[ Mise à jour : 27 juin 2023 ] « Si nous laissons les jeunes sur le bord du chemin, à l’âge où ils sont le plus innovants, alors nous ne serons pas créateurs de valeurs. C’est donc notre intérêt de leur donner la main », a estimé Gilles Vermot-Desroches, directeur de la citoyenneté de Schneider Electric. « L’accueil des jeunes procure de la joie aux salariés en poste, a-t-il fait valoir, et une société qui n’intègre pas des jeunes dans ses équipes est une société qui s’endort »[1].
La formation (initiale et continue) est le principal levier permettant aux jeunes de s’insérer dans l’emploi. Elle est aussi le moyen de concrétiser la promesse formulée en 2017 par l’auteur de « Révolution », un certain Emmanuel Macron : donner à chacun sa chance, miser sur la méritocratie, en finir avec les assignations à résidence[2]. Où en sommes-nous aujourd’hui, un quinquennat plus tard ?
Il est d’autant plus important de se poser cette question que nous sortons d’une crise sanitaire d’autant plus éprouvante pour les jeunes, qui ont subi ce que j’ai appelé la triple peine (voir : « Coronavirus : triple peine pour la jeunesse et camouflet pour le développement durable »).
Une intéressante matinée d’échanges organisée par Terra Nova et l’Institut Montaigne (bel œcuménisme !) sous les magnifiques lambris de la salle Colbert de l’Assemblée nationale sur le thème “Former nos 18-35 ans aux métiers d’avenir” apporte des éléments de réponse – mais bien entendu, les conclusions que j’en tire ici n’engagent que moi.
Dans cet article, j’essaye de mettre en avant les facteurs d’amélioration constatés, mais aussi les obstacles qui perdurent. Malgré les progrès réalisés, nous sommes loin d’atteindre la situation où les acteurs de la formation, en entreprise, chez les opérateurs ou en région, participeraient à une politique de formation conforme aux principes de la RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise) et du développement durable, selon le concept que je soutiens, celui de l’Employabilité socialement responsable (voir : « Emploi et formation à l’heure de la RSE : pour une employabilité socialement responsable »).
Quelques mots tout d’abord sur le contexte. « Trop de jeunes restent exclus du marché du travail », déplore l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) dans son rapport sur la situation de la France publié en novembre 2021. Au troisième trimestre de cette année, le taux d’emploi des 15-24 ans n’était que de 32,8 %, soit tout juste 3 points de plus qu’en 2011 sur la même période, selon l’Insee. Si l’Hexagone fait mieux que les pays du Sud (Italie, Espagne…), l’écart avec l’Allemagne (33 % contre 49 %) et les pays du nord demeure immense, les comparaisons internationales restant délicates du fait des jeunes en étude. Paradoxalement, la situation s’est améliorée pendant la crise sanitaire grâce aux mesures enfin volontaristes (contrats d’apprentissage et de professionnalisation) déployées par l’exécutif pour faciliter l’entrée des jeunes dans la vie professionnelle.
Les facteurs d’amélioration constatés
Ils sont de mon point de vue au nombre de trois.
1 – Le formidable succès de l’apprentissage
Comme l’a souligné Elisabeth Borne, Ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion, lors de la matinée d’échanges, l’essor de l’apprentissage (520.000 contrats d’apprentissage à date contre moins de 300.000 au début du quinquennat) est clairement un succès majeur de la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » (loi dite « Pénicaud » du 6 septembre 2018). Selon Olivier Faron, administrateur général du Conservatoire national des Arts et Métiers, 70% des apprentis sont recrutés 6 mois après leur diplôme.
L’année 2021 s’est terminée avec un total de 718.000 contrats d’apprentissage, soit une progression de 37 % par rapport à l’année précédente, elle-même en croissance de 38 %. Autre résultat positif : contrairement à l’année 2020, l’augmentation ne s’est pas faite au détriment des contrats de professionnalisation, qui ont eux-mêmes progressé de plus de 20 % d’après la ministre du Travail. Mais il faut dire que les aides exceptionnelles (5.000 € pour un apprenti mineur, 8.000 € pour un majeur) ont été maintenues toute l’année. Sur le quinquennat, le nombre d’apprentis est passé de 320.000 en 2018 à 718.000 en 2021, soit une progression de 124 % !
