[ Mise à jour : 9 janvier 2024 ] Le management hospitalier est en débat depuis plusieurs années. Le mot même de management est interrogé, voire désavoué, car il est vu comme une cause des dérives en provenance du monde des entreprises privées. Or, c’est d’une insuffisance de management – et non d’un excès – dont souffre l’hôpital aujourd’hui. C’est à cela qu’il faut remédier pour permettre ensuite de déployer des politiques de RH (ressources humaines) et de RSE (responsabilité sociétale et environnementale) pertinentes.
On n’aime pas le management en France. Nous avons guillotiné notre roi ! Le célèbre consultant américain Gary Hamel a écrit un ouvrage remarqué en 2007 : “The Future of Management” (Harvard Business School Press). L’année suivante, la traduction française sort sous le titre « La fin du management » ! C’est dire la considération dans laquelle nous tenons le management en France… A Harvard, Hamel voulait ré-inventer le management ; à Paris, les éditions Vuibert le suppriment ! Tout est dit…
Autres expérience concrète : on entend partout dire que les collaborateurs quittent leur entreprise à cause de son management, une accusation lourde en ces temps de « grande démission ». En 2017, une enquête d’IBM interrogeait cet adage et montrait que seulement 14% des démissionnaires quittaient leur entreprise directement à cause de leur manager…
Les ravages du « New Public Management », vraiment ?
Dans le contexte plus particulier de l’hôpital, la dénonciation du « nouveau management public » traduit un malaise culturel face à des méthodes venues du secteur privé, qui érigent la productivité et la rentabilité en dogme absolu et sont perçues comme dégradantes, à la fois pour les soins, pour les patients et pour les professionnels. Ce diagnostic maintes fois ressassé est à courte vue pour trois raisons.
1) Même dans le secteur privé, productivité et rentabilité ne peuvent constituer l’alpha et l’oméga sur le moyen et long termes. Si vous négligez la qualité de vos produits, la relation avec vos clients, la satisfaction de vos collaborateurs, vous mettez en danger la pérennité de votre entreprise, qu’elle soit privée ou publique. La finalité du management est justement de trouver les bons compromis entre l’efficacité économique et la satisfaction des différentes parties prenantes. Sous ma plume, le terme ‘compromis’ n’a rien de dégradant, comme le montre son étymologie, du latin ‘cum promissus’, avec promesses : c’est la capacité à concevoir et construire un avenir commun.
2 ) La crise de l’hôpital en France serait due à la rigueur budgétaire, à un sous-investissement persistant de la part des pouvoirs publics ? C’est un peu court. Je renvoie aux chiffres de l’OCDE présentés par François Ecalle, Président de FIPECO : pour la France, ces dépenses représentaient 4,1 % du PIB en 2017 et elles se situaient au deuxième rang en Europe, derrière celles du Danemark (4,2 %) et à égalité avec celles de la Suède. Celles de l’Allemagne et des Pays-Bas étaient nettement plus faibles (3,1 %), de même que celles de la Belgique (2,7 %)[1]. Bon nombre de pays voisins se trouvent aussi en retrait par rapport à la dépense française : 3,8% pour le Royaume-Uni, 3,6% pour l’Italie, 3,5% pour l’Espagne.
3) Pourtant, la France est mal placée en ce qui concerne le nombre de lits d’hôpitaux pour 1000 habitants. En 2018 elle offre 5,9 lits contre 8 en Allemagne, dont on a vu qu’elle dépense beaucoup moins pour ses structures hospitalières. Mais la plupart des autres pays européens comparables au nôtre offrent beaucoup moins de lits que la France, contrairement à l’image galvaudée d’un hôpital en France totalement détruit par les politiques publiques, ainsi, par exemple : 3,2 lits pour 1000 habitants au Pays-Bas, 3,1 en Italie, 3,0 en Espagne ou 2,5 au Royaume-Uni, ce qui montre que la France est loin d’être la plus mal placée en termes d’offre de lits[2].
