Malgré la volonté farouche des adolescents de s’extraire de leur milieu social d’origine, il y a quelque chose de touchant dans les livres de Nicolas Mathieu sur la transmission et l’héritage

Nicolas Mathieu et le travail : un romancier socialement responsable

Le film « Leurs enfants après eux » connaît actuellement un joli succès au cinéma. Mais c’est du livre éponyme dont il est tiré, écrit par Nicolas Mathieu, publié chez Actes Sud en 2018, dont je veux vous parler. Ce livre est une pépite, lumineuse et envoûtante, qui nous parle de nous, du travail et des failles de notre société, avec une justesse peu commune.

Avec les livres, c’est comme avec les gens : il y a des rencontres qui vous marquent. « Leurs enfants après eux » a rassemblé plus de 700.000 lecteurs en France et a été traduit dans une vingtaine de langues[1]. Cela me désole de penser qu’il y a donc plus de 67 millions de personnes dans notre beau pays, qui n’ont pas encore croisé ce roman. Quel gâchis !

Mon ambition est de vous montrer au travers d’une quinzaine de « photos-flash » comment Nicolas Mathieu développe une approche socialement responsable du métier de romancier, en mettant le travail au cœur de son analyse sociale et en affrontant par la face nord la question de l’émancipation par le travail. En espérant que ces instantanés vous donnent envie de plonger dans ce roman magnifique.

 

L’enfermement des destins et des territoires

Nous sommes les deux pieds enfoncés dans la glaise de l’Est de la France. Nicolas Mathieu nous raconte l’histoire d’Antony, un adolescent de 14 ans, fils d’un mécanicien, durant quatre étés qui s’étalent de 1992 à 1998. Et la question qu’il instille immédiatement dans notre esprit est la suivante : va-t-il réussir à s’extraire de sa condition, de sa vallée oppressante, de cet étouffement social ? « Une vallée perdue quelque part dans l’Est, des hauts-fourneaux qui ne brûlent plus, un lac, un après-midi de canicule (…) ; le roman d’une vallée, d’une époque, de l’adolescence, le récit politique d’une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde qui meurt (…) dans cette France de l’entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse et des ZAC bétonnées. La France du Picon et de Johnny Hallyday, des fêtes foraines et d’Intervilles, des hommes usés au travail et des amoureuses fanées à vingt ans. Un pays loin des comptoirs de la mondialisation, pris entre la nostalgie et le déclin, la décence et la rage »[2].

Malgré cet enfermement des destins, malgré la volonté farouche des adolescents de s’extraire de leur milieu social d’origine, il y a quelque chose de touchant dans les livres de Nicolas Mathieu sur la transmission et l’héritage, sur les rêves échoués dans la banalité des désirs. On sent la piqure des regrets, qui sourd dans la langueur des jours et des sentiments tenus en lisière.

 

L’accès au bonheur, à une portée de carburant

Quelques mois avant le déclenchement des Gilets jaunes (novembre 2018), c’était mieux qu’une analyse sociologique : « Ici, la vie était une affaire de trajets. On allait au bahut, chez ses potes, en ville, à la plage, fumer un pet’ derrière la piscine, retrouver quelqu’un dans le petit parc. On rentrait, on repartait, pareil pour les adultes. (…) Chaque désir induisait une distance, chaque plaisir nécessitait du carburant. À force, on en venait à penser comme une carte routière. Les souvenirs étaient forcément géographiques »[3]. Ce carburant salvateur, c’est l’accès au boulot, mais aussi aux loisirs, thème sur lequel Nicolas Mathieu est revenu dans une interview : « Au tout début de la crise des gilets jaunes, j’ai entendu : ‘c’est dur pour tout le monde, les gens n’ont même plus les moyens d’avoir des loisirs’. Les loisirs c’est ce qui fait qu’une vie vaut le coup d’être vécue quand tu as un boulot où tu n’es pas épanoui »[4].

 

Un monde industriel qui se meurt

Ce qui fait la beauté et l’intérêt de ce roman, c’est le contraste entre d’un côté la désespérance mélancolique des territoires condamnés par la mondialisation, des destins familiaux collés à leur condition avec de l’autre côté l’énergie solaire, éclatante et juvénile, la vitalité, l’appétit de vivre des personnages.

