5 décembre : la grève qui débloque

Print Friendly, PDF & Email

J’assume : je fais partie des dinosaures, survivants du siècle dernier, qui croient encore que le dialogue social peut déboucher sur des compromis librement consentis plutôt que sur des blocages[1]. C’est d’ailleurs ce que produit le dialogue social au sein des entreprises, avec bon an mal an, 40.000 accords signés entre employeurs et représentants syndicaux[2]. Mais là, le 5 décembre, c’est un tout autre registre : nous sommes dans la théâtralisation du dialogue interprofessionnel. Et si derrière le terme de « blocage », associé au 5 décembre, se profilait au contraire l’opportunité de débloquer quelques conservatismes des entreprises françaises ?

Premier dispositif : le télétravail

Depuis deux mois je pose la question aux chefs d’entreprise que je rencontre : « avez-vous un plan de continuité pour le 5 décembre ? ». Les réponses les plus fréquentes sont « oui, nous misons sur le télétravail », suivie de « non, c’est inutile car nous avons développé le télétravail ».

Voici donc la mesure phare et la raison pour laquelle cette grève débloque : elle incite (et dans certains cas, elle oblige) les entreprises encore réticentes à passer au télétravail ou à l’étendre. C’est un puissant facteur de déblocage car les entreprises françaises sont historiquement très en retard dans le déploiement du télétravail, même s’il a été opportunément assoupli par les ordonnances Travail de 2017.

Cette grève est un puissant facteur de déblocage du télétravail et du covoiturage

Or, ce retard est préjudiciable car le télétravail est une solution mutuellement gagnante, comme le montre l’étude du Comptoir de la nouvelle entreprise de Malakoff Médéric Humanis publiée en février 2019. La synthèse de cette étude présentée ci-dessous en annexe, le met en évidence : le télétravail est un outil de la RSE (responsabilité sociétale et environnementale) car il permet d’améliorer la performance selon ses trois dimensions : sociale, économique et écologique. Pour les collaborateurs, il réduit les temps de trajet (qui ont considérablement augmenté ces dernières années du fait de la métropolisation) et donc l’exposition aux accidents du travail (dont la première cause est de loin les trajets domicile-travail-client), il permet une meilleure conciliation entre vie privée et vie professionnelle (première ou seconde attente exprimée par les salariés en matière de QVT, selon les baromètres), améliore la souplesse des horaires et évite de la fatigue et du stress[3]. Pour les entreprises, il génère des gains de productivité, libère de l’espace de bureau onéreux, diminue l’absentéisme et permet d’accompagner la transition managériale (moins de contrôle, plus de soutien professionnel et d’autonomie). Pour l’environnement, il engendre une économie en émission de particules fines et de gaz à effet de serre.

Second dispositif : le covoiturage

Le second dispositif prévu par les plans de continuité des entreprises est le développement du covoiturage, une pratique de mobilité que 42 % des Français ont déjà expérimenté en tant que passager ou conducteur. Là encore, c’est un facteur de déblocage car le covoiturage à des fins professionnelles est encore trop embryonnaire en France où il s’est plutôt développé dans la sphère des loisirs. Un chiffre : depuis début 2018, la loi de transition énergétique impose aux entreprises de plus de 100 salariés sur un même site d’établir un plan de mobilité (anciennement Plan de Déplacement d’Entreprise) mais selon un sondage de la FAPM (Fédération des Acteurs des Plans de Mobilité), plus de 80% des entreprises n’ont jamais entendu parler de cette obligation légale et n’ont donc toujours pas proposé de plan d’actions ni même réalisé de diagnostic…

Là encore, le fait de rattraper notre retard génère des bénéfices à la fois pour les entreprises, les collaborateurs, la planète et les territoires. Ne serait-ce que parce qu’un trajet en covoiturage, d’après l’ADEME (en moyenne 347 km avec 87,8 kg de CO2 émis) permet de réaliser 14 % d’économie en émission de gaz à effet de serre, par rapport à celle qui auraient été constatée avec les différents modes de transports qui auraient été choisis par les membres de l’équipage si le covoiturage n’avait pas été disponible[4]. Mais aussi parce que la pratique du covoiturage réduit la fatigue au volant, l’un des principaux facteurs de risque d’accident dans la sphère professionnelle[5].