4) Alors, c’est le sous-effectif permanent qui explique cette crise française ? L’état a-t-il sacrifié les ressources humaines de l’hôpital ? Le nombre d’agents publics dans la fonction hospitalière a augmenté de 36 % depuis 1997. Par ailleurs, 64.000 postes ont été créés sous Nicolas Sarkozy et 38.000 sous François Hollande, puis 37.000 en 4 ans sous Emmanuel Macron[3].
L’emploi hospitalier représentait 4,8 % de l’emploi total en 2017 en France, ce qui nous situait au premier rang de l’Union européenne à 28, nettement au-dessus des grands pays comparables et très au-dessus de l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas. En revanche, l’impact de la bureaucratie en France devient visible quand la base de données de l’OCDE permet de distinguer les emplois de personnels soignants (médecins, infirmiers, aides-soignants…) et non-soignants (agents techniques et administratifs) dans quelques pays. La part des emplois non-soignants est nettement plus élevée en France (34 %) et en Belgique (36 %) qu’en Allemagne (25 %), en Italie (26 %) et en Espagne (24 %). Les données de l’Insee pour la France font état de 14 % de personnels administratifs, 10 % de personnels techniques et 9 % d’agents de service.
L’expérience de la crise sanitaire
Cette expérience, notamment dans sa première phase en 2020 et 2021 a montré que l’hôpital trouve son efficacité et sa résilience dans sa capacité à relever le défi consistant à soigner tous ceux qui en ont besoin, ce qui suppose de mettre à distance ce qu’Alain Supiot appelle « la gouvernance par les nombres », c’est-à-dire un style de gestion sur la base de l’impératif des seuls résultats chiffrés, dans l’oubli de l’épaisseur humaine et de la dimension esthétique du travail[4]. J’en ai donné plusieurs exemples (CHU d’Angers, hôpitaux universitaires de Strasbourg) dans un article auquel je vous renvoie : « Le travail à l’épreuve du coronavirus : 4 lignes de front ».
Le Huffington Post a publié des témoignages très éclairants sur la situation actuelle, sous le titre : « Ces médecins et infirmiers ont quitté l’hôpital public et nous expliquent pourquoi »[5].
Le management empêché
Enserré dans la gangue de la RGPP et de ses incarnations postérieures, le management public s’est davantage illustré par le management des process que par celui des femmes et des hommes[6]. La notion de « Ressources humaines » y est parfois perçue comme un gros mot. Or, ce dont souffre l’hôpital public, c’est du « management empêché », c’est-à-dire tout ce qui tient les managers à distance du travail, les enferme dans une vision gestionnaire du travail et limite leur rôle de soutien. J’emprunte ce terme (et le titre de cet article) aux travaux remarquables de Matthieu Detchessahar, professeur de Management à l’Université de Nantes[7].
Matthieu Detchessahar a montré que, « à rebours des représentations de sens commun, les salariés, loin de souffrir des excès ou de l’omniprésence du management, pâtissent à l’inverse de l’absence de leur management. C’est l’éloignement du manager qui pose problème lorsqu’il n’est plus là pour expliciter les difficultés du travail et soutenir les salariés dans leur résolution. (…) Sortir de cette crise du travail passe avant tout (…) par le « désempêchement » des managers, qui suppose de redonner du temps, des moyens et de la valeur aux activités de conduite du cours de l’action de travail. Un tel programme interroge directement les directions dans leur capacité à reconstruire le pouvoir managérial au niveau local »[8].
Cet empêchement est bien matérialisé par le cercle vicieux entre la perte de sens, la montée de l’absentéisme, la dégradation des conditions de travail et les difficultés de recrutement. D’après les données publiées par la Fédération hospitalière de France (FHF) en février 2023, le taux d’absentéisme moyen continue de progresser (de 7,5 % en 2012, 9 % en 2019, à 10 % en 2022, avec un pic à 12 % pendant l’été 2022). Ceci a pour effet de reporter la charge de travail ce qui dégrade les conditions de travail et rend les métiers moins attractifs.
Presque tous les hôpitaux publics en France sont confrontés à des difficultés sérieuses de recrutement de personnels même si les effectifs des établissements ont augmenté de 3 % entre 2019 et mai 2022. Quelques chiffres publiés par la FHF illustrent l’enjeu de l’attractivité des métiers :
- 99 % des établissements déclarent des difficultés de recrutement même s’il y a des situations variables d’un territoire et d’une spécialité à l’autre.
- Les vacances de postes restent importantes : environ 15 000 postes d’infirmiers (soit un manque de 5 à 6 %).
- Environ 5 000 postes d’aides-soignants (2,5 %) sont vacants.
- Près de 30 % de postes de praticiens hospitaliers titulaires sont vacants.
C’est pourquoi la FHF a appelé à un « plan de bataille pour les ressources humaines » afin de combler au plus vite les postes vacants. « Améliorer le recrutement, c’est la mère de toutes les batailles », déclarait à l’époque son président Arnaud Robinet en conférence de presse.
Mais allons plus loin dans l’analyse des causes de ce cercle vicieux. Dans un ouvrage plus récent, « L’Entreprise délibérée ; Refonder le management par le dialogue », Matthieu Detchessahar a bien documenté les raisons de « cette mise en retrait du management de première ligne de la scène du travail réel » : les managers sont « au chevet des machines de gestion » (occupés à mettre à jour les procédures, renseigner les plannings, effectuer la multitude de tâches de reporting,…), leur temps est happé par un « intense labeur gestionnaire ». A cela s’ajoute leur participation à ces incontournables rituels que sont les prolifiques « réunions d’information descendante », qui reposent sur « une conception erronée de la fabrique du sens dans l’entreprise » et sur la pérennisation de la vision taylorienne séparant ceux qui « mettent en forme les représentations et ceux qui se contenteraient de la consommer ». Enfin, pour asphyxier d’éventuelles marges de manœuvre résiduelles, ils doivent aussi participer aux réunions transversales, conséquences de la floraison des « groupes projets » et des « effets pervers du management participatif ». Le résultat est qu’ils sont écartés de leur vrai métier : le soutien professionnel des collaborateurs.
Le lecteur intéressé peut se reporter à mon analyse critique de cet ouvrage dans Metis (voir : « Délibérer en entreprise ? ») ou, bien sûr, à l’ouvrage lui-même[9].
Comment s’exprime concrètement ce management empêché dans l’hôpital public ? C’est le secteur de l’économie dans lequel les conflits de loyauté sont les plus fortement ressentis parce que le management intermédiaire n’y joue pas son rôle de régulateur. Selon le baromètre Viavoice pour l’UGICT, les cadres de la fonction publique sont davantage confrontés aux conflits éthiques que dans le privé, notamment ceux de la fonction publique hospitalière (FPH, 72 %), devant la fonction publique d’État (FPE, 62 %). De même, et paradoxalement, l’équité, une valeur montante du management, est mieux pratiquée dans le privé que dans la fonction publique : 27% des salariés du privé pensent que leur supérieur ne traite pas équitablement les personnes qui travaillent sous ses ordres contre 32% des agents publics, dont 29% dans la FPE, 31% dans la FPT (territoriale) et 39% dans la FPH[10].
Ce « manque de management » est d’autant plus fortement ressenti que la problématique montante au sein de l’hôpital, alimentée par le développement des soins à distance, de l’IA, de la santé prédictive et des biotechnologies, est celle de l’éthique, qui nécessite une régulation managériale de proximité. A la demande du Journal de l’ADH (Association des directeurs d’hôpital), qui a publié un dossier sur la « Réflexion éthique », j’ai élaboré trois pistes d’action pour mettre en jeu l’éthique professionnelle. En matière de RSE, chaque secteur d’activité a ses caractéristiques. L’importance de l’éthique dans l’hôpital devrait conduire à structurer les politiques de RSE sur cette valeur. Plus largement, le secteur de la santé est celui qui nécessite la réflexion la plus avancée sur la notion de responsabilité (voir : « La responsabilité au cœur de l’entreprise »).
Les enquêtes sur les conditions de travail montrent également que l’hôpital se caractérise par un travail très contraint, avec peu d’autonomie : 30,2 % des salariés se disent tout à fait d’accord avec la proposition suivante : « je peux organiser mon travail de la manière qui me convient le mieux », mais c’est dans la FPH que cette affirmation est la moins fortement exprimée (22%), contre 30% pour la FPE et pour la moyenne du secteur privé. C’est justement ce qu’on demande au management aujourd’hui : décentraliser les décisions, miser sur l’intelligence et l’esprit d’initiative des collaborateurs plutôt que sur la prescription du travail. Comme le dit le cancérologue Philippe Colombat, président de l’Observatoire national de la qualité de vie au travail des professionnels de santé et du médico-social, « l’hôpital s’en sort mieux quand les manageurs font confiance à leurs équipes »[11]. C’est aussi la leçon tirée de belles expériences de management participatif, comme celle que mène le CH de Valenciennes[12].
La Fédération hospitalière de France (FHF) et son comité d’éthique ont lancé une enquête inédite auprès de 10.000 professionnels de santé (de 13 professions et 14 régions) dont les deux tiers avaient au moins dix années d’expérience, publiée en janvier 2023 sous le titre « Prendre soin des professionnels de santé ». Cette enquête demandait aux professionnels (personnels hospitaliers des établissements publics de santé, sociaux et médico-sociaux affiliés à la FHF) d’identifier les 5 critères primordiaux constitutifs de leur qualité de vie au travail. Ces critères mettent en évidence l’importance de la relation managériale : pour 58 % d’entre eux le respect et la considération arrivent en premier lieu lorsqu’ils évoquent leurs conditions de travail. Viennent ensuite la solidarité au sein des équipes (55%), la qualité de l’encadrement (46%), la possibilité d’évolution de carrière (40%) et la mise en place de temps d’échange sur les conditions de travail (35%).
Ils affichent aussi leur fierté d’exercer ce métier pour 80 % d’entre eux et, de plus, ont un sentiment d’utilité pour 91 % d’entre eux. En même temps, ce travail génère du stress pour 89 % d’entre eux : pour 67 % des répondants par « manque de moyens humains et matériels » et pour 63 % en raison de sur-sollicitations et de ruptures de tâches. Les conséquences amènent 36 % des soignants à déclarer des symptômes associés (troubles du sommeil, digestifs, articulaires) et 28 % des symptômes psychiques (nervosité, anxiété, dépression). De ce fait, la moitié d’entre eux seulement conseillerait leur métier[13]. Dans une tribune publiée le 9 novembre 2021 par le quotidien Le Monde, une centaine de praticiens de l’hôpital en Île-de-France indiquaient que « en moyenne, une infirmière n’exerce son métier que 7 à 8 ans, 3 ans seulement aux urgences ».
Le changement permanent comme facteur d’immobilisme
Pour comprendre le management à l’hôpital, il faut faire appel à Michael Jackson. Le « changement moonwalk », consiste à donner l’illusion du mouvement tout en conservant une position parfaitement stationnaire.
L’hôpital se caractérise par son état de maelstrom permanent, qui tend à faire perdre leurs repères à ceux qui y travaillent. Une enquête de la Dares permet de constater à quel point les changements de toutes natures (changements de poste, de fonction, d’outils, d’organisation, etc.) sont fréquents à l’hôpital, beaucoup plus que dans les secteurs marchand ou associatif, mais davantage aussi que dans les deux autres fonctions publiques (Etat et territoriale). Par exemple, en 2019 (dernier chiffre connu en provenance de l’enquête Conditions de travail), plus de 30% des travailleurs de la fonction publique hospitalière ont signalé un changement important dans leur organisation du travail dans les 12 derniers mois, un chiffre très élevé.
Proportion de personnes salariées en 2019 dont l’environnement de travail a été
fortement modifié au cours des 12 derniers mois, Dares, enquête CT
De plus, lorsqu’on leur demande leur avis sur les conséquences de ces changements pour eux, on est frappé par l’importance de la proportion qui déclare que ces changements ont un impact plutôt négatif, là encore beaucoup plus élevée que dans les secteurs marchand ou associatif, mais davantage aussi que dans les deux autres fonctions publiques.
Les deux effets se combinent : des changements mal préparés, mal anticipés, trop fréquents et peu accompagnés. La réforme est mal partie ! Dit autrement, elle n’est pas managée.
La rapport Claris, facteur de progrès
Comme l’écrivait Maya Bacache-Beauvallet, repenser le management public ne peut se faire sans une volonté politique forte et une refonte doctrinale des missions de l’Etat[14]. Dans le contexte de l’hôpital public, le rapport Claris propose une approche de terrain centrée sur le management, qui me semble très prometteuse.
En juin 2020, le Pr Olivier Claris, président de la CME des Hospices civils de Lyon, remettait son rapport officiel sur « la gouvernance et la simplification hospitalières », qui tirait les leçons managériales apprises au forceps par la confrontation courageuse aux effets de la crise sanitaire. Ce rapport formule 56 recommandations, qui vont dans le sens d’un rééquilibrage au profit du médical, du soin, de la qualité de vie au travail des équipes et de l’humain, face aux impératifs du chiffre. De la même façon que les entreprises privées travaillent sur leur raison d’être, le rapport met l’accent sur le sens du travail et l’implication des équipes dans la définition du projet médical et de soins du service, du pôle et de l’établissement. Les propositions qu’il formule constituent une base d’appui pour les politiques de RH et de RSE des établissements.
Fait plus inhabituel, ce rapport s’est prolongé avec la publication en août 2021, sous l’égide du même praticien et dans le cadre du Ségur de la Santé, du « Guide Mieux manager pour mieux soigner », ce qui témoigne de la volonté d’inscrire ces bonnes pratiques de management dans la durée au sein des établissements. Ce prolongement constitue une vraie « innovation managériale dans les organisations publiques, » pour reprendre le thème de la revue académique Question(s) de management. Ma contribution y figure sous le titre « Quand un rapport officiel devient charte managériale ».
Comme l’affirmait Olivier Véran (à l’époque ministre de la Santé) dans la préface de ce guide, « la gestion de la crise Covid a démontré que l’hôpital pouvait trouver lui-même les solutions aux difficultés de fonctionnement interne et s’organiser en équipes pour poursuivre des objectifs communs. Il s’agit désormais de capitaliser sur ces bonnes pratiques mises en place durant la crise ».
Des avancées encore timides
Depuis une loi de 2009 le directeur d’hôpital est le seul « patron » à bord. Si l’on veut aller dans le sens de la RSE, des politiques RH entraînantes et de la déconcentration, dans la lignée du point de vue du ministre de la Santé de l’époque cité ci-dessus, il faut donner de l’oxygène aux équipes. C’est ce que commence à réaliser la loi Rist, qui consacre le retour du service comme l’échelon de référence pour l’organisation du travail et redonne un peu de poids aux médecins. Mais les chefs de service n’ont pas la main sur la gestion du personnel, du petit matériel ou des formations.
L’hôpital public n’a toujours pas de plan RSE ou Développement durable au niveau national, dans lequel les établissements pourraient s’inscrire. Rien n’est simple : vis-à-vis de l’hôpital, l’État est à la fois « acteur, régulateur et tuteur », dans un impénétrable mélange des responsabilités, comme le dénonce Jean de Kervasdoue, ancien directeur des hôpitaux de Paris[15].