L’Est de la France, c’est l’anéantissement de la sidérurgie et de la métallurgie lourde, qui ont fait les splendeurs passées et la puissance industrielle du territoire. « Le haut-fourneau dressait sa carcasse résonnante dans un frémissement de chaleur. Tout autour proliférait une jungle de rouille, un dévalement de tuyauteries, de briques, de boulonnage et de treillis d’acier, tout un fatras d’escaliers et de coursives, de tuyaux et d’échelles, de hangars et de cabines désertées »[5].

En 2014 déjà, son roman noir, « Aux animaux la guerre », inspiré de son expérience professionnelle dans le bâtiment, publié lui aussi chez Actes Sud faisait le récit d’une fermeture d’un site industriel dans les Vosges et attaquait déjà ces « consultants parisiens aux chaussures pointues, » qui viennent réciter « leur doctrine néolibérale face à des ouvriers promis au chômage et au déclassement ». Dans “Leurs enfants après eux”, il parle d’une « lutte des classes de basse intensité ». Et il n’esquive pas le conflit : « La question, c’est comment on organise la conflictualité. La confrontation me semble être le cours habituel des choses »[6].

Nicolas Mathieu a l’art du kairos : il arrive au bon moment. « Leurs enfants après eux » anticipaient la révolte des Gilets jaunes et son roman suivant, « Connemara » (Actes Sud, 2022) faisait écho à l’affaire McKinsey[7]. Car si le monde ouvrier est en convulsions, le monde du tertiaire ne va guère mieux. L’auteur l’explique dans une interview : « Quand on essaie comme moi de faire une littérature qui parle du monde tel qu’il est et que nos intuitions se retrouvent corroborées par l’actualité, on se dit qu’on a visé juste et que nos antennes ne sont pas cassées ! (…) Ce qui m’intéressait quand j’ai écrit Connemara [NdA : Actes Sud, 2022], c’est de montrer la communauté de pensée qui existe entre les décideurs publics et le privé, avec de l’évaluation partout, des chiffres, des tableaux Excel, des objectifs… Le règne du nombre, pour faire vite »[8].

Le débouché ultime de ce règne du nombre, c’est l’approche productiviste de la mise en œuvre de l’intelligence artificielle, qui selon Nicolas Mathieu, sonne la revanche des cols bleus : « Ça va être marrant car avec l’intelligence artificielle, il va arriver aux travailleurs de la matière grise ce qui est arrivé aux cols bleus. Ils vont devenir obsolètes. Je le dis de manière provocante. L’IA est dite générative. Va-t-on empêcher qu’elle se substitue à nous ? Les gens disent que ce sera un outil supplémentaire mais rien ne dit que l’outil ne l’emportera pas sur son utilisateur. Ce sont des questions que l’on se pose depuis Heidegger »[9].

 

L’abandon des classes populaires

Cet affaissement sans issue du monde industriel mais aussi des collectifs ouvriers est la toile de fond du roman. Nicolas Mathieu y revient dans une interview fin 2019 : « Quand on ne croit plus en Dieu ni au grand soir, qu’est-ce qui reste aux classes populaires ? Cette civilisation de la sédation : la console, le pétard, Netflix, et peut-être un jour le revenu universel. Et voilà. On leur donne les moyens de tenir en dépit de vie privée d’horizon, d’espérance majuscule. Quand le projet de revenu universel a été mis sur la table pendant la campagne présidentielle, j’ai vraiment trouvé que c’était un projet d’abandon programmé. Ça revient à dire : ‘pour eux, c’est plié, ils sont à la remorque pour de bon. Alors maintenant : du pain et des jeux !’ Ce n’est pas une manière de resserrer le peloton à mon sens »[10].

Birthday party in the parish garden par Nikolai Astrup

À la faveur de la campagne présidentielle de 2022 il est devenu un porte-voix. Le 13 février 2022 sur France 5, il a marqué l’opinion dans l’émission C-politique en pointant la gauche qui ne s’adresse plus, depuis longtemps, au monde d’où il vient. « C’est bien qu’il y ait une gauche hypokhâgne, lyrique, érudite, ouverte sur le monde, mais c’est bien aussi qu’il y ait une gauche ‘bac pro’, qui s’intéresse aux gens qui bossent dans les entrepôts, aux infirmières, aux gens qui conduisent des camions, des camionnettes, dans les petites villes… Ces intérêts-là méritent d’être portés, défendus. Ces modes de vie là méritent d’être défendus. Il y a une France des barbecues, oui. Et elle a le droit d’exister et de se faire représenter »[11]. Ces vies minuscules, âpres, ces destins ordinaires dont nous parlent ses romans sont dignes d’être exprimés : « Les gens ont souvent l’impression que leur vie ne mérite pas d’être racontée, alors que c’est passionnant : la tragédie d’être au monde nous concerne tous »[12].

 

Le déterminisme social et l’envie d’émancipation

« Le moment où je suis devenu écrivain, » explique Nicolas Mathieu dans une interview à Sciences Po en octobre 2019 , « c’est lorsque j’ai cessé d’écrire pour marquer la distance avec mon milieu d’origine et quand j’ai commencé à écrire pour en parler, pour parler de ce que je connaissais ». Dès le début du roman « Leurs enfants après eux », on sent l’envie d’ailleurs, la quête d’une échappée belle : « Il se sentait de moins en moins copain avec les manières de sa famille. Les siens, il les trouvait finalement bien petits, par leur taille, leur situation, leurs espoirs, leurs malheurs même, répandus et conjoncturels. Chez eux, on était licencié, divorcé, cocu ou cancéreux. On était normal en somme, et tout ce qui existait en dehors passait pour relativement inadmissible. Les familles poussaient comme ça, sur de grandes dalles de colère, des souterrains de peines agglomérées qui, sous l’effet du pastis, pouvaient remonter d’un seul coup en plein banquet ».

Cette justesse d’observation est le fruit du mûrissement de son expérience par l’auteur. « Dans les années 1980, j’ai été élevé dans la queue de comète des Trente Glorieuses pensant que chaque génération ferait mieux que la précédente, ça allait de soi. Cette certitude s’est brisée dans les années 1990. Aujourd’hui, dans les classes populaires et la France périphérique, les gens ont le sentiment que ce qu’ils peuvent faire de mieux, c’est sauver les meubles. Ils sentent bien que pour eux, l’avenir s’annonce tendu. Et puis cette colère s’explique aussi par un immense sentiment de frustration et de dépit, l’impression que toutes les améliorations, les gains de productivité, l’enrichissement se sont faits sur leur dos et au profit d’autres qu’eux. À cela s’ajoute enfin une défiance radicale face à tous les corps intermédiaires et toutes les instances représentatives »[13].

 

L’extrême pesanteur des hiérarchies sociales

Aux yeux de Nicolas Mathieu, la relégation sociale est érigée en système, comme en témoigne cet extrait de « Leurs enfants après eux » : « Le mérite ne s’opposait pas aux lois de la naissance et du sang, comme l’avaient rêvé des juristes, des penseurs, les diables de 89, ou les hussards noirs de la République. Il recouvrait en fait une immense opération de tri, une extraordinaire puissance d’agglomération, un projet de plâtrage continuel des hiérarchies en place ».

Ses romans sont traversés par la question du pouvoir, comme il le dira dans une interview : « Le livre [Connemara] décrit comment s’articulent des rapports humains et il n’y a pas de rapports humains sans rapports de force. Toujours se jouent des questions, même microscopiques, de pouvoir. Comment l’économie passe dans les corps, c’est politique ; le désir même est toujours politique parce que fixé sur des objets qui sont composites. On ne désire pas une âme, on désire à la fois une condition sociale, des vêtements, tout un paysage plié dans la personne, comme dirait Proust… »[14].

 

Un statut social inaccessible

Mais dans « Leurs enfants après eux », on comprend vite que ce monde désiré, cette aisance convoitée, qui n’est pas que financière, n’est pas accessible à tous. « A maints détails, comme ce bracelet, la manière dont telle se tenait, ses cheveux intacts, la qualité de sa peau, il devinait à travers elle un monde refermé et coquet. Il s’en faisait une idée confuse, envieuse, des maisons l’été, des photos de famille, un livre ouvert sur un transat, un grand chien sous un cerisier, le genre de bonheur clean qu’il voyait dans les magazines chez le dentiste. Cette meuf était imprenable ».

La pesanteur de cette assignation à résidence est la raison même du titre du roman, comme l’a expliqué son auteur dans un entretien : « Cette phrase empruntée à la Bible, ‘Et leurs enfants après eux’, montre bien que la reproduction sociale n’est pas un phénomène récent, qu’elle est la règle des sociétés humaines de tout temps. Cette référence rattachait aussi mes héros à des personnages antiques : j’aime l’idée de rattacher mes personnages, ces gens modestes, à une mythologie, à des héros antiques, j’aime montrer ce que leur vie minuscule a de grand »[15].

 

La crise de la masculinité

La crise sociale se mêle à un désarroi masculin, un thème très présent dans les livres de Nicolas Mathieu. Dans ses romans, les filles réussissent mieux que les garçons. « Toutes ces femmes ou presque avaient connu des grossesses multiples, des époux licenciés, dépressifs, des violents, des machos, des chômeurs, des humiliés compulsifs. A table, au bistrot, au lit, avec leur tête d’enterrement, leurs grosses mains, leurs cœurs broyés, ces hommes avaient emmerdé le monde des années durant. Inconsolables depuis que leurs fameuses usines avait fermé, que les hauts fourneaux s’étaient tus. (…) Tout ce temps, les femmes avaient tenu, endurantes et malmenées »[16].

C’est un thème sur lequel il est largement revenu dans son roman suivant : « En le regardant se débattre, elle se disait ouais, les mecs de son espèce n’ont pas de répit, soumis au travail, paumés dans leurs familles recomposées, sans même assez de thune pour se faire plaisir, devenus les cons du monde entier, avec leur goût du foot, des grosses bagnoles et des gros culs. Après des siècles de règne relatif, ces pauvres types semblaient bien gênés aux entournures tout à coup dans ce monde qu’ils avaient jadis cru taillé à leur mesure. Leur nombre ne faisait rien à l’affaire. Ils se sentaient acculés, passés de mode, foncièrement inadéquats, insultés par l’époque. Des hommes élevés comme des hommes, basiques et fêlés, une survivance au fond »[17].

 

Le travail contraint

Le travail, lui aussi, est enserré dans une gangue collante, comme exprimé par cet extrait de « Leurs enfants après eux » : « Il avait vite compris que la hiérarchie au travail ne dépendait pas seulement des compétences, de l’ancienneté ou des diplômes. (…) Il se trouvait tout un imbroglio de règles tacites, de méthodes coercitives héritées des colonies, de classements apparemment naturels, de violences instituées qui garantissaient la discipline et l’échelonnement des humiliés ».

Nicolas Mathieu a d’ailleurs souvent exprimé son intérêt pour la diversité des environnements de travail : « L’univers du travail, c’est un truc qui me passionne. J’adore regarder les films qui en parlent, les documentaires, comprendre comment marche le travail, comment les gens font avec leurs collègues, leurs outils, leurs clients… C’est une partie majeure de nos existences, et qui, je trouve, n’est pas toujours représentée. Dans mes bouquins, d’une certaine manière, je l’évoque toujours. Dans le premier, j’évoquais le travail à l’usine et les comités d’entreprise… Et pour Connemara, il y avait une vieille envie d’aller plus loin, de parler des open-space, du consulting et d’un règne que des millions et des millions de salariés subissent, celui du PowerPoint et des slides grosso modo. (…) Les deux mots Powerpoint et open space peuvent être très significatifs pour un certain type de travail : les services, le tertiaire etc. Mais on pourrait aussi beaucoup parler du travail sur les chaînes de logistique, du travail du care… Il y a énormément de façons de qualifier le travail d’aujourd’hui. Mais avec Connemara, il y a un certain type de logique dont j’ai voulu montrer les fonctionnements et aussi m’amuser : celui des philosophies managériales, du consulting, du public management… Des manières de voir et d’envisager le monde qui sont arrivées jusqu’au sommet de l’État »[18].

 

La souffrance au travail et la désaffiliation

Le regard posé par Nicolas Mathieu sur le monde du travail exclut toute illusion, comme l’illustre ce passage de « Leurs enfants après eux » : « Voilà que tout le monde se retrouvait plus ou moins larbin, à présent. La silicose et le coup de grisou ne faisaient plus partie des risques du métier. On mourait maintenant à feu doux, d’humiliation, de servitudes minuscules, d’être mesquinement surveillé à chaque stade de sa journée ; et de l’amiante aussi. Depuis que les usines avaient mis la clé sous la porte, les travailleurs n’étaient plus que du confetti. Foin des masses et des collectifs. L’heure, désormais, était à l’individu, à l’intérimaire, à l’isolat ».