A l’heure où j’écris ces lignes, vendredi 22 novembre, il est trop tôt pour savoir si cette grève sera véritablement un facteur de déblocage. Car EDF a annoncé des coupures d’électricité, ce qui peut obérer le fonctionnement du télétravail une fois votre batterie vidée. Quant à Bison futé, il prévoit des embouteillages susceptibles d’annihiler les velléités de co-voiturage. Et enfin, la question posée au début de cet article n’est pas pertinente : le problème n’est pas le jeudi 5 décembre mais le lundi 9 : les blocages vont-ils s’enliser durablement ? L’incertitude est à son comble : cette grève nous fait débloquer dans tous les sens du terme.

ANNEXE : Synthèse de l’étude du Comptoir de la nouvelle entreprise de Malakoff Médéric Humanis sur le télétravail (seconde édition, février 2019)

Développement

Nous assistons à une progression significative du télétravail contractuel, en hausse de 50 % par rapport à 2017. D’une manière générale, le télétravail concerne désormais près de 30 % des salariés du secteur privé et tend à se généraliser. Si la pratique non contractualisée reste majoritaire (21 % des salariés), l’augmentation provient essentiellement de la hausse de la pratique contractualisée du télétravail. 44 % (contre 38 % en 2018) des dirigeants déclarent par ailleurs que l’assouplissement des règles de mise en œuvre du télétravail va les conduire à augmenter le nombre de bénéficiaires du télétravail au sein de leur entreprise, ou à élargir la fréquence autorisée.

Dirigeants et salariés sont unanimes quant aux bénéfices apportés par cette pratique, tant sur le plan professionnel que personnel : autonomie, responsabilisation, engagement, équilibre vie professionnelle/vie personnelle… Selon les télétravailleurs interrogés, le nombre de jours idéal est de 6,7 jours par mois, un chiffre très proche de la pratique effective de 7 jours. D’une manière générale, l’étude montre que les bénéfices du télétravail sont plus fortement ressentis lorsque la pratique est comprise entre 1 et 2 jours.

Performance sociale

La grande majorité des télétravailleurs (77 %) se dit satisfaite de ce dispositif qui contribue à l’amélioration de leur qualité de vie au travail. Si leurs motivations sont avant tout d’ordre personnel – 54 % des demandeurs de télétravail souhaitent réduire leur temps de trajet et 36 % avoir des horaires plus souples -, dans les faits, les principaux bénéfices perçus sont bien d’ordre professionnel. Les télétravailleurs reconnaissent que le cette pratique contribue à un meilleur équilibre vie professionnelle/vie personnelle (85 %), une baisse de la fatigue (85 %), des économies financières (84 %) ou encore une opportunité pour une pratique sportive régulière (64 %).

57 % des télétravailleurs ont des enfants à charge. 26 % sont des salariés aidants qui ont à leur charge une personne dépendante ou malade. 45 % ont entre 35 et 49 ans.

Un dirigeant sur deux (54 %) estime que cette pratique est facteur d’amélioration du dialogue social.

Performance économique

79 % des dirigeants et 89 % des salariés déclarent que le télétravail génère une plus grande efficacité au travail. 1 dirigeant sur 2 (49%) considère que le télétravail concourt à la diminution de l’absentéisme. Interrogés sur les principaux bénéfices perçus, 90 % des télétravailleurs évoquent une plus grande autonomie et responsabilisation ainsi qu’une plus grande efficacité au travail (89 %) et un meilleur engagement (83 %). Les dirigeants partagent cette idée que le télétravail contribue à une meilleure qualité de vie au travail (92 %) et à une plus grande autonomie et responsabilisation des salariés (91 % vs 80 % en 2017). Viennent ensuite un engagement accru des salariés (79 %) et une diminution de leur fatigue (78 % vs 63 % en 2017). Ils estiment également que le télétravail améliore leur image d’employeur (69 %), et constitue une opportunité de renouveler les pratiques managériales (64 %).

Performance sociétale et environnementale

Le domicile est le choix de lieu privilégié par les télétravailleurs (92 %) suivis des bureaux mis à disposition par les entreprises (35 %), ou encore des tiers lieux comme les espaces de coworking ou les cafés (21 %). Salariés et dirigeants s’accordent à dire que le travail à distance répond aussi à des enjeux sociaux ou sociétaux tels que le maintien dans l’emploi des personnes en situation de fragilité (pour 42 % des salariés et 45 % des dirigeants), le respect de la planète (38 % des salariés et 33 % des dirigeants).

