Qualité de vie au travail : un levier de transformation sociale

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Dans cette toile de Velázquez, le Christ s’entretient avec Marthe et Marie dans leur maison,
mais c’est le travail, l’activité économique, qui nous interpelle au premier plan…

[Mise à jour : 7 octobre 2016] « La vie ne m’intéresse pas assez pour que je puisse me passer d’écrire, » disait Michel Houellebecq (‘Libération’ du 2 avril 2013). Voyons en quoi l’écriture (conjointe) d’un accord national interprofessionnel (ANI) était nécessaire mais non suffisante pour façonner les contours de la qualité de vie au travail (QVT) et créer les conditions d’une transformation sociale.

Cet article poursuit la réflexion autour des innovations introduites par les approches de QVT, outil utile et prometteur pour les dirigeants comme pour les représentants du personnel et les salariés eux-mêmes. Il poursuit l’analyse de l’ANI sur la QVT de juin 2013 et les perspectives qu’il ouvre[1], entamée par un précédent article auquel je vous invite à vous référer : « Qualité de vie au travail : le vilain petit accord ? ».

Cet accord propose des leviers concrets pour

  • faire progresser les conditions de travail,
  • enrichir les pratiques RH,
  • placer le débat sur la qualité du travail au centre du dialogue social,
  • donner un nouveau souffle à la négociation d’entreprise,
  • expérimenter et innover en matière d’expression des salariés,
  • tisser des liens nouveaux avec les territoires,
  • progresser vers l’égalité professionnelle,
  • refonder le management.

Cet article a pour ambition de vous suggérer quelques pierres angulaires pour construire votre démarche QVT… et ainsi approfondir la transformation sociale de votre organisation, dans une approche de responsabilité sociale (RSE).

La carte et le territoire

L’ANI consacre l’irruption du Territoire en tant que creuset de négociation sociale. Il reconnait que la question de la conciliation des temps nécessite d’articuler les horaires de l’entreprise, les horaires et l’éloignement des lieux d’accueil des enfants, les rythmes scolaires, les moyens de transport, les capacités de logement, de restauration et les commerces. Or, « ces questions dépendent d’acteurs différents : collectivités locales, entreprises dans lesquelles travaillent les salariés, éducation nationale, entreprises qui organisent le transport, bailleurs sociaux, etc ». Cette articulation nécessite de mobiliser les acteurs du territoire : « les organisations interprofessionnelles territoriales d’employeurs et les unions territoriales des syndicats de salariés procéderont à l’identification des besoins en proposant aux différents acteurs concernés des concertations territoriales ».

L’ANI entérine ainsi un fait nouveau : la négociation sociale d’entreprise se joue des frontières de l’entreprise, problématique déjà abordée dans quelques contextes bien précis (ex : conditions de travail et statut des sous-traitants). Mais allons plus loin. Ces dernières années, les différentes négociations sur l’emploi ont fait émerger la notion de bassin d’emploi, qui apparaît comme le lieu pertinent du difficile appariement entre offre et demande de travail. L’ANI sur la QVT va dans le même sens en dessinant, sans en formuler le terme, la notion de bassin de vie. Ne désespérons pas de l’incapacité de nos politiques à concrétiser un vrai Acte III de la décentralisation : un jour, la tension entre ces deux notions majeures, lieu du travail et lieu de vie, doit nécessairement se confronter à la profonde inadaptation de notre « millefeuille administratif ».

Un autre aspect qui lui, n’est pas évoqué par l’ANI me semble majeur : le territoire est la clé d’amélioration de la qualité de vie au travail pour la moitié des salariés employés par des entreprises de moins de 50 personnes, c’est-à-dire là où il n’y a

  • ni CHSCT pour organiser un dialogue social sur la santé au travail ;
  • ni une DRH structurée pour construire une politique sociale.

En effet, la qualité de vie au travail (et en creux, la prévention des risques psychosociaux) a progressé ces dernières années sous le double effet des négociations sociales (suite notamment au plan d’urgence sur la prévention du stress professionnel d’octobre 2009) et du volontarisme des DRH dans certaines entreprises. Mais ces deux effets ont fonctionné essentiellement dans les grandes entreprises. A l’inverse, la situation progresse peu dans les PME et encore moins dans les TPE.

