Enquête sur le travail par temps de confinement

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A l’ombre d’une crise sanitaire sans précédent, une nouvelle forme de travail est en train de naître sous nos yeux, pour le meilleur ou pour le pire. Pendant ou après le confinement imposé par le Coronavirus, un télétravail socialement responsable est-il possible ? Autrement dit, quelle seraient les modalités d’une forme de travail à distance apportant un progrès réel à la fois pour le salarié, pour son manager et pour son entreprise ? C’est pourquoi il faut porter une grande attention à ce que salariés et entreprises sont en train de construire, maintenant et de façon souvent très improvisée.

Dans cet objectif, Management & RSE lance aujourd’hui l’initiative #Montravailàdistance avec la CFDT, Terra Nova, Metis et Res publica. Elle est soutenue par Liaisons sociales magazine (mensuel) et Entreprise et carrières (hebdomadaire). Elle vise à faire de chacun d’entre nous un acteur de ce nouveau travail qui se construit, parfois dans une organisation très anticipée, souvent dans les ajustements et les bricolages que nous inventons « en marchant ». La plateforme mise en œuvre par Res publica, un pratiquant du dialogue participatif, permet non seulement de recueillir vos témoignages mais aussi de faire s’épanouir le débat entre vous. C’est donc une approche d’intelligence collective, qui correspond bien au but recherché.

Vous pouvez contribuer, témoigner et échanger en cliquant ici :
Mon travail à distance, j’en parle 

Il faut préparer dès aujourd’hui le « jour d’après »

Cette initiative vise également à tirer des leçons de cette expérience, de ce moment si particulier, afin que « le jour d’après », ne soit pas simplement un rapatriement du travail (et des travailleurs) dans les lieux prévus à cet effet, mais au contraire une stimulation à l’innovation.

Du fait du confinement mis en place le 17 mars, la pratique du télétravail s’est brutalement étendue : 27% des actifs en France seraient en télétravail selon un sondage paru dans le JDD du 22 mars. Comparons ce chiffre à celui que donnait le ministère du Travail fin 2019 : « le télétravail régulier est une pratique encore peu répandue. En 2017, seuls 3 % des salariés le pratiquent au moins un jour par semaine »[1]. On mesure le chemin parcouru, qui a été en partie stimulé par la loi du 22 mars 2012, les ordonnances du 22 septembre 2017, qui ont simplifié le cadre juridique, mais surtout par le mouvement de grève de décembre et janvier derniers (voir : « 5 décembre : la grève qui débloque »).

Bien entendu, cela ne doit pas masquer la situation de tous ceux (30% selon le même sondage), qui continuent à travailler dans les établissements de soin, les magasins, les entrepôts, les usines d’agro-alimentaire ou sur les réseaux de transport.

Mais pour les autres, « on reste chez nous ». Car le défi collectif est de « s’en sortir sans sortir ». Le travail a donc migré. Depuis là où se déroule l’activité habituellement vers nos domiciles, plus marginalement vers les tiers-lieux (espaces de coworking, télécentres,…).

Le travail confiné obéit à la règle des trois unités

Mais est-ce bien du télétravail ? Dans l’état actuel, cela en constituerait plutôt l’antithèse, puisque les règles de mise en œuvre du télétravail, celles par exemple prévues par l’accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005 qui transposait la directive européenne sur le télétravail, sont pour une grande partie contournées du fait des circonstances liées à la crise sanitaire et au Covid-19.

Plutôt qu’un véritable télétravail ou travail à distance, ce que vivent ces 27% de travailleurs s’apparente davantage à ce que l’on pourrait appeler « le travail confiné ». Celui-ci obéit aux trois règles posées en 1674 par Nicolas Boileau, poète et écrivain français, qui expliquait que la pièce de théâtre classique doit obéir au principe des trois unités : de temps, de lieu et d’action.

Unité de temps

Le télétravail fonctionne selon le principe de l’alternance. Ergonomes, psychologues, sociologues et économistes du travail sont tous d’accord pour affirmer l’exigence de l’alternance de moments (souvent des journées) en travail à distance et d’autres dans lesquels on retrouve le contact physique avec ses collègues, son manager, ses clients. Ces deux temps se nourrissent mutuellement. Leurs interactions sont nécessaires à un bon déroulement du travail à distance.

Mais aujourd’hui, nous sommes dans la situation contraire : ce n’est pas le travail à distance, c’est le confinement et la permanence d’un « télétravail à temps plein » qui structurent notre activité. « Globalement, plus d’un ou deux jours de télétravail par semaine pourraient engendrer un sentiment d’isolement et des difficultés de communication : on voit ici la place essentielle de la ‘communication informelle’ que le travail au domicile restreint, » notent deux chercheurs de l’Université de Franche-Comté dans une étude sur le télétravail parue fin 2019[2].

A cela s’ajoute l’incertitude : le télétravail doit être planifié (les jours ON, les jours OFF, les jours éventuellement ON/OFF), organisé et communiqué aux collègues. Mais la perspective d’un déconfinement, elle, reste à géométrie variable. La superposition des temps (de travail, de repos, d’apprentissage, de soin aux enfants,…) fait peser la menace d’une confusion délétère des temps et d’une surexposition aux écrans.

Unité de lieu

Pour être efficace, le télétravail requiert un espace dédié et protégé, une pièce à part dans toute la mesure du possible, à défaut un « espace bien à soi ». C’est ce qui permet au travail de s’accomplir, par la mobilisation des ressources de concentration, d’attention et la préservation des conditions d’un travail bien fait (silence, lumière, confort de posture, sécurité, etc.).

Mais aujourd’hui, nous sommes dans la situation contraire : lieu de travail et lieu de vie se confondent ; on télétravaille comme on peut et où on peut, avec son ou sa conjoint(e), dans la seule pièce à portée de Wifi, parfois avec les enfants eux-mêmes lâchés par les systèmes d’éducation à distance qui ont tous croulé sous le poids des connexions…

Unité d’action

Le télétravail n’est pas juste une transposition du bureau à la maison. Il nécessite des moyens d’action, c’est-à-dire une infrastructure dédiée. On pense aux aspects matériels (connexion à haut débit, grand écran, siège ergonomique,…), mais les aspects logiciels sont tout aussi majeurs : disponibilité et surtout maîtrise des outils de messagerie instantanée, de téléconférence, de gestion partagée des documents, des plateformes collaboratives, etc.

Mais aujourd’hui, nous sommes dans la situation contraire : on a vu sur ce blog que les entreprises françaises sont globalement en retard sur la transition numérique (voir : « La France, start-up nation ou attardée numérique ? »), la transition managériale (voir : « Transition managériale : heurts et malheurs français ») et sur la mise en œuvre des processus de travail collaboratif (voir : « Le grand renversement : de l’engagement à l’intelligence collective »). Voilà donc déjà trois obstacles de taille.

A cela s’ajoute l’impréparation liée à la soudaineté de la crise sanitaire et du confinement qui s’en est suivi, si bien que les ressources sont partagées entre les usages éducatifs, de loisir et de travail. Je vois autour de moi des collègues contraints de « télétravailler » dans les pires conditions (comme l’illustre magnifiquement ce dessin), d’autres qui se débattent entre leurs applications « corporate » souvent trop lourdes et la multiplicité des outils du marché. Et chacun d’essayer de monter en compétences sans chuter dans le fossé numérique, en apprivoisant les Team, Zoom, Webex, Slack, Trello, Jira, Google Hangouts, et autres…

Allons plus loin : au-delà du hardware et du software, c’est le « cultureware » qui fait la qualité du travail à distance. Les études du BCG montrent que « la productivité, l’efficacité et la qualité de décision des équipes qui travaillent en un même lieu géographique sont supérieures à celle des équipes virtuelles ». Le travail à distance a donc pour effet une diminution de la performance, « ce qui ne doit pas inquiéter puisque c’est simplement la preuve que le travail sur un même lieu géographique fait la différence »[3].

Trop d’entreprises se bercent dans l’illusion que les listes de bonnes pratiques qui circulent sur internet suffiront.

Pour éviter une chute de performance trop marquée, il faut construire une culture du travail à distance. Trop d’entreprises se bercent dans l’illusion que les listes de bonnes pratiques qui circulent sur internet y pourvoiront. Elles découvriront que ce terreau culturel se construit dans la durée, avec patience, avec un rôle clé du manager de proximité et de la capacité à créer et maintenir la confiance mutuelle (voir : « Travailler ensemble : pour une intelligence de la coopération »). Elles constateront que la précipitation dans laquelle le travail à distance a été mis en place n’a pas favorisé l’éclosion d’une telle culture.

Que faire ?

Cette expérience de travail confiné va générer des avancées. Elle va sans doute faire progresser l’autonomie (voir : « Autonomie au travail : la France a tout faux ! »), accélérer le mouvement vers un management reposant davantage sur l’adhésion et le soutien (plutôt que sur la discipline et le contrôle) ; elle va mettre en relief des irritants du travail (infobésité, réunions à l’utilité discutable,…) que le management essayera de combattre ; elle va peut-être faire bénéficier à des millions d’actifs des avantages du télétravail : moins de déplacements, moins de stress, meilleure conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle.

Mais on voit bien qu’elle soulève aussi beaucoup de questions, d’interrogations sur

  • le travail,
  • les process RH,
  • les formes du dialogue et d’échange autour du travail,
  • le management,
  • les conditions de la confiance (entre collègues, avec les managers, les clients),
  • la collaboration,
  • les voies de la régulation sociale (quel dialogue social dans une telle configuration ?),
  • le rapport à l’entreprise.

Elle suscite aussi des questions plus cruciales encore sur l’évolution de tous ces facteurs à l’issue de la période de confinement…

Conclusion

Hartmut Rosa, le grand philosophe de l’accélération, l’a dit en mars 2020 : « je perçois une disjonction : le monde du numérique et des connexions Internet continue de tourner très vite, va même s’intensifiant, tandis que dehors, dans les rues, dans les campagnes, le monde réel s’est vidé. Ce contraste est extrêmement impressionnant ». A nous de jouer, au sein de cette disjonction, pour comprendre ce qui nous arrive, ce qui arrive au travail. Il s’agit de tracer le chemin vers un travail à distance socialement responsable.

Vous pouvez contribuer, témoigner et échanger en cliquant ici :
Mon travail à distance, j’en parle 

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,

Management & RSE

Pour aller plus loin :

Consultez les premiers résultats et enseignements de l’enquête (note de Terra Nova en PDF) : « La révolution du travail à distance », 29 avril 2020

Poursuivez le débat sur France Info : « le travail confiné va générer des avancées mais à condition que soit inventée une culture du travail à distance »

Lisez l’article de Loïc Le Morlec dans Courrier Cadres, « Confinement ou le rappel de la valeur travail », qui interroge le lien entre le travail confiné et la valeur travail

Imaginez les mutations du travail : « Comment travaillerons-nous demain ? »

Crédit image : Outil pour un travail confiné. S’agit-il d’un smartphone ou d’un dumbphone ?

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[1] « Quels sont les salariés concernés par le télétravail ? », Dares Analyses, 4 novembre 2019

[2] Sophie Mariani-Rousset et Patrice Tissandier, « Les bénéfices du télétravail : Mobilité modérée, réduction du stress et des émissions de gaz à effets de serre », Revue francophone sur la santé et les territoires, hypotheses.org, novembre 2019

[3] Benjamin Rehberg, Martin Danoesastro, Shilpa Kaul and Liza Stutts, « How to Remain Remotely Agile Through COVID-19 », BCG Report, March 24, 2020

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2 réponses

  1. Excellent article sur le travail confiné, le terme de télétravail n’étant pas adapté à la situation.

  2. Le temps que nous passons au travail occupe une part tres importante de notre vie. Alors autant vivre ce temps de la maniere la plus agréable possible, quelles que soient les circonstances. Meme lorsque parfois nous nous sentons frustrés ou bousculés, nous pouvons decider de vivre mieux ces tourments. Que ce soit le trajet jusqu’au bureau, la bise entre collegues ou la discussion a la machine a cafe, depuis un mois, les Francais ont du mettre leurs habitudes professionnelles de coté. Afin de combattre la pandémie qui touche tout le pays.

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