, sensible, gentille et avoir le cœur sur la main. Vous pouvez être une mère ou pas. Vous pouvez être un ex-mormon ou pas[15]. Vous pouvez être un intello, un pleurnichard, ou quelqu’un qui prend dans les bras. Vous pouvez être tout cela, et non seulement vous pouvez être ici, mais vous pouvez diriger, comme je l’ai fait ».
4 – Faire progresser la RSE et montrer la voie d’un futur désirable
Le leader d’aujourd’hui doit démontrer sa capacité non plus seulement à traiter au mieux actionnaires et clients mais à prendre en considération l’ensemble des parties prenantes pour tisser des relations et trouver les meilleurs arbitrages entre leurs attentes. C’est ce qui advient lorsque la politique RSE (responsabilité sociétale des entreprises) est intégrée à la stratégie de l’entreprise.
Il doit aussi proposer et entretenir l’attrait du futur qu’il veut voir advenir avec ses citoyens ou ses salariés. Dans une entreprise, c’est la Raison d’être ou le projet stratégique ; dans un pays c’est le programme ou la mise en perspective de priorités d’action publique.
Influencée par les travaux d’Amartya Sen, Jacinda Ardern a poussé la Nouvelle-Zélande à commencer à mesurer le bien-être et pas seulement le produit intérieur brut. Elle fait remarquer dans son interview à la Harvard Business Review que ce thème a fait l’objet de travaux, « y compris aux États-Unis, qui ont souvent fait remarquer que le PIB mesure tout sauf ce que nous valorisons le plus dans la vie ». Elle donne aussi le crédit à son ministre des Finances de l’époque, Grant Robertson, pour « avoir mis en œuvre notre premier budget basé sur le bien-être ». La Nouvelle-Zélande participe à l’alliance Weall pour « Well being economy », qui travaille sur l’intégration de ces nouveaux indicateurs dans les politiques et les finances publiques.
A partir de 2018, elle place le bien être de la population comme critère directeur de sa politique et se concentre sur les résultats qui répondent aux besoins des générations présentes tout en pensant à leurs impacts à long terme pour les générations futures. Sur cette base, le gouvernement a identifié cinq domaines de bien-être prioritaires pour le budget 2019 et les suivants :
- améliorer la santé mentale,
- réduire la pauvreté des enfants,
- lutter contre les inégalités auxquelles sont confrontés les Maoris autochtones et les habitants des îles du Pacifique,
- prospérer à l’ère numérique,
- opérer une transition vers une économie soutenable bas carbone.
On comprend ici que le bien-être (santé globale) fait l’intersection entre le social et l’environnemental.
En cohérence, elle a poussé en avant dans son pays la théorie de la performance globale, qui doit devenir la boussole de la politique (voir : « La CSRD est un outil de management de la performance globale »). « Avant cette époque, une entreprise pouvait créer des emplois, réaliser des bénéfices et contribuer au PIB de la Nouvelle-Zélande, mais aussi déverser des substances toxiques dans nos rivières et générer des problèmes de santé mentale significatifs parmi ses employés, et rien de tout cela n’aurait été pris en compte. Nous voulions avoir un éventail plus large d’entrées dans notre prise de décision gouvernementale et nos investissements »[16].
Dans son discours d’annonce de sa démission, elle est revenue sur sa fierté d’avoir fait progresser son pays en matière de changement climatique : « nous sommes dans une position fondamentalement différente de celle où nous étions, avec des objectifs ambitieux et un plan pour les atteindre ». Elle ne dissocie pas la nécessité de la transition écologique et les progrès sociaux : « nous avons inversé les statistiques de la pauvreté infantile, procédé aux augmentations les plus significatives de l’aide sociale et du parc de logements publics que nous ayons connues depuis plusieurs décennies (…), facilité l’accès à l’éducation et à la formation, amélioré les salaires et les conditions de travail des travailleurs, tout en nous orientant vers une économie à hauts salaires et à hautes qualifications ».