Les quatre millions de salariés des TPE, vivent dans un désert syndical. Fin 2012, une élection sur sigle syndical y a été organisée, sans candidat, et sans autre finalité que la simple mesure d’une audience syndicale dans un milieu où précisément la présence syndicale est quasi inexistante faute de représentants du personnel. Le résultat est à la hauteur de cette aberration : un taux de participation de 10%. Il faut permettre à ces salariés de bénéficier d’un appui syndical en généralisant des bonnes pratiques qui ont fait leurs preuves.

L’accord du 12 décembre 2001 sur le développement du dialogue social dans l’artisanat, a mis en place un dispositif innovant, les commissions paritaires régionales interprofessionnelles de l’artisanat (CPRIA). Plus récemment, l’accord du 28 septembre 2012 pour le développement du dialogue social et du paritarisme dans l’interprofession des professions libérales a poursuivi dans cette même voie. Enfin, la loi relative au dialogue social et à l’emploi du 17 août 2015 (dite loi Rebsamen) a créé, à compter du 1er juillet 2017, des commissions paritaires régionales interprofessionnelles pour animer le dialogue social entre les 4,6 millions de salariés et leurs employeurs d’entreprises de moins de 11 salariés. Ces instances seront surtout des lieux de concertation sur la formation, la gestion prévisionnelle des emplois, les conditions de travail et de santé au travail. Elles pourront, à leur demande, conseiller employeurs et salariés des TPE. Il n’est pas interdit d’espérer qu’elles se saisiront du sujet de la QVT pour aider au déploiement de bonnes pratiques au sein des TPE, mais aussi au sein des PME de moins de 50 salariés qui n’ont ni CE ni CHSCT.

Il est temps de donner chair à la notion de « dialogue social territorial », définie par le Conseil économique, social et environnemental (CESE) dans son avis publié en 2009 intitulé “Réalité et avenir du dialogue social territorial”. La carte sociale doit offrir un creuset au dialogue dans les bassins d’emploi et bassins de vie.

Plateforme pour l’égalité professionnelle

« L’intégration de l’égalité professionnelle dans la démarche de qualité de vie au travail permet d’aborder des thèmes étroitement imbriqués mais traités jusqu’alors de façon séparée, afin de les articuler de façon dynamique, » indique l’ANI. Cette intégration a été fortement poussée par le gouvernement. A tel point, par exemple, que c’est la ministre des Droits des femmes qui a animé la table ronde sur « Améliorer les conditions de travail, prévenir les risques et protéger la santé des salariés », lors de la deuxième conférence sociale (juin 2013). Du côté des syndicats et du patronat, cette intégration a créé beaucoup d’interrogations et de scepticisme, notamment parce qu’elle imposait de revoir le fonctionnement des équipes de négociation (les responsables des thèmes « conditions de travail » et « égalité professionnelle » étant amenés à travailler en forte proximité) et la stratégie de négociation.

Mais progressivement, la pertinence de cette intégration s’est imposée. Comment en effet envisager la possibilité d’une QVT sans s’attaquer à la discrimination, à l’inégalité des opportunités de promotion et de carrière ? Comment accepter l’idée que l’on pourrait tendre vers une QVT alors que la moitié des salariés seraient bloqués dans leur progression professionnelle par un plafond de verre et pénalisés par un salaire inférieur de 15% à ceux de leurs collègues à qualification et ancienneté égales ? Parmi les 10 composantes qui forment la perception de la QVT, l’ANI cite en particulier « la possibilité de concilier vie professionnelle et vie personnelle » et « le respect de l’égalité professionnelle ». C’est un progrès. Car la réalisation de soi et l’émancipation passent certainement par le travail mais aussi plus largement, par la vie personnelle, familiale, amicale, citoyenne.

Parmi les dispositions de l’ANI sur l’égalité professionnelle, j’en retiens deux qui me semblent particulièrement pertinentes et peuvent se décliner avec efficacité dans les entreprises :

  • Un indicateur de promotion sexué sera élaboré afin de suivre l’évolution des taux de promotion femmes/hommes par métier dans une même entreprise. En effet, j’ai pu observer que c’est la différentiation dans la vitesse de promotion qui crée la plus grande partie de la discrimination salariale au détriment des femmes.
  • La nécessité d’appréhender la problématique de discrimination du genre à la racine : « Les partenaires sociaux développeront, dans les branches et les entreprises, des actions visant à lutter contre les stéréotypes sexués qui font encore trop souvent obstacle à la mixité des métiers et au déroulement de carrière des femmes».

Enfin, il faut remarquer une différence importante dans les modes de déploiement de l’ANI. Pour les aspects « conditions de travail », le ministère du Travail s’en remet essentiellement aux expérimentations à mener dans les entreprises. A l’inverse, pour les aspects concernant l’égalité professionnelle, le ministère des Droits des femmes s’est engagé sans délai et avec une belle énergie dans une transposition législative ambitieuse par le biais de la loi pour l’égalité entre les hommes et les femmes.

Et attention, messieurs, l’égalité professionnelle ne concerne pas seulement les conquêtes destinées aux femmes. Le progrès réel vers l’égalité professionnelle, nous dit justement l’ANI, nécessite de « favoriser l’exercice de la parentalité par les hommes ».

La possibilité d’un nouveau Management

Il fut un temps où le management était une île. Il est aujourd’hui submergé, surexposé, sommé de résoudre toutes les contradictions entre la dureté des conditions d’une économie globalisée et les aspirations de la société à une vie douce. Son rôle essentiel dans la mise en œuvre des politiques de QVT a été consacré par le rapport Pénicaud-Lachmann-Larose « Bien-être et efficacité au travail », présenté au Premier ministre de l’époque, en février 2010. Mais les préconisations de ce rapport peinent encore aujourd’hui à trouver la lumière de la réalité (voir le rapport de Terra Nova : « Bien-être et efficacité » : pour une politique de qualité de vie au travail ).

Cette évolution vers la reconnaissance du rôle essentiel du management se poursuit. C’est d’ailleurs la première fois que le management trouve une telle place dans un ANI. Le mot ‘management’ ou ‘manager’ apparaît à 21 reprises dans l’ANI QVT, qui lui consacre un article entier (article 16). « Le rôle du management, comme celui de la direction, est primordial dans toute démarche visant à améliorer la qualité de vie au travail. Au quotidien, il organise l’activité, fait face aux difficultés rencontrées par les salariés et est un relais essentiel de la politique de l’entreprise ».

Je me félicite de cette évolution car elle prend à rebrousse-pensée la tradition culturelle et universitaire fortement ancrée en France depuis la naissance du management, qui voit en lui, très au-delà de la notion juridique de subordination, la marque de l’asservissement, de la contrainte des corps et de la sujétion des esprits. Un signe qui ne trompe pas : l’un des meilleurs ouvrages sur le management a été écrit par Gary Hamel, le célèbre consultant fondateur de Strategos, sous le titre “The Future of Management” (Harvard Business School Press, 2007). L’année suivante, la traduction française sort sous le titre ”La fin du management”… A Harvard, Hamel voulait ré-inventer le management ; à Paris, les éditions Vuibert le suppriment !

Ce n’est pas d’une hypertrophie du management dont les entreprises souffrent mais au contraire de sa relative carence dans son rôle de soutien des collaborateurs et de développement professionnel[2]. Cette carence est en partie « organisée » par le détournement de l’énergie managériale au profit du reporting, des réunions alibis, de l’alimentation de l’insatiable « machine managériale » et de la réponse à l’anxiété des dirigeants qui ne connaissent plus le travail et les travailleurs. Bref, le management souffre… du « sous-management ».

On ne doit donc plus se contenter des incantations sur le rôle irremplaçable du management : il faut passer à l’action en redéfinissant ce que l’on attend du management, en lui restituant du pouvoir d’agir et en co-construisant un nouvel équilibre entre les attentes et les moyens. C’est ce que j’appelle le management responsable. C’est aussi ce à quoi nous appelle l’ANI : « il est nécessaire que l’employeur précise le rôle du management et les moyens nécessaires mis en œuvre pour qu’il puisse exercer son rôle ».

L’un des moyens essentiels concerne le manque de formation des managers dans les domaines clé que sont la santé au travail, l’animation des collectifs humains et le dialogue social. William Dab, professeur titulaire de la chaire d’hygiène et de sécurité du CNAM, avait bien documenté ce problème dans son « rapport sur la formation des managers et ingénieurs en santé au travail», remis en juillet 2008 à Xavier Bertrand, alors ministre du Travail. Cinq ans après, l’ANI poursuit sur cette lancée en demandant « une meilleure sensibilisation et une formation adéquate des managers en matière de gestion d’équipes et de comportements managériaux » afin de « favoriser la qualité de vie au travail ».

Il faut ensuite réintégrer le travail réel dans tous les process de management, notamment le recrutement, l’évaluation, la promotion, la construction des parcours professionnels, la conduite du changement. Comme l’indique l’ANI, « l’objectif est d’aider les managers à mieux appréhender les difficultés en prenant en compte les conditions réelles d’exercice du travail, à favoriser les échanges sur le travail, à savoir mieux identifier les conditions d’une bonne coopération dans leurs équipes ».

Il faut enfin accompagner la demande d’autonomie exprimée de plus en plus fortement par les collaborateurs. Travailler, c’est mettre en jeu son énergie pour trouver les meilleures associations entre ce qui est prescrit par l’organisation (les process, les règles, les consignes, les objectifs individuels ou collectifs) et les possibilités de réponse face aux difficultés affrontées par la tâche à accomplir. Si l’organisation se désintéresse de ces difficultés, si elle ne fait qu’accroître les prescriptions, le salarié ne trouve plus les équilibres et se désengage ; l’organisation se lance dans une course effrénée au reporting pour tenter de « reprendre le contrôle ». La boucle est bouclée : le management s’éloigne inéluctablement du travail. C’est l’un des mérites de l’approche QVT d’avoir contribué à l’émergence du nécessaire repositionnement du management.

Le manager de proximité est ainsi identifié comme celui ou celle qui donnera sa consistance à la démarche QVT (voir mon article dans la revue de l’Anact : « Démarches QVT : la nécessaire refondation du rôle du manager de proximité »).

Extension du domaine des TIC

Dans leur rapport de la DGT et du CAS sur « l’impact des TIC sur les conditions de travail », Tristan Klein et Daniel Ratier mettaient justement en évidence cinq risques liés aux TIC (technologies de l’information et de la communication) en situation de travail[3] :

  • une augmentation du rythme et de l’intensité du travail ;
  • un renforcement du contrôle de l’activité pouvant réduire l’autonomie des salariés ;
  • un affaiblissement des relations interpersonnelles et/ou des collectifs de travail ;
  • le brouillage des frontières spatiales et temporelles entre travail et hors-travail ;
  • une surcharge informationnelle.

L’ANI en tire les conséquences. Constatant que l’usage croissant des TIC apporte des progrès mais est aussi de nature à « estomper la frontière entre le lieu de travail et le domicile, d’une part, entre le temps de travail et le temps consacré à la vie personnelle, d’autre part », voire à « conduire à l’isolement des salariés sur leur lieu de travail », l’ANI préconise un débat sur ces questions dans les entreprises, suivi par des formations, des actions de sensibilisation et des actions concrètes (ex : « institution de temps de déconnexion, comme cela se pratique déjà dans certaines entreprises », une mesure qui connaîtra un bel avenir).

L’accent mis sur les besoins de formation me semble justifié. Je constate en effet que les TIC en entreprise contribuent à creuser la « fracture numérique » plutôt que de la réduire. Sylvie Brunet, rapporteuse de l’avis du CESE sur « La prévention des risques psychosociaux » (mai 2013) avait relevé, à la suite du rapport cité ci-dessus le fait que « l’effort de formation continue des entreprises concernant les TIC a singulièrement fléchi depuis les années 2000 alors même que les entreprises ont continué à investir dans leurs systèmes informatiques »[4].

On ne boudera pas notre plaisir sur un aspect plus anecdotique : avec cet ANI, le mot « smartphone » entre dans la littérature conventionnelle. Il aura mis beaucoup moins de temps à trouver sa voie que son prédécesseur, le mot « internet ». C’est ce que le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa appelle l’Accélération[5] !

Les particules d’expression des salariés

L’ANI tente de trouver la voie pour ranimer l’expression directe des salariés, organisée par l’une des lois Auroux de 1982 mais restée pour l’essentiel à l’état inerte. Il tire la leçon de cet échec. Les syndicats reconnaissent la nécessité de ménager des voies d’expression directe pour les salariés. Ils consentent ainsi à se dessaisir du monopole de représentation qu’ils exercent directement et indirectement par l’intermédiaire des IRP. C’est une évolution à la fois nécessaire et courageuse, qui va dans le sens des évolutions sociétales et illustre la nécessité d’ouvrir les lieux d’expression. Je suis convaincu que l’expérience leur montrera que cette expression directe des salariés constitue un moteur pour le dialogue social et non une voie concurrente.

L’ANI sur la QVT complète les avancées matérialisées par le précédent ANI, celui du 11 janvier 2013 sur la sécurisation de l’emploi, qui initiait la présence de représentants des salariés dans les Conseils d’administration des grandes entreprises. Remettre le travail au cœur des processus de l’entreprise, c’est organiser la rencontre entre les remontées de l’expression du terrain et une gouvernance plus concertée par les dirigeants. Reste à bien articuler cette rencontre dans chacune des entreprises concernées…

De leur côté, les employeurs qui ressentent une forte réticence vis à vis de la parole non encadrée depuis la fièvre autogestionnaire des années 70 ont accepté une prise de risque à l’occasion de l’ANI sur la QVT. Ils y ont également vu un intérêt : « Les entreprises développeront des initiatives favorisant l’expression directe des salariés sur leur travail, (…) dont les restitutions peuvent fournir à l’employeur des éléments de réflexion sur, d’une part, d’éventuelles évolutions de l’organisation du travail tournée vers davantage d’autonomie et, d’autre part, sur le rôle et les moyens du management ».

D’après l’enquête « Qualité de vie au travail » du CSA publiée en octobre 2013, seuls 18% des salariés déclarent bénéficier régulièrement des échanges sur leur travail, et sur les moyens de réaliser un travail de qualité[6]. Mais cette minorité attribue une note moyenne à la qualité de vie au travail dans leur entreprise de 7,5 alors que cette appréciation chute à 6,6 pour ceux qui n’en bénéficient qu’occasionnellement et s’effondre à 5,7 pour les 27% qui n’en bénéficient jamais.

Cela montre que l’expression directe des salariés est un levier essentiel pour la QVT. Pour autant, elle doit être engagée avec vigilance pour éviter de répéter les errements du passé. A la lumière de l’ANI, j’ai essayé de dégager les facteurs clés de succès de cette démarche, que vous pouvez consulter ici : « L’expression des salariés au travail : 7 bonnes pratiques pour réussir ».

Interventions publiques

L’ANI et ses suites posent la question des modalités de l’action publique. Comme on l’a vu plus haut, les aspects concernant les conditions de travail sont pour l’essentiel laissés à l’initiative des partenaires sociaux dans les entreprises, incités à conduire des expérimentations. A l’inverse, les aspects concernant l’égalité professionnelle sont poussés vigoureusement, avec la volonté d’actionner tous les leviers possibles.

A titre d’exemple, la loi pour l’égalité entre les hommes et les femmes du 4 août 2014 a introduit « pour la première fois la possibilité de prendre en compte, parmi les cas d’interdiction de soumissionner aux marchés publics, les condamnations pour des motifs liés à la discrimination et le non-respect des dispositions prévues par le code du travail en matière d’égalité professionnelle ». Elle dispose également que les entités adjudicatrices peuvent tenir compte « des conditions dans lesquelles les candidats favorisent la mixité dans les métiers et l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes ». Voilà un levier innovant, peu usité auparavant par les politiques publiques.

Du côté des conditions de travail, on se souvient du fiasco des feux rouge du professeur Darcos, éphémère ministre du Travail, qui avait courageusement prévenu en 2009 que les entreprises qui ne se conformeraient pas aux obligations de prévention des risques psychosociaux énoncées par le plan d’urgence seraient publiquement désignées à la connaissance du public. On sait ce qu’il advint : la liste rouge publiée sur le site internet du ministère le 18 février 2010 fut retirée après quelques heures, suites aux protestations du patronat. Certes, cette acclimatation française du principe anglo-saxon du « name and shame » (« sanction d’image »), avec une série de trois listes (verte pour les entreprises conformes, orange pour celles en transition et rouge pour celles qui n’avaient pas entamé la démarche) était trop schématique et ne permettait pas d’apprécier la réalité des démarches des entreprises. Mais ce type de dispositif avait l’avantage de proposer une troisième voie — entre la simple incitation et la contrainte réglementaire – et de s’appuyer sur un levier efficace, le risque de réputation.