Là encore, l’auteur rapporte ses expériences personnelles et a très bien perçu l’ambivalence du travail et sa centralité. « J’ai forcément un regard critique sur les objets que je touche. Mais moi-même, j’étais content quand je travaillais (avant de devenir écrivain, ndlr), j’ai eu de grandes souffrances et de grands bonheurs au travail, les deux… C’est un lieu de sociabilisation très fort. C’est pour cela que, bien qu’étant de gauche, je n’ai jamais cru au revenu universel par exemple. Parce que je pense que les gens ont besoin du travail, ça structure leur identité, leur rapport au monde… Je pense que c’est encore important de travailler. Je ne crois pas du tout à la fin du travail »[19].

C’est sa complexité et celle de ses personnages, impliqués à la fois dans la transmission intergénérationnelle mais aussi dans la mélancolie d’un monde qui s’efface, du temps qui passe et des illusions qui se perdent. « Je trouve que ce qui est beau dans nos vies, c’est qu’on accède à une conscience de ce qu’est le temps qui passe, de ce qu’est l’usure, de ce qu’est la perte. Pour moi, la littérature doit faire le travail exact inverse de la communication ou de la publicité. Elle n’est pas là pour ambiancer le présent et nous faire croire à un perpétuel maintenant, mais pour montrer ce que la vie nous fait, à nous, à nos corps, à nos aspirations »[20]. Ou encore : « Ce ne sont pas des littératures d’embellissement de la vie ou du monde, mais des livres qui servent à creuser le réel et en ramener tout ce que l’on peut »[21]. La littérature n’est pas là pour faire joli : Nicolas Mathieu laisse cela « aux boîtes de com’ qui font reluire le désastre contemporain »[22].

 

L’absurde déshumanisation de l’entreprise

Nicolas Mathieu n’hésite pas à brocarder les travers de l’entreprise, comme dans cet extrait de « Leurs enfants après eux » : « Dans la boîte où elle bossait depuis 25 ans, le siège avait décidé de réorganiser les fonctions administratives, fraîchement rebaptisées fonction support. Son chef l’avait donc soumise à une batterie de tests permettant de s’assurer qu’elle savait faire le boulot qu’elle faisait. Puis, un auditeur externe, un type qui portait un costume Ted lapidus, venait de Nancy et se gominait les cheveux, avait estimé que pas tellement ».

Il faut souligner que Nicolas Mathieu ne témoigne pas une appétence immodérée vis-à-vis des outils de gestion : « Le tableau Excel poursuit par d’autres moyens l’objectif du fouet. Les indicateurs visent à nous imposer un changement de comportement, » disait-il dans l’émission Livres et vous sur Public Sénat. Il développe une critique qui ressemble à ce qu’Alain Supiot dans un de ses cours au Collège de France désigne comme « la gouvernance par les nombres ». « Le règne du nombre, » dit Nicolas Mathieu, « est un sujet politique d’une gravité extrême, parce que l’action publique, si elle n’est envisagée qu’au regard du résultat et de la performance, se dévoie en grande partie »[23].

L’autre univers qui nous confronte à cette déshumanisation, c’est celui de la guerre, qu’il a placée en oriflamme dans le titre de son récit d’une restructuration industrielle (« Aux animaux la guerre », 2014) et qu’il évoque dans une interview : « La guerre nous fait renouer avec ce vieux sentiment dont parlait Deleuze au sujet de l’univers concentrationnaire, la honte d’être un homme. Comment peut-on ? Qu’ai-je en commun avec celui qui fait ça ? »[24].

 

La vanité des transformations incessantes

Nicolas Mathieu a approfondi son analyse de la déshumanisation de l’entreprise dans son roman suivant, « Connemara » (Actes Sud, 2022), qui décrit la perplexité et la grande méfiance ressenties par la France des subalternes, les exécutants poussés par la perte de sens au travail, confrontés à la frénésie managériale du changement permanent, ce que j’ai appelé les transformations moonwalk, dans lesquelles on donne l’illusion d’avancer (voir : « La crise du travail est une crise de la régulation »). Ces subalternes sont constamment rabaissés par une novlangue managériale déconnectée du terrain, qui les conduit à une société de repli.