C’est donc sur l’innovation locale qu’il faut miser. Aux Etats Unis, un concept prometteur a émergé dans les années 1980, le « Magnet Hospital » (Hôpital Magnétique), qui place la reconnaissance et la valorisation du travail infirmier au centre du processus de décision et d’organisation. « Dans un contexte de pénurie d’infirmiers, ces établissements avaient de meilleurs indicateurs en termes d’attractivité et de fidélisation du personnel soignant. La raison ? Les organisations des soins y fonctionnaient comme des ‘aimants’, avec des résultats objectivement remarquables en termes d’amélioration de la qualité de vie au travail »[16]. Le Centre hospitalier de Valenciennes s’y intéresse de près.
Si le management hospitalier emprunte au secteur privé, il lui arrive aussi d’y instiller des innovations prometteuses. On voit ainsi, depuis la crise sanitaire, la notion de « care », fortement associée aux soins à l’origine, faire des incursions dans les questions RH en dehors du secteur de la santé. Le caring (que l’on pourrait traduire par « prendre soin ») est un concept de soin infirmier proposé par Jean Watson en 1979, qui décrit une approche humaniste élargie tenant compte de l’aspect spirituel de l’être humain, une manière d’entrer en relation avec l’autre qui favorise son développement. Cet intérêt manifesté par le secteur privé est assez rafraîchissant, si l’on essaie d’entrevoir comment l’hôpital aura à se réapproprier cette notion dans son propre management.
En visite au centre hospitalier de Corbeil-Essonnes pour présenter ses vœux au personnel soignant le 6 janvier 2023, le président Emmanuel Macron a dévoilé une série de mesures pour réorganiser le travail à l’hôpital et dans le monde de la santé « d’ici à juin ». Ces mesures traduisent la volonté de commencer à concrétiser le rapport Claris. Il a annoncé la « sortie » pure et simple de la très décriée tarification à l’activité (T2A) à l’hôpital dès le prochain budget de la Sécurité sociale. Cette sortie se fera au profit d’un financement sur « objectifs de santé publique », négociés « à l’échelle d’un territoire ». Un tandem « administratif et médical » va être instauré pour la direction des hôpitaux. « Je souhaite qu’on puisse (…) mettre à la tête de nos hôpitaux un tandem administratif et médical, un vrai tandem sur la base d’un projet », a expliqué Emmanuel Macron.
Le poids de la bureaucratie reste problématique. Le rapport Claris fait état d’irritants majeurs liés à la « lourdeur des procédures, le poids de l’absentéisme (…) ainsi que l’absence de réponses de la hiérarchie ». Qu’en est-il aujourd’hui ? « Un directeur d’hôpital reçoit chaque année 150 instructions, circulaires ou recommandations de l’administration centrale et des différentes agences, » rapporte Frédéric Valletoux, ex. président de la Fédération hospitalière de France (FHF)[17]. Il insiste également sur le fait que notre système hospitalier génère 30 % d’actes inutiles[18]. Un lourd corset, qui empêche de s’adapter aux réalités des territoires.
« L’État devrait fixer des objectifs de santé publique, tout en laissant les acteurs et les professionnels de terrain s’organiser », plaide Claude Rambaud, vice-présidente de France assos santé[19]. Lucien Abenhaim, ancien directeur général de la santé, renchérit (dans Le Figaro du 29 décembre 2023) : « La succession de réformes ayant pour seul objectif de rationaliser les coûts a provoqué un excès de bureaucratie qui paralyse l’action des soignants. (…) Il faut redonner aux acteurs de santé des outils de régulation à des échelons locaux. Tout simplement, il faut faire confiance aux acteurs de terrain ».