Ce succès est à mettre à l’actif d’une politique de revalorisation du travail voulue par E Macron : « Nous avons besoin du travail, et je le défendrai sans relâche en permettant à chaque travailleur de gagner davantage par celui-ci, de former ceux qui sont au chômage pour qu’ils puissent retrouver un emploi, et de former les jeunes par l’apprentissage. Le travail est le cœur de notre projet commun »[3].
2 – Le renouvellement des méthodes
Les acteurs de la formation commencent enfin à sortir des vieux schémas du maître-sachant face à des « apprenants » inertes. La pandémie a apporté son écot en obligeant les organismes de formation à réviser leurs offres pour les basculer tout ou partie en distanciel. Même si l’enseignement à distance a montré ses limites durant les confinements, la numérisation des formations est un atout pour mobiliser les jeunes, à condition de rehausser leur qualité, de rendre l’offre plus visible et de multiplier les nouveaux outils. D’après O Faron, les études ont montré que les résultats scolaires obtenus avec un enseignement hybride (présentiel et distanciel) sont meilleurs.
L’intrusion du numérique fait émerger des approches radicalement nouvelles : serious games, coaching personnalisé, « adaptative learning » (qui sélectionne le contenu pédagogique présenté à l’utilisateur en fonction de données accumulées sur lui), classes digitales et ateliers virtuels, classes inversées, « blended learning » (qui combine les formations en groupe et en présentiel, l’auto-formation et le e-learning), formation « data intensive » (branchée sur des base de connaissances et des outils de gestion documentaire), groupes de professionnalisation, formation en situations de travail par utilisation de la réalité augmentée, immersive learning, social learning (importance des communautés d’apprentissage). La prise en compte de ces technologies digitales par la dernière réforme de la formation commence enfin à assouplir le carcan légal de la formation et l’ouvre à d’autres modalités que le présentiel « en classe » (voir : « Le Netflix de la formation professionnelle, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? »). Les méthodes intensives (comme les bootcamps) font leur preuve, notamment dans le domaine informatique (école 42, Simplon, Webforce3…). Ces méthodes placent en effet le travail et la discipline professionnelle au centre de leur démarche.
Ces évolutions montrent que la technologie va faire turbuler la formation professionnelle à un point que les acteurs du secteur ne soupçonnent pas… mais que la technologie ne suffit pas ; elle doit être encapsulée dans les méthodes pédagogiques et les rapports sociaux qui lui confèrent son impact positif en termes d’usages.
3 – La structuration des écosystèmes territoriaux de formation
Françoise Jeanson, vice-présidente du Conseil régional Nouvelle-Aquitaine en charge de la santé et de la silver économie, a appuyé sur l’importance de la coopération entre les multiples acteurs de la formation. Des outils comme les contrats régionaux de filière permettent de mettre en synergie les territoires, les branches, les ressources technologiques, les entreprises, en fonction de l’évolution prévisible des métiers et des emplois sur le territoire. Elle a cité les exemples d’Aérocampus, basé à Latresne et de Ferrocampus à Saintes, qui permettent de former à un ensemble de métiers en tension, liés respectivement à l’aéronautique et au ferroviaire. Je crois beaucoup en ce type d’approche, pragmatique et ancrée sur les territoires. E Borne a également insisté sur la nécessaire territorialisation de l’emploi, de la formation initiale et des reconversions, avec 90 plateformes territoriales maintenant en fonctionnement.
Ces écosystèmes permettent enfin d’adresser les problèmes d’emploi, d’orientation et de formation de façon systémique. Françoise Jeanson l’a très bien décrit en prenant l’exemple des métiers d’aides-soignantes et d’auxiliaires de vie, pénuriques dans sa région. C’est grâce au Ségur de la santé et au plan d’investissement dans les compétences, enfin ouverts aux professions sanitaires, que la Région a pu augmenter le nombre de places dans ces spécialités. Il faut coupler ces efforts aux enjeux d’attractivité du métier et à ses contraintes spécifiques. A titre d’exemple, une auxiliaire de vie n’a pas les moyens de s’acheter une voiture neuve si bien qu’une fois celle-ci en panne, elle peut être réduite à se mettre en arrêt maladie si bien que la pression du travail retombe sur ses collègues. Il faut donc être capable d’apporter le bon appui au bon moment (aide financière, accès au logement social…).
L’université devrait participer pleinement à ces écosystèmes. Aujourd’hui, elle peine encore à faire tomber les silos. Elle reste prudemment à distance du monde de l’entreprise, encore peu présent au CA des universités. Elle a fait cependant un pas décisif, comme l’a rappelé François Germinet, président de la commission formation de la CPU (Conférence des présidents d’Université)[4], avec les campus des métiers et des qualifications, qui regroupent des établissements d’enseignement secondaire et d’enseignement supérieur autour d’un secteur d’activité d’excellence soutenu par les entreprises et le territoire.
Les frontières infranchissables tombent, les silos s’ouvrent… C’est une évolution très positive, car la capacité des territoires à générer et faire évoluer les compétences dont leurs activités ont besoin est un atout essentiel en matière de compétitivité.
Les obstacles qui perdurent
Ils sont au nombre de 7 ; ce sont les sept travaux d’Hercule !
1 – La frustration majeure : la formation va toujours aux mieux formés
C’est une caractéristique malheureusement tenace du système de formation en France. C’est d’ailleurs également sur les mieux formés que l’Etat investit massivement – 15.000 euros par an pour un étudiant en classe préparatoire, 50.000 euros à l’Ecole normale supérieure, a précisé Olivier Faron. C’est contre cela que la candidat Macron de 2017 entendait lutter : contre l’« injustice d’une société d’ordres, de statuts, de castes, de mépris social où tout conspire – et pour quel résultat ! – à empêcher l’épanouissement personnel » (« Révolution », p. 18) et « construire une société de mobilité plutôt que de statuts » (Programme, p. 5)[5].
Il faut renverser cette situation en s’intéressant prioritairement aux 13,5% des 15-29 ans qui ne sont ni en emploi ni en formation et non éligibles aux minima sociaux (chiffre 2021, en progression d’un point depuis 2019). Souvent issus de familles en difficulté, de milieux sociaux défavorisés, ils payent un manque d’orientation et d’accompagnement. Selon O Faron, seulement 5% des jeunes inactifs effectuent réellement une recherche emploi. Cette répartition inéquitable de l’effort de formation est un facteur d’échec confronté aux objectifs de la loi Pénicaud du 6 septembre 2018, qui apporte par ailleurs aussi des éléments positifs.
Sur le dispositif VAE (valorisation des acquis de l’expérience), l’un des rares adaptés aux spécificités des peu qualifiés, le constat dressé par les acteurs lors de la matinée d’échanges est affligeant : il ne redécolle pas, il est même en recul, desservi par une loi de presque 20 ans d’âge, par la lourdeur des outils papier et par l’extrême lenteur des procédures. Connaissez-vous une autre procédure pour laquelle 90% des démarches se traduisent par un renoncement avant même son approbation ? Pour laquelle il s’écoule 9 mois minimum entre le dépôt du dossier et l’examen des jurys ? Ce constat confirme celui qu’avait dressé Terra Nova (voir : « La VAE, outil de la RSE : quand le travail apprend »), qui avait provoqué un certain émoi à l’époque, avant de retomber dans l’indifférence administrative.
2 – Le manque d’accompagnement
François Moulinier, directeur général de l’Institut de Soudure, a comparé les ordres de grandeur : aux alentours de 2005, la formation d’une qualification de soudeur prenait 14 jours. Mais aujourd’hui, il faut un délai de 15 mois après sa formation pour qu’un soudeur soit opérationnel sur le marché du travail. La complexité des technologies et des métiers met en tension les capacités d’adaptation des outils de formation et des femmes et des hommes qui les font fonctionner. Lorsque, comme l’a souligné Myriam El Khomri, ancienne Ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social, un emploi sur deux présente un risque d’obsolescence des compétences, l’accompagnement devient crucial[6].
Marc Landré, rédacteur en chef et responsable du service Économie France au Figaro, a souligné un paradoxe : 25% des personnes sans emploi cherchent dans le secteur de la santé et sanitaire et ne trouvent pas, alors que le secteur est demandeur de main d’œuvre. Ceci illustre les difficultés d’appariement entre offre et demande de travail, liées aussi bien aux difficultés d’adaptation des dispositifs de formation qu’aux lourdeurs des outils informatiques des opérateurs (les fichiers de Pôle emploi sont à nouveau sur la sellette). Mais comme l’ont souligné plusieurs intervenants, c’est d’abord la qualité de l’accompagnement qui fait défaut. La ministre E Borne a indiqué avoir demandé à Pôle emploi de convoquer tous les demandeurs de longue durée cette année. Cette année ?
Ce déficit d’accompagnement commence à être mieux pris en compte, comme en témoigne le lancement, le 1er mars 2022, du Contrat engagement jeune (CEJ). Ce dispositif cible plus spécifiquement les jeunes « en rupture », à savoir les plus éloignés de l’emploi du fait de difficultés particulières (absence de domicile fixe, sortie de l’assistance sociale à l’enfance, décrochage scolaire, situation d’addiction…). Cette population, évaluée à quelques dizaines de milliers de personnes par le ministère du Travail, est difficile à atteindre par les circuits classiques. Elle ne franchit ni les portes des missions locales ni celles de Pôle emploi.
Pour leur venir en aide, des parcours spécifiques leurs sont proposés, inspirées des meilleures pratiques repérées dans le cadre des appels à projets « 100 % inclusion, La fabrique de la remobilisation » ou « Repérer et remobiliser les invisibles » du Plan d’investissement dans les compétences (PIC). Les associations d’insertion et de lutte contre la pauvreté sont aussi mobilisées. Les parcours dédiés à ces jeunes éloignés de l’emploi sont des accompagnements plus intensifs et plus personnalisés, à base de formations, de stages et de sessions immersives en entreprise. Ces parcours devraient être opérationnels à partir de l’été 2022. Ils auront une particularité : leur périmètre d’action pourrait être circonscrit à un bassin d’emploi, ce qui permettra de mobiliser des acteurs locaux plus proches du terrain.
Le ministère du Travail se fixe pour objectif de « proposer 20.000 CEJ à des jeunes en rupture ». Pour cela, 100 millions d’euros ont d’ores et déjà été débloqués, auxquels s’ajoutent des budgets supplémentaires car les vulnérabilités sociales se cumulent : 10 millions d’euros pour l’accompagnement vers le logement, 10 millions pour améliorer l’accès aux soins et la détection des troubles de santé mentale (500.000 euros) et 7 millions dédiés à l’accès à la mobilité[7].
Ce dispositif est aussi une réponse aux demandes de l’Union européenne (UE) qui s’est fixée, au début de l’année 2021, de nouveaux objectifs à atteindre avant 2030 en matière d’éducation et de formation. Parmi les sept objectifs définis, l’un concerne la part de jeunes de 18 à 24 ans qui ont quitté le système scolaire sans diplôme du second cycle de l’enseignement secondaire et qui ne suivent pas de formation (situation dite de « sortie précoce »). Cette part devait être ramenée en dessous de 9 %. En 2020, la moyenne des 27 pays de l’UE (10 %) dépasse ce plafond, mais 18 pays, dont la France, les Pays-Bas ou encore la Pologne, avaient déjà atteint l’objectif. La France est un peu mieux placée que la moyenne européenne, mais un bon nombre de pays font mieux, dont la Suède, la République Tchèque, les Pays-Bas ou la Pologne. L’Allemagne, l’Italie et l’Espagne sont en retard sur la cible collective. Au cours de la décennie précédente, de nombreux pays ont sensiblement amélioré leur taux de sorties précoces, qui était déjà un objectif du plan « Éducation et formation 2020 », notamment la France (de 13 % en 2010 à 8 % en 2020) et le Portugal (de 28 % à 9 %).
La grande misère des missions locales est une autre dimension de ce déficit d’accompagnement. L’économiste Bertrand Martinot[8] a regretté le monopole de fait des missions locales dans l’accompagnement des jeunes, déplorant une rupture d’égalité compte tenu des performances très hétérogènes d’une structure à l’autre. Quelques mois plus tard, je lis une interview de Valérie Pécresse, candidate LR à l’élection présidentielle dans L’Express, qui contient cette « bombe » : « Pour les demandeurs d’emploi, j’ai mis les formations de la région Île-de-France sur Leboncoin, et j’ai eu beaucoup plus de monde inscrit que par les missions locales »[9]. Je recherche le démenti ou les contre-arguments des missions locales : rien ! Qui peut croire que le simple rapprochement entre les missions locales et Pole emploi suffira à améliorer cette situation ?
3 – Le manque d’allant des entreprises
« Les entreprises françaises se méfient des jeunes » : c’est le titre d’un excellent article de Caroline Beyer publié dans Le Figaro, s’appuyant sur les travaux de Jean Pralong, Professeur de GRH et titulaire de la chaire Compétences, Employabilté & Décision RH à l’Ecole de Management de Normandie[10]. Ces travaux font le constat d’une jeunesse davantage discriminée en France que dans d’autres pays d’Europe. « Un héritage de Mai 68 », estime Jean Pralong, auteur de l’étude « Le péril jeune », qui a permis de suivre les trajectoires d’insertion de 682 diplômés bac + 5 en gestion, à partir de février 2017, en France, Royaume-Uni, Suisse, Portugal, Pays-Bas et Allemagne. Alors que les compétences acquises avec cette formation (master de gestion) sont comparables en France et dans les cinq autres pays étudiés, la peur de ce « péril jeune » touche de plein fouet les Français, malgré ces profils « hyperemployables ».
Les entreprises françaises, « plus que leurs homologues, rechignent à les recruter et mettent en œuvre toutes les stratégies possibles pour les tester et reculer le moment de l’embauche. Forte attente sur la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle, individualistes, moins respectueux de la hiérarchie, plus créatifs, plus multitâches… Si les stéréotypes à l’égard des jeunes sont les mêmes dans tous les pays, c’est en France qu’ils jouent le plus ».
Les recruteurs français seraient-ils tout simplement méfiants vis-à-vis des jeunes ? Dans la majorité des cas, les jeunes Français décrochent un CDI après une période de chômage de sept mois. Deuxième cas de figure le plus fréquent : passer par la case chômage pendant quatre mois, puis enchaîner par un CDD avant de décrocher, enfin, un job fixe. Un long chemin parsemé d’embûches. Ce qui n’est pas le cas dans les cinq autres pays étudiés, où les diplômés accèdent généralement directement à l’emploi après un stage ou une formation en alternance. « On pourrait penser qu’un jeune passé par l’alternance est le candidat parfait. Mais les entreprises françaises utilisent davantage ce système comme une alternative aux CDD et CDI que comme une préembauche, » indique Jean Pralong.
Voilà un beau chantier en matière de culture managériale.
4 – L’angle mort de l’apprentissage pour les moins qualifiés
Derrière la montée de l’apprentissage signalé ci-dessus comme un succès incontestable, Bertrand Martinot remarque qu’elle est essentiellement due à l’enseignement supérieur, qui de plus en plus, l’utilise comme un mode de financement. Elle ne résout donc pas le problème crucial des décrocheurs car de son côté, l’alternance de niveau bac et CAP a plutôt stagné. Si l’on examine les données de 2021, on constate que les formations par apprentissage de niveau CAP représentent seulement 22 % de l’ensemble et celles de niveau Bac 15 %, contre 62% pour les Bac+2 et plus.
Cependant, le jugement de B Martinot apparaît sévère si l’on en juge par la dynamique de fin de période : l’apprentissage aux niveaux 3 (CAP) et 4 (bac) a connu une progression de 21 % en 2021 (après 14 % en 2020) et, avec 260.000 contrats, représente autant de contrats que le total d’une des années des décennies 1990 ou 2000.