Je choisis un extrait, page 126 : « Ces catéchismes managériaux variaient d’une année à l’autre, suivant le goût du moment et la couleur du ciel, mais les effets sur le terrain demeuraient invariables. Ainsi, selon les saisons, on se convertissait au lean management ou on s’attachait à dissocier les fonctions support, avant de les réintégrer, pour privilégier les organisations organiques ou en silos, décloisonner ou refondre, (…) calquer le fonctionnement des entités sur la démarche qualité et intensifier le reporting ou instaurer un leadership collégial. Les salariés, continuellement aux prises avec ces soudaines réinventions, ne sachant plus où ils se trouvaient ni ce qu’ils devaient faire au juste, restaient toute leur vie des incompétents chroniques, bizutables à l’envi ».

By the open door par Nikolai Astrup

Les amateurs de sociologie du travail reconnaîtront ici les thèses de Danièle Linhart, directrice de recherche au CNRS. Dans ses ouvrages « Travailler sans les autres ? » (2009) et « La Comédie humaine du travail » (2015), elle montre en quoi un néo-taylorisme s’est installé sur les décombres de l’organisation scientifique du travail, l’un et l’autre disqualifiant le métier et l’expérience. Les changements permanents, les restructurations incessantes, les mobilités systématiques, les redéfinitions des métiers, les recompositions des départements, des services, etc., se traduisent par ce qu’elle appelle « une précarisation subjective des salariés », déstabilisés dans leurs pratiques professionnelles, dans leur expérience, dans leur métier. Cette perte de repères casse leur professionnalité, c’est-à-dire les compétences acquises grâce à leur expérience, qui constitue une ressource pour les salariés, et qui en fait de vrais professionnels.

Ce rabaissement du travail, qui ravale le salarié à un destin d’exécutant, se double selon Nicolas Mathieu de la critique sur la fameuse résistance au changement et le manque de pédagogie, qui s’applique aussi bien aux réformes de l’Etat qu’aux transformations d’entreprises : « Dans ce monde prétendument éclairé, un mot revient sans cesse : ‘pédagogie’. ‘Il faut faire de la pédagogie’. Car si ceux qui ne sont pas bien dans le monde tel qu’il est insistent pour défendre leurs intérêts malgré tout, c’est uniquement parce qu’ils n’ont pas compris ! Il y a toujours ce double prisme : soit la disqualification soit la conversion. Et cette manière de ne pas considérer ces intérêts là pour ce qu’ils sont, avec leur légitimité, ça produit une espèce de refoulé politique avec des retours de flamme énormes »[25].

 

La critique des Ressources humaines

Pas sûr que la RH soit facteur d’émancipation… Voici ce qu’en dit Nicolas Mathieu dans « Leurs enfants après eux » : « Après sa licence, la jeune femme s’était spécialisée en droit du travail, cursus qui se prévalait de taux d’employabilité dignes des années 1960. C’est par là, notamment, qu’on accédait au métier relevant de la gestion des ressources humaines, secteur resté en plein essor depuis 30 ans, malgré la notable raréfaction de l’emploi qui avait caractérisé la même période ».

 

La frustration des sur-qualifiés

Dans « Leurs enfants après eux », Nicolas Mathieu aborde la question des diplômes inutiles parce que peu considérés : « Certains allaient jusqu’au bac, 80% d’une classe d’âge apparemment, et puis se retrouvaient en philo, socio, psycho, éco-gestion. (…) Ils iraient grossir cette acrimonieuse catégorie des citoyens suréduqués et sous-employés, qui comprenaient tout et ne pouvaient rien. Ils seraient déçus, en colère, progressivement émoussés dans leurs ambitions, puis se trouveraient des dérivatifs, comme la constitution d’une cave à vin ou la conversion à une religion orientale ».

 

La prise de pouvoir des managers sur les politiques

Lors d’une interview, Nicolas Mathieu explique son point de vue sur le rapport entre le monde de l’entreprise et la politique : « Ce qui m’intéresse, c’est que la gestion l’emporte sur la politique. Le devenir managérial de toute la société. À bien des égards, après la République des professeurs et celle des avocats, nous sommes aujourd’hui face à une république des managers… Les vies des décideurs, des winners, des startuppers peuvent, dès lors qu’elles ne sont plus en proie à l’urgence des objectifs, susciter un sentiment de vacuité abyssale… À cet égard, la mélancolie pourrait bien devenir une force politique »[26]. Et il précise dans un autre entretien : « Pour moi, 2017 est le point culminant de cette idéologie managériale avec des politiques qui se sont mis à utiliser les mêmes mots que les consultants, par exemple ‘disruption’. (…) Avec En marche, c’est l’avènement de la république des managers. La mainmise de l’idéologie entrepreneuriale n’a jamais été si prégnante »[27].

