La crise sanitaire accélère la transition de la raison d’avoir à la raison d’être

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Les entreprises fondent leur légitimité sur leur utilité sociétale.

L’hebdomadaire « Entreprise & Carrières » consacre son « Grand entretien » à l’analyse de Martin Richer sur l’incidence de la crise du Covid-19 sur la raison d’être des entreprises. Nous saisissons cette opportunité pour faire savoir aux lecteurs de Management & RSE que les éditeurs de cet hebdomadaire (et du mensuel Liaisons Sociales) ont fait le choix généreux de donner un accès électronique gratuit à ces deux publications le temps du confinement (voir la rubrique « Pour aller plus loin » en bas de cette page).

LE GRAND ENTRETIEN – MARTIN RICHER, DIRIGEANT DE MANAGEMENT & RSE

La crise liée au Covid-19 donne-t-elle l’occasion aux entreprises d’exprimer leur raison d’être ?

MARTIN RICHER – Je ne connais pas d’exemple d’entreprise qui ait radicalement changé pour devenir une entreprise à mission dans le cadre de cette crise sanitaire. Dans un article paru dans la Harvard Business Review qui a fait du bruit aux États-Unis, Hubert Joly, un entrepreneur français qui a fait sa carrière outre-Atlantique et vient de quitter la présidence de Best Buy, estime qu’on est entrés dans une économie dirigée par la raison d’être[1]. Mais il n’a pu donner beaucoup d’exemples précis, hormis le laboratoire pharmaceutique Johnson and Johnson, qui a reconverti une partie de son outil de production pour fabriquer des respirateurs, des masques et du gel. C’est une entreprise qui s’est dotée d’une raison d’être depuis 1943, orientée vers le bien pour les patients, les aidants et le personnel soignant[2]. Et la fidélité à cette raison d’être l’a fait changer de métier car, à l’origine, ce laboratoire ne fabriquait que des médicaments, mais il s’est lancé dans les équipements médicaux et l’électronique médicale.

Deuxième exemple, celui de Zoom, le spécialiste américain des vidéoconférences. Sa raison d’être est très axée sur la mise en contact, le lien entre les gens par le numérique. La société a bâti un programme pour donner aux écoles américaines l’accès gratuit à son outil pour l’enseignement à distance. C’est là aussi une façon concrète de s’approprier un enjeu collectif et d’apporter sa contribution. Et le troisième exemple cité par Hubert Joly est celui de LVMH, qui a reconverti une partie de ses usines de parfum et cosmétiques pour fabriquer en France (Oise, Loiret) du gel hydroalcoolique. LVMH, qui s’apprête à se doter d’une raison d’être par voie statutaire lors de sa prochaine assemblée, est une entreprise qui essaie de contribuer du mieux possible avec son outil de travail et avec ses compétences.

Quelles sont les caractéristiques des entreprises les plus actives sur le « front » de la crise sanitaire ?

MR – Plusieurs critères entrent en jeu. D’abord, les moyens mobilisables. Ce sont les entreprises qui en ont les moyens qui ont pris ce genre d’initiatives et celles qui y ont vu une opportunité comme les constructeurs automobiles qui sont dans un creux de cycle. C’est également le cas des entreprises qui ont besoin de retrouver du sens.

La crise sanitaire a montré qu’il existe deux sortes d’entreprises, celles qui sont évidemment utiles, comme La Poste ou EDF, qui poursuivent leur activité pendant la crise, et d’autres qui le sont moins. C’est le cas de LVMH. Personne ne va mourir en cas de rupture de parfums ou de sacs de luxe. C’est l’occasion pour ces entreprises-là de s’approprier du sens et de montrer qu’elles peuvent être utiles pour répondre à des besoins essentiels comme la santé. On a observé le même phénomène en Chine avec Alibaba, l’Amazon chinois, et JD Com, une grande entreprise d’électronique. Toutes les deux ont proposé gratuitement sur Internet des kits pour permettre aux TPE, y compris aux petits commerces du coin de la rue, de vendre en ligne, dans une sorte d’économie de guerre, d’autosuffisance.

Est-ce que cette crise va avoir un impact auprès des entreprises pour accélérer la définition d’une raison d’être ou revisiter la raison d’être existante ?

MR – La raison d’être, c’est la contribution que l’entreprise veut apporter aux enjeux qui l’entourent (voir : « La raison d’être : un objet managérial disruptif »). Souvent, elle fait référence aux dix-sept objectifs du développement durable (ODD) définis par l’ONU. L’ODD n° 3 concerne la santé et le bien-être. Mais très peu d’entreprises y font référence autrement que pour la santé physique et mentale de leurs salariés. La contribution à la santé publique se retrouve principalement chez les laboratoires pharmaceutiques ou dans l’alimentaire. La raison d’être de Danone est d’« apporter la santé au plus grand nombre » en phase avec son slogan « One planet, one health ». Danone a lancé un certain nombre d’initiatives liées au Covid-19.

Autre exemple, Sanofi a une raison d’être très générale, « prévenir les maladies et contribuer à soigner et à guérir le plus grand nombre de patients ». Ils ont donné de la chair à cette raison d’être à l’occasion de cette crise. Sur son site, Sanofi a créé une page « notre réponse au Covid-19 », qui fait référence à cette raison d’être et détaille toutes ses initiatives[3]. Par exemple, devenir le leader européen des principes actifs pharmaceutiques (API), puisqu’on a constaté qu’aujourd’hui 90 % sont produits hors de l’Union européenne.

La crise sanitaire va jouer un rôle majeur dans la phase de déploiement des raisons d’être.

Certaines raisons d’être incitent les entreprises à prendre plus d’initiatives que ce qu’elles auraient fait. Mais même une crise d’une telle ampleur reste un épiphénomène à l’aune d’une raison d’être élaborée pour quinze ans et censée donner la boussole, la direction de l’activité, indépendamment de la conjoncture. Est-ce que davantage d’entreprises tiendront compte des impératifs de santé pour définir leur raison d’être ? Je le pense. Cette crise fait éclater au grand jour la fragilité de nos économies et de nos écosystèmes.

En revanche, la crise sanitaire va jouer un rôle majeur dans la phase de déploiement des raisons d’être. Une entreprise qui aura manifesté de bonnes intentions vis-à-vis de la planète mais qui n’aura pas fait le nécessaire pour préserver la santé de ses collaborateurs, de ses clients ou de ses parties prenantes va prêter le flanc à la critique.

Est-ce que cette crise sanitaire peut favoriser le passage à une entreprise à mission ?

MR – Les entreprises à mission sont un peu encalminées par le législateur. Les cinq conditions exigées par la loi Pacte pour devenir une société à mission sont tellement contraignantes que peu de grandes entreprises s’y engagent (voir : « Le décret sur les sociétés à mission : enfin sorti, déjà remisé »). Six entreprises du SBF 120 seulement ont décidé cette année d’inscrire leur raison d’être dans leurs statuts à l’occasion de leur assemblée générale, ce qui ne constitue que la première étape dans le passage à la société à mission. Lors des assemblées générales reportées après la fin de la période de confinement, il y aura certainement une forte demande des actionnaires auprès des entreprises sur leur stratégie, leur façon de faire et accessoirement sur leur raison d’être…

Cette crise va aussi influer sur la distribution de dividendes et la rémunération des dirigeants…

MR – L’AFEP vient d’enjoindre à ses adhérents de bloquer les dividendes s’ils ont fait appel aux prêts d’État et de réduire de 20 % les dividendes et de 25 % les rémunérations globales des dirigeants pour celles qui ont recouru au chômage partiel. L’association qui regroupe les 110 plus grandes entreprises privées ne fait en partie qu’anticiper les prochaines exigences légales mais son initiative montre que, cette fois, le message a été reçu.

Tout reviendra-t-il comme avant ?

MR – Les fondamentaux vont changer. D’abord, il y a une forte pression de l’exécutif. Dans ses deux allocutions télévisées, le président de la République a fait référence au jour d’après[4]. On est un peu dans la même situation qu’en octobre 2017, quand Emmanuel Macron avait estimé dans une interview qu’il fallait « réformer la philosophie de ce qu’est l’entreprise ». Deux mois plus tard, il posait les bases de ce qui deviendra la loi Pacte (voir : « Loi PACTE : le couronnement de la RSE ? »). Par ailleurs, je vois des entreprises qui réfléchissent beaucoup à la notion d’utilité sociale. Une notion qui a été mise en avant à l’occasion de la raison d’être. Dans la dernière enquête du cabinet Terre de Sienne sur les entreprises les plus utiles, les trois premières sont la Poste, EDF et la SNCF. Cette notion d’utilité interpelle les dirigeants et Bernard Arnault l’a dit quand il a annoncé ses initiatives sur le Covid-19. LVMH veut montrer qu’il apporte une utilité au quotidien. Toutes ces entreprises-là, qui sont désormais à portée de tweets, ont besoin de créer une légitimité et de montrer qu’elles sont là pour de bonnes raisons. La crise sanitaire accélère la transition de leur raison d’avoir à leur raison d’être.

PROPOS RECUEILLIS PAR JEAN-PAUL COULANGE

Pour aller plus loin :

Lisez cet article en format PDF : « La crise sanitaire accélère la transition de la raison d’avoir à la raison d’être », Entreprise & Carrières, n°1476, 13 au 19 avril 2020, pages 9 et 10

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Crédit image : « Harvesters », 1905, huile sur toile par Anna Ancher (1859-1935), peintre danoise associée à la communauté d’artistes de Skagen, Skagens Museum, Danemark

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[1] Hubert Joly, « A Time to Lead with Purpose and Humanity », Harvard Business Review, March 24, 2020

[2] J&J (Johnson & Johnson, une entreprise pharmaceutique américaine fondée en 1886) a adopté son “Credo” en 1943, toujours très present aujourd’hui dans le management au quotidien : “We believe our first responsibility is to the patients, doctors and nurses, to mothers and fathers and all others who use our products and services…” [Nous pensons que notre responsabilité première s’exerce vis à vis de nos patients, des médecins et des infirmières, des mères et des pères de famille et de tous ceux qui utilisent nos produits et services…] Plus près de nous, voici comment cette entreprise a annoncé ses initiatives contre le Codid-19 (WEF, 23 March 2020) : “Serving doctors, nurses and health workers is who we are and what we do—and has been since 1886. Those at the front lines are our colleagues, family members, customers and partners—so we join the millions around the world who put them front and center right now, to support them as they provide care amidst Covid-19.” —Michael Sneed, Executive Vice President, Global Corporate Affairs & Chief Communication Officer, Johnson & Johnson

[3] Voir : https://www.sanofi.fr/fr/Actualites/nos-actualites/notre-reponse-au-covid-19 (consulté le 30/3/2020)

[4] Emmanuel Macron, 12 et 16 mars 2020 : « le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour au jour d’avant ».

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