Sa sensibilité vis-à-vis des problématiques de conditions de travail l’a conduit sur des voies parfois surprenantes. Un mois après le déconfinement, en 2021, alors que dans de nombreux pays, dont la France, on s’interroge sur la nécessité de modifier à la hausse la durée du travail pour rattraper le retard économique lié à la crise sanitaire, elle prend une direction à contre-courant. Elle se prononce en faveur de la création de nouveaux jours fériés et de la mise en place de la semaine de quatre jours. À ses yeux, la mesure pourrait « à la fois améliorer la qualité de vie des salariés et sauver le secteur du tourisme en donnant plus de temps à la population pour visiter le pays »[17].
En janvier 2021, en soutien des propositions élaborées par une commission mise en place pour réfléchir aux mesures contre le réchauffement climatique, elle indique : « Le coût économique de l’action n’est pas aussi élevé que certains le pensaient auparavant. La réalité est que l’action contre le réchauffement climatique génère des opportunités économiques pour la Nouvelle-Zélande »[18].
5 – Privilégier la cohésion et la puissance du collectif
C’est une simple conséquence de deux facteurs évoqués précédemment : lorsque vous êtes capable d’accepter vos limites et de vivre votre humanité, vous êtes naturellement conduit à vous entourer et à vise la cohésion et la puissance de l’intelligence collective. Diriger, c’est d’abord organiser l’action collective.
Toujours dans son discours de démission, elle précise : « Je sais ce que ce travail exige et je sais que je n’ai plus assez d’énergie pour le faire honnêtement. C’est aussi simple que cela. Mais je sais qu’il y a d’autres personnes autour de moi qui ont cette énergie. Nous avons accompli énormément de choses au cours des cinq dernières années. Et j’en suis très fière. (…) L’équipe qui a accompli tout cela (…) est incroyablement bien placée pour se présenter aux prochaines élections. En fait, je ne pars pas parce que je crois que nous ne pouvons pas gagner les élections, mais parce que je crois que nous le pouvons et que nous le ferons. Et que nous avons besoin de nouvelles épaules pour relever ce défi ».

En fait, c’est de cette manière, à la suite d’une démission, que Jacinda Ardern est elle-même devenue Première ministre en 2017. Alors que le Parti travailliste se trouvait à son niveau le plus bas dans les sondages depuis vingt ans, son chef Andrew Little a choisi d’en assumer la responsabilité et de démissionner. Jacinda Ardern est choisie pour le remplacer, moins de deux mois avant les élections législatives de septembre 2017. À 37 ans, elle devenait ainsi leader de l’opposition et la plus jeune chef du Parti travailliste de l’histoire néo-zélandaise. Les intentions de vote pour le Parti travailliste, qui étaient au plus bas, montent en flèche après sa nomination, jusqu’à sa victoire qui lui permet de mettre en place une coalition à même de gouverner.
Cependant, sa prédiction de janvier 2023 ne se réalisera pas puisqu’après sa démission et une brève période d’intérim, le parti travailliste subira une cuisante défaite aux élections législatives de novembre 2023, qui se traduira par l’élection au poste de Premier ministre de Christopher Luxon, du Parti national, ancien patron de la compagnie aérienne Air New Zealand, mettant fin aux six années passées au pouvoir par le Parti travailliste. Il s’est attelé à la tâche de détricoter la politique mise en place par l’exécutif précédent, par exemple en annonçant en juin 2024 son intention de revenir sur l’interdiction des nouvelles explorations pétrolières et gazières décidée en 2018.
Flashback : Jacinda Ardern est une « pure politique » ; elle n’a pas effectué de passage significatif par le monde de l’entreprise et c’est sans doute ce qui lui a manqué. Elle a obtenu une licence en communication et sciences politiques à l’université de Waikato, est entrée au Parti travailliste de Nouvelle-Zélande à l’âge de 17 ans, à côté de son petit boulot de caissière, et est nommée vice-présidente des Jeunes travaillistes en 2003 puis 2004. « Je ne cherchais pas à faire carrière, dira-t-elle plus tard. Je voulais, peut-être naïvement, changer le monde »[19].