Il a montré des résultats en Allemagne et surtout aux Etats-Unis, notamment sur les troubles musculo-squelettiques. L’Osha (agence gouvernementale américaine chargée de la santé et de la sécurité au travail) publie de telles listes sur son site depuis une dizaine d’années. Ces informations sont très utilisées par les candidats, et les DRH sont soucieux d’y bien figurer pour attirer les talents.

Du côté du ministère du Travail, cet échec a garanti, sans doute pour longtemps, l’enterrement du « name and shame » dans les profondeurs insondables des modalités de l’intervention publique. Le ministère des Droits des femmes lui, continue à chercher, à inventer. Le 17 octobre 2013, Najat Vallaud-Belkacem, dévoilait sur le site internet du ministère, un palmarès inédit, qui distingue les entreprises du SBF 120 selon la place qu’elles donnent aux femmes dans leurs instances dirigeantes et cela selon huit critères (part des femmes dans les Conseils mais aussi dans le Comex, existence d’un club ou réseau de femmes, etc)[7]. Les 120 entreprises sont présentées nominativement avec la note qu’elles obtiennent sur chacun des huit critères et leur note globale… y compris les deux dernières, qui présentent des zéros pointés sur l’ensemble des critères. Belle émulation pour s’améliorer avant le prochain classement annuel ! « Mettre en lumière l’ampleur du déséquilibre femmes-hommes dans la gouvernance des entreprises, valoriser les entreprises qui ont pris le sujet à bras le corps pour avancer, inciter les autres à s’en saisir, tel est l’objet de ce palmarès inédit », a déclaré Najat Vallaud Belkacem. « Je sais combien les entreprises sont attachées à leur image, à leur réputation. L’énergie consacrée à combattre les inégalités femmes-hommes dans l’accès aux responsabilités doit désormais faire partie des critères de bonne ou de mauvaise réputation. C’est aussi comme cela qu’on avancera » a ajouté la ministre.

Ce mode d’intervention publique me semble prometteur pour 5 raisons :

  • Il évite un traitement uniforme des entreprises : celles qui investissent et s’investissent sont distinguées ; celles qui ne le font pas sont identifiées et incitées à s’améliorer.
  • Il met en visibilité les engagements des entreprises qui risqueraient de rester à l’état de slogan.
  • Il prend au mot les dirigeants qui souhaitent sortir du « tout juridique » et de la « dictature du législateur ».
  • Il donne des chiffres à ceux, nombreux dans les entreprises, qui pensent que seul ce qui se mesure se gère.
  • Il agit sur un actif intangible mais essentiel de la valeur des entreprises, leur réputation.

Conclusion : la portée stratégique de l’ANI

La qualité de vie au travail « est un des éléments constitutifs d’une responsabilité sociale d’entreprise assumée, » nous dit l’ANI. Elle fédère les attentes des différentes parties prenantes. « Elle suppose [notamment] de promouvoir un choix collectif qui implique les salariés et les dirigeants des entreprises, les partenaires sociaux, l’Etat et les collectivités territoriales à tous les niveaux ». Dans les entreprises, la QVT est également un projet fédérateur, qui peut contribuer à reconstruire ce fameux « sens », qui tend à devenir le nouveau Graal managérial.