Le quotidien Libération relève que les personnages de Nicolas Mathieu plaisent aux soutiens d’Emmanuel Macron saison 1, celui de l’émancipation par le travail et de la lutte sans merci contre l’assignation à résidence (voir : « Le travail et l’entreprise, enjeux du duel des Présidentielles 2022 »). « Arrivés au pouvoir sur la promesse de lutter contre les « assignations à résidence », les partisans d’Emmanuel Macron trouvaient dans les personnages des romans de Nicolas Mathieu le sentiment de relégation de la France des ronds-points, les pesanteurs de la reproduction sociale. David Amiel, Jonathan Guémas, ex plume du président, Astrid Panosyan, députée et cofondatrice de En Marche, Bruno Roger-Petit, ex conseiller mémoire et Julien Denormandie en faisaient la réclame autour d’eux et publiquement »[28]. Et Nicolas Mathieu de clore le débat sur une formule assassine : « Macron et le macronisme, c’est l’assomption au plus haut niveau politique de l’idéologie managériale ».

Grand utilisateur d’Instagram, il épingle le président de la République, élu « deux fois mais sans peuple véritable pour soutenir sa politique de manager »[29]. Ainsi par exemple, à propos de l’allocution d’Emmanuel Macron d’avril 2023 : « Le “je prends bonne note de vos demandes” qui n’engage à rien. Le bilan vite brossé qui n’infléchit pas les orientations stratégiques de la boîte. Les slides abstraits et généralistes qui ne mangent pas de pain. Les déclarations d’intention vagues qui promettent du mieux sans jamais décliner de mesures pratiques », énumère-t-il. Malgré sa volonté de proposer une sortie de crise, le chef d’État n’aura finalement proposé aux Français qu’un « grave moment de bullshit œcuménique », tacle l’écrivain, pour qui ce discours et sa conclusion (« J’ai confiance en vous. J’ai confiance en nous ») étaient dignes « d’un mail de service RH après compression de la masse salariale »[30].

 

Conclusion (provisoire…)

Malgré ses réticences à se qualifier d’écrivain « engagé », Nicolas Mathieu nous montre que l’écriture, celle qui fraye avec le réel, qui rend compte du monde tel qu’il est, qui accepte de se colleter avec le travail, est une arme politique, au bon sens du terme (la vie de la cité). « Une des grandes ambitions des livres que j’essaie d’écrire, c’est de rendre le monde, » dit-il lors d’un entretien. « Il y a un effort de restitution approfondi, qui passe en partie par un rendu peut-être pas sociologique, mais dont les outils, les manières de faire sont influencés par les sciences sociales. Je ne fais pas de sociologie, mais des écrivains comme Annie Ernaux et Georges Perec, qui ont eux-mêmes été influencés par la sociologie, ont infléchi et incurvé mon regard, irrigué ma pratique »[31]. Ce regard éclaire une écriture très personnelle, très singulière, entre Flaubert pour le réalisme et Céline pour le tranchant des mots.

Et dans ces conditions, l’écriture peut faire bouger les choses : « lire des livres, en écrire, c’est composer des réseaux d’alliances et se mettre d’accord sur une certaine vision du monde. C’est fourbir des armes intellectuelles et sensibles donc, oui, ça contribue à modifier le monde. Déjà, ça nuit à la bêtise et ça n’est pas la moindre des choses »[32].

Je vous laisse avec les dernières phrases du roman. « Ces mêmes impressions de soir d’été, l’ombre des bois, le vent sur son visage, l’exacte odeur de l’air, le grain de la route familier comme la peau d’une fille. Cette empreinte que la vallée avait laissée dans sa chair. L’effroyable douceur d’appartenir ». Et maintenant, plaquez là votre ordi et courez acheter « Leurs enfants après eux »…

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises, président de
Management & RSE, Directeur de l’Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po

 

Pour aller plus loin :

Nicolas Mathieu, « Leurs enfants après eux », Actes Sud, août 2018, 432 p. (prix Goncourt 2018). Réédité en poche dans la collection Babel à l’occasion de la sortie du film pour 10 euros : vous n’avez décidément aucune excuse !