Après un passage en Grande Bretagne où elle occupe un poste de conseillère politique au cabinet de Tony Blair, alors Premier ministre, elle rentre en Nouvelle-Zélande et devient à 28 ans la plus jeune membre du Parlement, un titre qu’elle conservera jusqu’en 2010. Alors numéro 2 du parti, celle qui était députée d’Auckland a choisi de reprendre les rênes de son parti au moment où le Labour affichait sa cote de popularité la plus basse depuis vingt ans.
Ce parcours de « pure politique » l’a sans doute handicapée dans sa compréhension du monde de l’économie mais lui a appris les mérites de la construction collective. Elle raconte que lors des périodes de crise, son gouvernement de coalition a privilégié le débat et la recherche de consensus, a fait front et est a su rester uni. En travaillant main dans la main, dans un climat de travail plus serein, son équipe a défini un cap et a pu ajuster ses décisions en tenant compte des contraintes des différents interlocuteurs. Ils ont parfois fait des retours en arrière, mais l’objectif commun était toujours à portée de vue.
En réponse à une question sur sa popularité à la fin des années 2010, 80 % d’opinions favorables, un niveau jamais vu, elle explique dans son entretien à l’hebdomadaire Elle : « Pour moi, ce métier est tellement un travail d’équipe que ça serait présomptueux et idiot de penser qu’on a fait tout tout seul. Je préfère l’idée que les gens s’étaient entichés d’un projet politique, pas d’une personne ! Les leaders, ça va, ça vient… »[20].
En position de responsabilité, le doute et la confiance construite avec les citoyens sont des forces irremplaçables : « Nous avons cette idée que la confiance dans le leadership vient du fait d’avoir toujours toutes les réponses ; nous sommes dignes de confiance parce que nous ne montrons aucun doute. Mais je pense que, dans n’importe quelle crise, la confiance se construit en étant ouvert sur les informations et les lacunes de connaissances. Le Covid en est un exemple évident. (…) J’avais deux objectifs pendant le Covid : je voulais sauver des vies et je voulais nous garder unis. Et la question de l’unité était tellement difficile… On pouvait voir à quel point notre société était fracturée. (…) Partager avec les gens tout ce que nous savions et tout ce que nous ne savions pas est devenu un outil pour construire la confiance. Je pense que les leaders devraient être transparents dans ces moments »[21].
Jacinda Ardern nous aide à réhabiliter le doute, comme le faisait le philosophe Luc de Brabandère lorsqu’il écrivait : « Un dirigeant ne peut pas hésiter, mais il doit toujours douter »[22].
6 – Abolir l’opposition entre valeurs féminines et puissance
Les valeurs souvent prêtées à la féminité n’empêchent par la fermeté. A peine engagée dans sa campagne électorale de 2017, la députée d’Auckland a dû endurer un débat permanent, « sexiste, inapproprié et rétrograde » sur ses projets de maternité, décrivait la journaliste Isabelle Dellerba dans le quotidien Le Monde. « Il est tout à fait inacceptable, en 2017, de dire qu’une femme doit répondre à cette question à son travail. C’est inacceptable, inacceptable. Le choix du moment pour avoir des enfants appartient aux femmes », finit par répondre la parlementaire à un animateur de télévision trop insistant[23].
Ces valeurs considérées comme « féminines » peuvent être mises en action pour atteindre des objectifs à connotation beaucoup plus virile. Ainsi, dans le conteste de la montée d’un virilisme d’extrême-droite porté par Donald Trump, qui se moque, par exemple, de l’empathie, Jacinda Ardern prend position ainsi : « affirmer haut et fort qu’on croit en l’empathie, et que c’est ainsi qu’on va gouverner, est un geste de puissance »[24]. C’est un retour à l’envoyeur !
De même, pour son doute permanent, qu’elle voit comme une force, puisque dit-elle dans ses mémoires, cette impression de ne jamais être tout à fait à la hauteur oblige à « lire davantage », à « écouter les autres » et à faire « preuve d’humilité » avant de prendre une décision.
Les valeurs dites féminines sont un moyen plus humain, plus participatif d’obtenir le pouvoir d’agir dont les dirigeants ont désespérément besoin. Voici ce que Jacinda Ardern a déclaré dans un entretien avec l’hebdomadaire Elle : « Être sensible n’empêche pas de prendre des décisions, au contraire, ça vous donne de la détermination pour agir. Si elle veut regagner la confiance des électeurs qu’elle a perdue, la politique doit changer. J’aime penser qu’une fois au pouvoir, je me suis montrée humaine, sensible mais que personne n’a douté du fait que j’étais capable de gouverner ». Et elle ajoute : « Je suis fière de tout ce que mon gouvernement a accompli, surtout de la façon dont nous l’avons fait. Nous avons envoyé le message qu’on pouvait gouverner avec plus d’écoute et d’empathie »[25].
Son intervieweuse de la Harvard Business Review en donne un exemple très concret en l’interrogeant sur la fusillade de masse de Christchurch qu’elle a dû affronter en mars 2019 : « Vous êtes devenue un symbole de leadership empathique après la fusillade de Christchurch, au cours de laquelle un tireur a tué 51 personnes dans une mosquée. Après cela, vous avez réussi à faire voter une législation sur le contrôle des armes à feu en 27 jours. Comment avez-vous rassemblé des soutiens et mobilisé l’action si rapidement ? ». Elle répond par l’action : « Je rends hommage au public néo-zélandais. Je crois fermement au leadership empathique. Avoir cette proximité avec des personnes traversant une expérience horrible nous motive vers le changement qui doit être opéré. Mais le leadership empathique n’est rien sans action, et les gens cherchaient une réponse. Que faisons-nous pour empêcher que cela ne se reproduise, que ce soit pour nous ou pour quiconque ? Cela nous a orientés vers le contrôle des armes à feu. Il convient de noter que 119 des 120 membres du Parlement ont voté en faveur de cette législation »[26].
C’est lors de ce drame que Jacinda Ardern s’est révélée au monde, là encore avec un effet de contraste : en affichant de la compassion de façon authentique, revêtue d’un foulard et enlaçant longuement les proches des victimes, tout en adoptant dans le même temps des mesures rapides, fermes et radicales : interdiction des armes semi-automatiques, mise en place d’un programme de rachat d’armes, signature, avec Emmanuel Macron, de l’appel de Christchurch, destiné aux plateformes numériques, et les enjoignant à faire preuve de plus de responsabilité sur la diffusion de contenus à caractère haineux et violent. « L’Amérique a besoin d’un leader comme Jacinda Ardern », affirmait l’éditorial du New York Times en mars 2019.
Les observateurs ne s’y sont pas trompés en définissant son « style de leadership », « charismatique, populaire et dotée d’un sang-froid à toute épreuve, » selon Libération[27]. Pour le Figaro, « on parle de ‘Jacindamania’. Son style tranche radicalement avec les figures autoritaires qui émergent alors un peu partout sur le globe, des États-Unis à la Hongrie. Jacinda Ardern ne se présente pas comme une femme à poigne mais, au contraire comme une dirigeante guidée par l’empathie »[28].
Anne-Catherine Husson-Traore l’a parfaitement saisi dans son article de Novethic : « Le respect qu’inspire cette femme exceptionnelle est dû à beaucoup de choses, dont sa capacité à ne pas se glisser dans les codes de pouvoirs virils. Elle raconte que le principal reproche qu’on lui a fait pendant ses années de Première ministre était « de ne pas être assez agressive et affirmée et sans doute de considérer son empathie comme une faiblesse. » Elle affirme : « Je me rebelle totalement contre cette image. On peut avoir de la compassion et être forte » »[29].
Et voici comment elle terminait son discours du 19 janvier 2023 annonçant sa décision de démissionner, la voix brisée par l’émotion : « Je voudrais terminer par un simple merci aux Néo-Zélandais qui m’ont donné l’occasion de servir et d’assumer ce qui a été et sera toujours le plus grand rôle de ma vie. J’espère qu’en retour, je laisserai derrière moi la conviction que l’on peut être gentil, mais fort. Empathique, mais décisif. Optimiste, mais concentré. Que vous pouvez être votre propre leader – un qui sait quand il est temps de partir ».
Être son propre leader, c’est une belle injonction, presque nietzschéenne, et consciente de sa limite : savoir quand ne l’être plus !
Sa démission n’était pas un abandon, un signe de résignation ou de lâcheté, mais au contraire une manifestation de courage et de lucidité. Elle l’explique ainsi dans son entretien dans la Harvard Business Review : « En entrant dans la sixième année [de mon mandat], nous approchions d’une élection, et c’était le moment où je devais décider si je renouvelais ce potentiel contrat. Si je voulais rester cette année, je devais m’engager sur un nouveau bail. Ayant traversé des années de crise, je savais ce dont j’aurais besoin si une autre survenait, et mon avis était que si je continuais, je ne serais pas au niveau nécessaire pour bien faire le travail en termes de curiosité, d’énergie, d’ouverture d’esprit, et de capacité de résistance. Au début, partir me semblait égoïste. Mais ensuite, j’ai pensé à la responsabilité d’exercer mes responsabilités à pleine capacité. Si je ne pouvais pas, mon devoir était de partir. C’est ainsi que j’ai pris ma décision »[30].
Elle mentionnait dans cet entretien les capacités de résistance nécessaires en politique. C’est un autre paradoxe qu’elle a su manier : son humanité ne l’empêchait pas d’être ferme et lui procurait au contraire l’énergie pour repartir à l’offensive. Lors d’une interview donnée à télévision australienne The Project en août 2017, elle a jugé « inacceptable » d’être questionnée sur un futur choix entre avoir des enfants et sa carrière en politique. Le 30 novembre 2022, lors d’une conférence de presse commune avec Sanna Marin, la médiatique Première ministre finlandaise, elle a également rembarré un journaliste de la radio néo-zélandaise Newstalk ZB, qui lui avait demandé si les deux jeunes femmes s’étaient « rencontrées juste parce qu’[elles avaient] le même âge ». Jacinda Ardern avait magistralement rétorqué : « Je me demande si quelqu’un a déjà demandé à Barack Obama et John Key [ancien Premier ministre de Nouvelle-Zélande] s’ils se sont rencontrés parce qu’ils avaient le même âge ».
L’acceptation du leadership féminin : la France à la traîne des pays développés
L’exemple donné par Jacinda Ardern est d’autant plus important que dans les pays développés, l’acceptation du leadership féminin, que ce soit dans la politique (fonctions gouvernementales) ou dans l’économie (fonctions de direction d’entreprise) est en régression depuis 2021. En France, cette acceptation est en régression depuis 2019.
C’est ce que montre chaque année l’organisme de sondage Kantar (désormais Verian), qui a créé en 2018 « The Reykjavik Index for Leadership », une collaboration avec Women Political Leaders, qui permet de mesurer le niveau d’acceptation des femmes dirigeantes, par rapport aux hommes.
Pour la dernière enquête disponible (2024), seuls 44% des Français (hommes et femmes) sont parfaitement à l’aise avec le fait d’avoir une femme à la tête du gouvernement. Et seuls 47% le sont avec le fait d’avoir une femme à la tête d’une grande entreprise.
Plus alarmant encore : le niveau d’acceptation en France est faible globalement mais il l’est encore plus pami les plus jeunes (18 à 34 ans).