Une fois encore, c’est en reconnectant l’ensemble des acteurs avec le travail, que l’on peut créer les conditions d’une transformation sociale. L’Anact l’avait justement souligné dans un document préparatoire lors de la seconde Grande conférence sociale concomitante à la signature de l’accord : « La mise en visibilité du travail en tant que facteur d’accomplissement et créateur de valeur jouera une place essentielle, ainsi que les dispositifs (méthodes, démarches, outils) capables d’équiper les acteurs (managers, dirigeants, acteurs sociaux) au plus près de l’activité, dans ses dimensions productives et collectives. (…) La qualité de vie au travail a des effets positifs au plan de la performance de l’entreprise et du développement des salariés (capacité d’agir, santé et employabilité). Ce processus intègre, par exemple, la (re)conception des postes de travail, l’auto-organisation des équipes de production, l’amélioration continue, l’engagement des salariés dans les décisions d’organisation. Un tel processus s’appuie toujours sur la participation des salariés, leurs savoirs et expériences, leurs initiatives et capacité d’innovation socio-organisationnelle. L’enjeu est de passer d’une ‘théorie des expositions’ (où l’environnement est nocif et l’individu passif) à une ‘théorie de l’engagement’ où est reconnu l’aspect potentiellement développemental de l’activité de travail »[8].

L’accord QVT a contribué à faire de la QVT une matière pour des projets d’entreprise fédérateurs et mobilisateurs. Avec l’approche de la prévention des RPS, les enjeux du management de la santé au travail étaient étroitement contenus dans un bastion médical et psychologique, qui n’incitait pas les acteurs en entreprise à s’en emparer. Le grand mérite de l’appellation et de l’approche de la QVT est d’avoir permis leur échappée et de mobiliser dirigeants, managers, représentants du personnel sur une démarche plus porteuse de changements économiques et sociaux. Le salarié est ainsi reconnu comme créateur de valeur (et non seulement comme un coût) et le travail comme facteur d’accomplissement (et non seulement comme contrainte).

C’est ainsi qu’une politique ambitieuse de QVT doit tendre à poursuivre l’évolution des postures vis-à-vis du management du travail :

  • il y a 10 ans on parlait de « souffrance au travail », approche qui désignait les salariés comme victimes ;
  • il y a 5 ans la nouvelle approche était celle de la prévention des risques psychosociaux, dans laquelle les salariés sont vus comme passifs (exposés aux risques) ;
  • aujourd’hui, l’opportunité est de prolonger cette transition avec les approches de QVT, dans lesquelles les salariés sont acteurs et créateurs de leur accomplissement professionnel.

C’est parce qu’elle incite à ce basculement que la démarche de QVT constitue un levier de transformation sociale.

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,

Management & RSE

Pour aller plus loin :

Quelles incidences pour les DRH?  « DRH V2.0 : L’architecte de la qualité de vie au travail »

Cet article a fait l’objet d’une publication initiale dans Metis : « Qualité de vie au travail : un levier de transformation sociale », 20 Janvier 2014

Crédit image : Diego Velázquez (1599-1660), Cristo na casa de Marta e Maria (Christ dans la maison de Marthe et Marie), 1618, huile sur toile, National Gallery, London

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[1] Sauf mention contraire, les citations entre guillemets sont extraites du texte de l’ANI.

[2] Voir notamment les travaux de Mathieu Detchessahar, par exemple : « Santé au travail : quand le management n’est pas le problème mais la solution », Revue française de gestion, 2011, 5 n° 214

[3] Tristan Klein et Daniel Ratier, « L’impact des TIC sur les conditions de travail », Rapport du Centre d’analyse stratégique et de la Direction générale du travail, La Documentation française, février 2012

[4] Sylvie Brunet, « La prévention des risques psychosociaux », rapport du CESE, mai 2013 http://www.lecese.fr/content/la-prevention-des-risques-psychosociaux

[5] Hartmut Rosa, « Accélération – Une critique sociale du temps », La Découverte, 2010 et « Aliénation et accélération ; vers une théorie critique de la modernité tardive », La Découverte, 2012

[6] Hélène Chevalier, Sandrine Levy Amon et Christophe Piar, « Qualité de vie au travail : représentations, vécus et attentes des salariés français », enquête CSA, 17 octobre 2013

[7] Palmarès des entreprises du SBF 120 selon la place qu’elles donnent aux femmes dans leurs instances dirigeantes, octobre 2013 http://femmes.gouv.fr/parite-dans-les-entreprises-un-palmares-pour-aller-vers-plus-de-transparence-et-creer-de-lemulation/ Ce classement est réalisé par le cabinet Ethics & Boards.

[8] ANACT, « Les promesses de la qualité de vie au travail », Contribution à la table‐ronde N°2 de la Grande conférence sociale, 20 juin 2013

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