Le diagnostic est clair mais la volonté de progrès manque…
Conclusion (provisoire…)
Ce guide « Mieux manager pour mieux soigner » est une belle concrétisation de cet effort de formalisation des bonnes pratiques de management, de confiance vis-à-vis des personnels et d’autonomie d’action. Il prolonge la définition que nous avions élaborée autour de Philippe Détrie au sein de la Maison du Management : « le management des personnes est l’art d’animer une équipe pour atteindre les objectifs attendus en incitant chacun à donner le meilleur de lui-même et à progresser ».
Il n’y aura pas de RSE qui se tienne à l’hôpital tant que l’on continuera à raisonner dans le cadre d’une dichotomie entre performance économique et éthique médicale. C’est pourquoi le « tandem administratif et médical » annoncé par Emmanuel Macron me laisse dubitatif. La RSE ne peut s’épanouir qu’en tant que force de synthèse, qui combine les exigences du management, de l’éthique et du soin.
Et si on faisait enfin entrer le management à l’hôpital public ?
Martin RICHER,
Président de Management & RSE ;
Directeur de l’Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po
Pour aller plus loin :
Cet article est une version augmentée d’une version préalable publié par Martin Richer sous le même titre dans le No 19 du MagRH (décembre 2022). Vous pouvez le télécharger ici et retrouver cet article page 36.
Retrouvez ici le site du MagRH, le magazine au service de la fonction Ressources Humaines.
Pour davantage d’informations sur les caractéristiques du travail à l’hôpital public, voir mon article dans Metis : « Le travail des fonctionnaires : 7 idées reçues remises en place »
Crédit image : Fresque murale, Covid an II, Acapulco, Guerrero State, Mexico, 2021. Une très belle représentation du care et de la compassion.
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[1] François Ecalle, Président de FIPECO, « Les dépenses publiques hospitalières en France et en Europe », Variances, 19 juin 2020
[2] Données publiées par l’Express du 18 mars 2021, issues du panorama de la santé 2019, de Health statistics 2020 de l’OCDE et de Fipeco
[3] Selon Challenges, 12 janvier 2023
[4] Alain Supiot, « La gouvernance par les nombres », Fayard, 2015
[5] Le Huffington Post du 13 janvier 2023
[6] Handicapée par une approche étroitement comptable, la RGPP (Révision générale des politiques publiques), lancée en juillet 2007 par le gouvernement de Nicolas Sarkozy, s’est révélée être un échec, comme l’ont montré une série conséquente de rapports officiels : Cour des Comptes (2009), avis du CESE (2011), rapport d’information de François Cornut-Gentille et Christian Eckert (2011),…
[7] Voir notamment : « Santé au travail : quand le management n’est pas le problème mais la solution », Revue française de gestion, 2011, 5 n° 214
[8] Op. cit.
[9] Mathieu Detchessahar (dir.), L’Entreprise délibérée ; Refonder le management par le dialogue, Nouvelle Cité, janvier 2019
[10] Source : études de la DARES sur les conditions de travail
[11] Titre de son entretien dans Le Monde du 1er septembre 2021
[12] Voir la remarquable enquête publiée par « Le Quotidien du Médecin » du 18 février 2022 : « À Valenciennes, la gestion médicale décentralisée fait ses preuves ». Et également : « A Valenciennes les soignants ont pris le pouvoir », Challenges, 20 octobre 2022, page 60.
[13] Voir : « Hôpital : alerte ressources humaines », Clés du Social, 25 mars 2023
[14] Voir : « Où va le management public ? », Rapport Terra Nova, janvier 2016
[15] Dans Challenges, 9 mars 2023
[16] « Le Quotidien du Médecin », 18 février 2022
[17] Egalement député Horizons et Porte-parole du Groupe Horizons à l’Assemblée nationale ; maire de Fontainebleau
[18] Dans Le Journal du Dimanche, 7 novembre 2021
[19] Citée par L’Express, 18 novembre 2021