Il est vrai aussi, comme l’a fait remarquer E Borne, que l’on ne peut pas tout attendre de la formation professionnelle : il faut que les secteurs en tension qui peinent à recruter des jeunes, s’attaquent plus vigoureusement à leur problème d’attractivité en améliorant salaires, horaires et conditions de travail. Un autre levier évident consisterait à élargir l’apprentissage à d’autres métiers peu investis, notamment dans le secteur sanitaire et social, dont les emplois sont très réglementés et dont les parcours sont plus longs que les voies « classiques ».
Même si l’apprentissage a beaucoup progressé ces dernières années, François Germinet, président de la commission formation de la CPU, a rappelé que nous n’avons pas, contrairement à l’Allemagne, des formations académiques universitaires couplées à une formation professionnelle et technique mettant l’accent sur l’apprentissage, facteur clé dans les mises en cohérence de l’organisation de la formation professionnelle.
Les participants n’ont pas abordé cette question mais je cherche toujours l’argument pertinent qui justifierait l’absence quasi-totale de participation du secteur public à l’apprentissage. En 2021, 698.000 contrats d’apprentissage, soit 97% du total, ont été signés par des entreprises privées. L’apprentissage reste l’exception dans le secteur public. Tous les bastions du conservatisme ne sont pas tombés…
5 – Le déficit de l’orientation
E Borne a insisté sur le décalage : si 1 million de Français ont déjà fait appel au CPF (compte personnel de formation), ils sont à peine 100.000 à avoir eu recours au CEP (Conseil en évolution professionnelle). Or, c’est bien ce dernier qui apporte une aide concrète à ceux qui sont les plus fragiles, les moins qualifiés, ceux qui travaillent dans les PME et les TPE, qui ne bénéficient pas de l’appui d’une DRH structurée ou d’une organisation syndicale installée pour réfléchir à leur parcours professionnel et s’orienter dans la jungle des dispositifs. B Martinot a justement souligné que peu de choses ont été améliorées à ce jour sur la question de l’orientation, qui se fait essentiellement au sein des établissements scolaires (et marginalement au sein des opérateurs comme Pôle emploi – et l’APEC pour les jeunes diplômés), alors que les régions n’y prennent pas part.
De même, de nombreuses formations dont on sait qu’elles conduisent tout droit au chômage continuent à dilapider les fonds publics et gâcher l’avenir des jeunes, et ce dans la plus grande opacité. Une étude de l’APEC (« Baromètre 2021 de l’insertion des jeunes diplômés », Association professionnelle pour l’emploi des cadres, mai 2021) montre qu’en 2021, seulement 57 % des derniers diplômés universitaires promus en lettres, langues et arts étaient en emploi, douze mois après l’obtention de leur diplôme. Si l’on compare aux diplômés en sciences technologiques, pour lesquels cette proportion est de 78 %, c’est un déficit de plus de 20 points qui handicape les diplômés dans ces matières, compromettant clairement leur avenir professionnel. Mais qui le sait vraiment, qui le dit, qui communique ou non ces chiffres clés à l’heure de prendre la décision d’orientation ?
L’ancienne ministre du Travail Muriel Pénicaud avait beaucoup vanté l’appli mobile Mon compte formation, permettant de connaître les taux d’accès à l’emploi de chaque formation agréée simplement sur son smartphone… Les données transparentes se font attendre… Elles doivent être mises à disposition au plus vite et alimenter également le portail Affelnet et la plateforme Parcoursup pur guider les choix des élèves et étudiants.
Ce déficit d’orientation est aussi qualitatif : les actions d’orientation ne font pas toujours l’effort d’approfondir les envies, les motivations des jeunes. Proposer pour seule perspective aux jeunes de se trouver un « débouché », ce mot atroce, c’est reconnaître qu’ils finiront par se vider de leurs illusions comme une baignoire de son eau sale. A ce titre, Jean-Raymond Masson rappelle judicieusement dans Metis, les mises en garde du CEDEFOP[11] et de l’OCDE vis-à-vis de formes d’apprentissage destinées uniquement à l’adaptation à l’emploi[12].
Par ailleurs l’anxiété vis-à-vis de l’avenir est forte et n’épargne plus les diplômés. A la sortie de la crise sanitaire, en mars 2022, JobTeaser a interrogé plus de 1.300 étudiants et jeunes diplômés français afin de connaître leur situation, leur ressenti et leurs attentes vis-à-vis d’un monde du travail en pleine évolution. Après deux ans de crise sanitaire, quelles conséquences peut-on observer pour les étudiants et jeunes diplômés ? Plus d’un étudiant sur 2 craint de ne pas trouver d’emploi à la suite de ses études.
Le déficit de l’orientation est l’un des principaux responsables des « pertes en ligne » que subit notre outil de formation « tout au long de la vie » : comme le souligne Myriam El Khomri, un Français sur 8 se dit favorable à suivre une formation professionnelle, mais seulement 3 sur 8 la suivra et seuls 15% d’entre eux la réussiront…
6 – L’insuffisante mobilisation concertée du CPF
Le CPF présente un avantage formidable : il redonne la main à chacun, comme l’a souligné E Borne, ajoutant que « les Français s’en saisissent au-delà de nos espérances » (près de 2 millions de formations ont été financées au titre du CPF en 2021). Répondant aux remarques facétieuses de Marc Landré sur le contenu des formations les plus populaires (permis de conduire, développement personnel…) et sur la multiplication des officines douteuses qui inondent votre boîte courriel et vocale de propositions de formation farfelues, la Ministre a affirmé qu’un effort de « nettoyage » de la liste des formations du répertoire spécifique était en cours et qu’un travail de contrôle des certifications allait être mené. Mais au-delà, l’enjeu est désormais de « cibler la mobilisation du CPF sur l’amélioration des parcours professionnel ». Cela nécessite un dialogue équilibré et construit entre DRH et salariés et la volonté de construire des ponts avec la politique RSE (voir : « La formation professionnelle, levier de la RSE »). Nous en sommes encore loin.
Comme l’a déploré Claire Pascal, directrice générale de Comundi et vice-présidente des Acteurs de la compétence (ex Fédération de la formation professionnelle), « la formation en entreprise reste un angle mort » et « le CPF a été déployé comme un pur outil individuel, en opposition à la logique de co-investissement ».
7 – La complexité croissante des dispositifs
A force de réformes successives plus ou moins bien préparées, qui s’enclenchent en moyenne tous les quatre à cinq ans, avant que les acteurs n’aient pu digérer la précédente, la complexité de la tuyauterie devient de moins en moins maîtrisable pour les non spécialistes. François Moulinier, directeur général de l’Institut de soudure l’a constaté : « aujourd’hui, les entreprises sont perdues face à la formation, et digèrent tout juste les différentes réformes ». Malgré cette complexité croissante, les acteurs doivent être très réactifs. Et il ne faut pas avoir l’œil seulement sur les métiers du numérique et autres activités à la pointe des technologies car ce sont tous les métiers qui mutent, qui se transforment. « Le bac pro soudeur, qui avait disparu, a été réhabilité il y a trois ans, » précise François Moulinier. « Et la réforme de la formation nous permet de structurer la filière en formation initiale et continue et en alternance ».
Sur ce point, nous avons peu progressé depuis les constats établis dans le rapport de Terra Nova, « Entrer et rester dans l’emploi : Un levier de compétitivité, un enjeu citoyen » en juin 2014 (voir : « 6 champs de progrès pour une employabilité socialement responsable »).
Conclusion (provisoire…)
Pour Marc-François Mignot Mahon, CEO de Galileo Global Éducation, la France est le pays de l’OCDE qui emploie le moins ses jeunes à la sortie de leur formation. Il propose de mettre en place un véritable New Deal avec nos jeunes pour résoudre le problème du chômage, sous la forme d’un dispositif universel donnant à chacun un droit à l’emploi et à la formation. Ces sept travaux d’Hercule pourraient en faire partie.
La réorientation de l’effort de formation est d’autant plus indispensable que celle-ci apparaît toujours plus comme la protection majeure contre le chômage. Les difficultés d’insertion sur le marché du travail ont varié très différemment selon le diplôme au cours des 35 dernières années. Les diplômés du supérieur sortis d’études depuis 1 à 4 ans ont connu un chômage accru dans les années 1990, mais restent peu affectés par les aléas économiques. À l’inverse, les peu ou pas diplômés sont près de cinq fois plus souvent au chômage que les diplômés du supérieur depuis la crise de 2008, contre trois fois plus au milieu des années 1990. En 2020, 48 % d’entre eux sont au chômage[13].
Les douze travaux d’Hercule étaient des exploits réputés irréalisables. Les sept obstacles relevés ici sont à la portée d’un réformateur exigeant, sans même avoir besoin, comme Hercule, d’être immortel, doté d’une force surhumaine, insensible au vieillissement, à la fatigue et à la maladie. « Les jeunes générations nous surprennent parfois. Sachons leur faire confiance pour conserver à la vie sa valeur suprême, » disait Simone Veil à la tribune de l’Assemblée nationale[14]. C’est ce que je souhaite à nos jeunes, alors que le second quinquennat – qu’on espère aussi réformateur sur la formation professionnelle que le premier – est déjà bien entamé…
Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE
Pour aller plus loin :
Référence : “Former nos 18-35 ans aux métiers d’avenir”, Matinée d’échanges de l’Institut Montaigne et de Terra Nova à l’Assemblée nationale, 18 octobre 2021. A propos de cette matinée, Jean-Raymond Masson a publié dans Metis un article intéressant, plus critique que le mien : « Jeunes en difficulté : comment les former et accompagner ? »
Olivier Faron, administrateur général du Conservatoire national des Arts et Métiers et Marc-François Mignot Mahon, Président de Galileo Global Education, « Agir pour la réussite des jeunes en difficulté, dans leurs territoires », Note Terra Nova, 21 avril 2021
Cet article est une version augmentée d’une publication préliminaire dans Entreprise & Carrières (N° 1561) : « Formation professionnelle des jeunes : encore un effort ! »
Déclaration d’intérêt : l’auteur de cet article est responsable (à titre bénévole) du pôle « Entreprises, Travail & Emploi » de Terra Nova.
Crédit image : « Les quatre évangélistes » par Jan Hermansz Van Bijlert (1597 – 1671), peintre Hollandais (Utrecht), Huile sur toile, vers 1625 à 1630, Musée des Beaux-Arts de Quimper. J’aime cette représentation des évangélistes sous le visage de gens du peuple ; cet appétit d’apprendre que manifeste le plus jeune des personnages. Van Bijlert apprend, lui aussi : revenant de Rome à l’époque de cette œuvre, il y dépose l’influence du Caravage.
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[1] « RSE : la troisième édition du forum de Giverny fait le plein d’idées et de propositions », Le Journal du Grand Paris, 5 septembre 2021
[2] Voir : « Réforme de la formation professionnelle : révolution de papier ? »
[3] Vœux du président de la République aux Français pour 2018
[4] François Germinet est aussi président de CY Cergy-Pontoise et a conduit une mission pour promouvoir la formation continue dans les universités, confiée par la ministre de l’Education nationale en mars 2015.
[5] Emmanuel Macron, « Révolution », XO Editions, novembre 2016 ; Programme électoral de 2017
[6] Aujourd’hui consultante, elle est aussi l’auteure en 2019 d’un rapport sur les métiers liés au grand âge
[7] Voir : Gilmar Sequeira Martins, « Contrat engagement jeunes : un focus particulier sur les plus éloignés de l’emploi », Info-Social RH, 17 mars 2022
[8] Ex. délégué général à l’emploi et à la formation professionnelle de septembre 2008 à 2012
[9] L’Express du 13 janvier 2022
[10] Caroline Beyer, « Les entreprises françaises se méfient des jeunes », Le Figaro, 20 juillet 2019
[11] Cedefop : Centre européen pour le développement de la formation professionnelle ; European Center for the Development of Vocational Taining), basé à Thessalonique en Grèce
[12] Voir : Jean-Raymond Masson, « L’apprentissage à la croisée des chemins partout en Europe », Metis, avril 2021
[13] Insee, « France, Portrait social, édition 2021 », novembre 2021
[14] Simone Veil, discours à l’Assemblée nationale en 1974 au moment de la discussion sur la loi sur l’IVG, citée dans La Croix, 14 août 2020