Crédit image : En haut : Summer wind and children playing, 1913, par le peintre norvégien Nikolai Astrup (1880-1928), huile sur toile, The Rasmus Meyer Collection, Kode Art Museum in Bergen, Norway.

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[1] D’après La Tribune Dimanche, 1er décembre 2024

[2] Quatrième de couverture de « Leurs enfants après eux »

[3] Nicolas Mathieu, « Leurs enfants après eux », op. cit.

[4] Interview de Nicolas Mathieu dans L’Express du 27 novembre 2019

[5] Nicolas Mathieu, « Leurs enfants après eux », op. cit.

[6] « Nicolas Mathieu : Riche en fibre sociale (Propos recueillis par Lomig Guillo) », Le Journal du Dimanche, 26 février 2023

[7] La polémique McKinsey éclate en janvier 2021 alors que le gouvernement Jean Castex a massivement recours aux services de cette entreprise afin d’élaborer la politique vaccinale contre la Covid 19 en France. Cette affaire relance également la question du poids des sociétés de conseil dans les politiques publiques du pays, qui a donné lieu à une commission d’enquête sénatoriale sur « l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques », dont le rapport a été publié le 17 mars 2022.

[8] « Nicolas Mathieu : Riche en fibre sociale », op. cit.

[9] « Nicolas Mathieu : ‘Je ne suis pas le douanier de mon travail’ », Virgule, 28 juin 2024

[10] Interview de Nicolas Mathieu dans L’Express du 27 novembre 2019

[11] Relaté par L’Express du 31 mars 2022

[12] « Nicolas Mathieu : Riche en fibre sociale », op. cit.

[13] « Nicolas Mathieu : ‘Je raffole de la littérature qui raconte le monde et produit une critique sociale’ », L’Eléphant, septembre 2019

[14] « Nicolas Mathieu “La littérature nous montre ce que la vie nous fait” », Le Figaro Madame, 11 février 2022

[15] « Nicolas Mathieu : ‘Je raffole de la littérature qui raconte le monde et produit une critique sociale’ », op. cit.

[16] Nicolas Mathieu, « Leurs enfants après eux », op. cit.

[17] « Connemara », p. 245

[18] « Nicolas Mathieu : Je voulais interroger sur ce qui fait la réussite, le bonheur », Welcome to the jungle », 2 février 2022

[19] « Nicolas Mathieu : Je voulais interroger sur ce qui fait la réussite, le bonheur », op. cit.

[20] « Nicolas Mathieu “La littérature nous montre ce que la vie nous fait” », op. cit.

[21] « Nicolas Mathieu : ‘Je raffole de la littérature qui raconte le monde et produit une critique sociale’ », op. cit.

[22] Nicolas Mathieu dans Elle, 30 novembre 2018

[23] « Nicolas Mathieu : Riche en fibre sociale », op. cit.

[24] Nicolas Mathieu dans Le Journal du Dimanche du 26 juin 2022

[25] Interview de Nicolas Mathieu dans L’Express du 27 novembre 2019

[26] Interview de Nicolas Mathieu, Le Figaro, 18 avril 2022

[27] « Nicolas Mathieu après l’affaire McKinsey : ‘En marche, c’est l’avènement de la république des managers’ », Libération, 31 mars 2022

[28] Libération du 21 octobre 2023

[29] Tribune de Nicolas Mathieu publiée sur Mediapart en date du 18 mars 2023

[30] Nicolas Mathieu compare l’allocution de Macron à un « PV de comité d’entreprise », Huffington Post, avril 2023. Nicolas Mathieu a commencé dans la vie comme rédacteur de comptes-rendus de réunion, notamment des réunions de Comités d’entreprise de 2007 à 2008, pour un cabinet de conseil, ce qui lui a permis d’assister à des heures de réunions dont l’utilité était parfois unpalpable, mais qui lui ont procuré une matière première incomparable pour ses romans.

[31] « Nicolas Mathieu “La littérature nous montre ce que la vie nous fait” », op. cit.

[32] « Nicolas Mathieu : Riche en fibre sociale », op. cit.

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