Ces résultats, passés un peu inaperçus dans l’univers médiatique en France, sont importants car ils montrent clairement que les stéréotypes de genre et les préjugés évoqués ci-dessus, loin de se résorber, sont en fait en train de progresser, notamment chez les jeunes, qui sont nos cadres de demain. J’y reviendrai dans un prochain article en septembre, qui donnera les points clés soulevés par cette enquête.
C’est pourquoi il est nécessaire de mettre en avant des femmes en position de leadership comme Jacinda Ardern, tout en soulignant que les caractéristiques prêtées au « leadership féminin » sont en fait des forces. Nous avons besoin de « role models », non seulement pour inciter les jeunes filles à prendre le risque du leadership, politique ou économique, mais aussi pour pousser les jeunes garçons et les hommes adultes à les accepter et même à les soutenir.
Conclusion (provisoire)
Jacinda Ardern continue son chemin… sous d’autres formes : « Maintenant, j’ai une chaire d’enseignement à Harvard – enseigner, apprendre, réfléchir – et d’autres projets, y compris un travail sur la lutte contre l’extrémisme, les solutions à apporter aux enjeux climatiques et la promotion du leadership empathique. J’ai trouvé d’autres façons d’être utile »[31]. Elle sera notamment déléguée spéciale pour l’Océanie à la future COP 30[32].

On aurait bien tort de traiter les « valeurs féminines » et le « leadership féminin » en dérision… Bien sûr l’idéal serait d’atteindre la situation envisagée par Sheryl Sandberg, ancienne directrice des opérations de Facebook : « Dans le futur, il n’y aura pas de femme leader, il y aura juste des leaders »[33]. On peut aussi espérer trouver dans le futur des Jacinda Ardern au masculin. Et en attendant, il nous faut plus de Jacinda Ardern !
J’aime le titre qu’elle a choisi pour le volume des mémoires qu’elle vient de publier : A Different Kind of Power[34]. C’est ce dont le leadership d’aujourd’hui a besoin.
Martin RICHER, fondateur de Management & RSE et
Directeur de l’Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris
Pour aller plus loin :
Téléchargez la Traduction du discours (quasi-intégral) de Jacinda Ardern annonçant sa démission du poste de Première ministre
Consultez les autres articles de ce blog sur le leadership
Crédit image : Jacinda Ardern lors de son élection en 2017 : malheureusement, ce n’est pas si commun de voir représentée une femme en mouvement, suivie par des hommes.
#Management et #RSE – #JacindaArdern #Nouvelle-Zélande #Parité #Egalité
#EgalitéProfessionnelle #FemmeDirigeante #PouvoirEtEmpathie #Politique
#Empathie #Innovationmanagériale#ManagementResponsable
#TransformationDurable #dirigeants #DirigerAutrement
#leadership #EMTD
Ce que vous venez de lire vous a plu, interpellé, irrité, inspiré ? N’oubliez pas de vous inscrire (gratuitement) à la newsletter de Management & RSE pour recevoir automatiquement les prochains articles de ce blog dès leur publication. Pour cela, il vous suffit d’indiquer votre adresse E-mail dans le bloc « Abonnez-vous à la newsletter » sur la droite de cet écran et de valider. Vous recevrez un courriel de confirmation. A bientôt !
[1] « Jacinda Ardern : l’empathie, ça marche ! », Elle, 12 juin 2025
[2] Eden and Leviatan, “Implicit leadership theory as a determinant of the factor structure underlying supervisory behavior scales”, Journal of Applied Psychology, vol. 60, nb.6, 1975, pp. 736 – 741
[3] R.B. Cialdini and M.R. Trost, “Social influence : social norm and compliance”, 1998
[4] Selon l’éditorial de Thomas Legrand dans Libération du 21 janvier 2023
[5] « 10 choses à savoir sur Jacinda Ardern, Première ministre et « pilier » de la Nouvelle-Zélande », L’Obs, 19 mars 2019
[6] Marie-Hélène Brissot, « Jacinda Ardern, le leadership bienveillant », Décideurs, 10 septembre 2020
[7] Cité par Marie-Hélène Brissot, « Jacinda Ardern, le leadership bienveillant », op.cit.
[8] Discours de Jacinda Ardern à propos de sa démission du poste de Premier ministre de la Nouvelle Zélande en 2023
[9] Grant Duncan, “In her memoir, Jacinda Ardern shows a ‘different kind of power’ is possible – but also has its limits”, The Conversation, 3 juin 2025
[10]Alison Beard, “Leadership – An Interview with Jacinda Ardern”, Harvard Business Review Magazine, July–August 2025, traduit par nos soins
[11] Discours de Jacinda Ardern à propos de sa démission du poste de Premier ministre de la Nouvelle Zélande en 2023
[12] « Jacinda Ardern, Première ministre la plus appréciée au monde », Marie-Claire
[13] Alison Beard, “Leadership – An Interview with Jacinda Ardern”, op. cit.
[14] Jacinda Ardern, « Un autre art du pouvoir », Flammarion, juin 2025, pp. 303-304
[15] Jacinda Ardern a été élevée dans la foi mormone, à laquelle elle a renoncé en 2005. Elle s’en expliquera plus tard dans la presse : « Je ne pouvais pas adhérer à ce que je voyais comme une discrimination dans une Eglise qui prônait par ailleurs la tolérance et la bonté ».
[16] Alison Beard, “Leadership – An Interview with Jacinda Ardern”, op. cit.
[17] Marie-Hélène Brissot, « Jacinda Ardern, le leadership bienveillant », Décideurs, 10 septembre 2020
[18] « Les pistes néo-zélandaises vers la neutralité carbone », Sciences & Avenir, 31 janvier 2021
[19] D’après « Jacinda Ardern leader moderne jusque dans sa démission », Libération, 19 janvier 2023
[20] « Jacinda Ardern : l’empathie, ça marche ! », Elle, 12 juin 2025
[21] Alison Beard, “Leadership – An Interview with Jacinda Ardern”, op. cit.
[22] Luc de Brabandère dans Les Echos, 29 novembre 2022
[23] Rapporté dans « Jacinda Ardern dans Le Monde, d’espoir travailliste à l’’épuisement personnel’ », Le Monde, 13 juin 2025
[24] Citée par Martine Delvaux, écrivaine québécoise, dans « La droite dure mène une guerre contre l’empathie, entrons en résistance », Libération, 4 juillet 2025, p. 19
[25] « Jacinda Ardern : l’empathie, ça marche ! », Elle, 12 juin 2025
[26] Alison Beard, “Leadership – An Interview with Jacinda Ardern”, op. cit.
[27] « Démission de Jacinda Ardern : le mandat de la future ex-Première ministre de Nouvelle-Zélande en 5 dates », Libération, 20 janvier 2023
[28]« Jacinda Ardern tire, avec simplicité, sa révérence », Le Figaro, 20 janvier 2023
[29] Anne-Catherine Husson-Traore, « Jacinda Ardern, Première ministre néo-zélandaise emblème d’une politique alternative, démissionne », Novethic, 20 janvier 2023
[30] Alison Beard, “Leadership – An Interview with Jacinda Ardern”, op. cit.
[31] Alison Beard, “Leadership – An Interview with Jacinda Ardern”, op. cit.
[32] Conférence de Belém de novembre 2025 sur les changements climatiques
[33] « Elle m’a appris à diriger une entreprise, » remerciait Marc Zuckerberg en 2022 à l’occasion du départ de Sheryl Sandberg de Facebook transformé en Meta. Pas certain que convaincu par le virilisme il dirait la même chose aujourd’hui…
[34] Version française : « Un autre art du pouvoir », Flammarion, juin 2025