Points d’attention

La culture managériale : Si la grande majorité des managers qui encadrent des télétravailleurs (83 %) se déclare favorable à cette forme de travail (ce chiffre augmente proportionnellement au nombre de télétravailleurs encadrés), 18 % d’entre eux indiquent rencontrer des difficultés lors de sa mise en œuvre. Ainsi, selon eux, créer les conditions de réussite du télétravail implique de repenser le maintien du lien collectif (84 %), la façon de déléguer et contrôler les tâches (81 %), la régulation de la charge de travail (78 %) et les modalités de contrôle du temps de travail (74 %).

Par ailleurs, 85 % des managers qui encadrent des télétravailleurs estiment que le télétravail nécessite de mettre en place des actions de formation et de sensibilisation spécifiques. Mais seuls 31 % d’entre eux indiquent avoir bénéficié d’un tel accompagnement lors de la mise en œuvre du télétravail au sein de leur équipe. Dans le même temps, 30 % d’entre eux indiquent avoir organisé des formations pour les télétravailleurs éligibles au télétravail et 38 % envisagent de le faire.

Le management à distance et le lien hiérarchique : 64 % des dirigeants interrogés estiment que le télétravail constitue une opportunité de renouveler les pratiques managériales, tout en soulignant – pour 56 % d’entre eux – les difficultés que peut engendrer le management à distance. Près de la moitié des managers (44 %) craignent que le télétravail entraîne une perte d’une partie de leurs responsabilités, voire une remise en cause du lien hiérarchique (34 %). Quant aux salariés, ils déclarent que le télétravail pourrait freiner leur évolution au sein de l’entreprise (pour 39 % des salariés interrogés).

Un nouveau privilège ? Plus de la moitié (51 %) des télétravailleurs sont cadres. 49 % travaillent dans une entreprise de plus de 1000 salariés. 45 % travaillent dans le secteur des services et du conseil. 34 % des télétravailleurs vivent en région parisienne.

La porosité des temps : Alors même que l’équilibre vie professionnelle/vie personnelle figure parmi les principaux bénéfices des salariés (pour 85 % des télétravailleurs), 60 % d’entre eux reconnaissent que le télétravail peut engendrer des difficultés dans la séparation des temps de vie, avec un risque d’empiètement du travail sur la vie personnelle. 54 % des salariés évoquent également des risques pour la santé psychologique tels que l’isolement, la perte du lien collectif ou la non-déconnexion.

Les conditions de travail : Par ailleurs, moins d’un télétravailleur sur deux (45 %) dit disposer d’un espace dédié. Les conditions de travail des télétravailleurs sont un sujet de préoccupation pour la majorité des dirigeants : 54 % d’entre eux déclarent avoir des difficultés à évaluer l’hygiène et la sécurité des lieux, et 31 % estiment que l’absence d’un espace adapté peut contribuer à dégrader la santé physique des télétravailleurs (mauvaises postures, sédentarité…).

Enfin, il est intéressant de noter que les raisons invoquées par les dirigeants qui ne proposent pas le télétravail – alors même que leur activité est compatible – sont liées à la sécurité des outils informatiques (45 %), à la résistance des managers (31%) et aux contraintes administratives (28%).

Pour aller plus loin :

« Le dialogue social à la française, chef d’œuvre en péril »

Cet article est une version augmentée d’une chronique de Martin Richer publiée par l’hebdomadaire Entreprise & Carrières dans son n° 1458. Pour lire cette chronique en format PDF, cliquez ici 

Explorez les dernières chroniques de Martin Richer dans Entreprise & Carrières

Consultez le site de Entreprise & Carrières

Crédit image : « La grève des mineurs du Pas-De-Calais » : le cortège des grévistes parcourant les corons après la catastrophe de Courrières (1099 morts), illustration parue dans « Le Petit Journal » du 1er avril 1906

Ce que vous venez de lire vous a plu, interpellé, irrité, inspiré ? N’oubliez pas de vous inscrire (gratuitement) à la newsletter de Management & RSE pour recevoir automatiquement les prochains articles de ce blog dès leur publication. Pour cela, il vous suffit d’indiquer votre adresse E-mail dans le bloc « Abonnez-vous à la newsletter » sur la droite de cet écran et de valider. Vous recevrez un courriel de confirmation. A bientôt !

[1] Voir : « Le dialogue social est-il mort en France ? » 

[2] Voir : « Oui, les syndicats sont utiles ! » 

[3] Voir : « Parcours QVT : la qualité de vie au travail dans tous ses états » 

[4] « Quel est l’impact environnemental du covoiturage de longue distance? », 6 février 2017

[5] Voir : « La sécurité routière au travail, levier de performance » 

Partager :

Facebook
Twitter
LinkedIn
Email
WhatsApp

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *