Coronavirus : triple peine pour la jeunesse et camouflet pour le développement durable

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« Avec la récession économique qui découle du confinement, ce sont les jeunes qui vont payer le plus lourd tribut, que ce soit sous forme de chômage ou d’endettement, » estimait en avril 2020 le philosophe André Comte-Sponville dans un entretien pour le quotidien suisse Le Temps. L’essayiste François de Closets renchérissait dans une tribune dans Le Monde du 29 mai intitulée « La génération prédatrice du ‘toujours plus’, née autour de 1950, devrait avoir honte ». Selon lui, les plus jeunes ont consenti à un véritable sacrifice en acceptant de se confiner pour protéger leurs aînés. « Le Covid-19 ne représente une menace mortelle que pour les plus de 64 ans. Les jeunes générations pouvaient parfaitement vivre avec et laisser mourir les anciens. C’est d’ailleurs ce que notre génération a fait, entre 1968 et 1970, avec la grippe de Hongkong, tout aussi géronticide ».

Le même jour Anne-Catherine Husson-Traore, Directrice générale de Novethic signait un éditorial dans sa publication intitulé « Élever des générations sacrifiées : quand le COVID 19 hypothèque l’avenir des plus jeunes ». Elle attire l’attention de ses lecteurs : « 2020 sera sans doute l’année de la rupture pour les jeunes générations dont on a hypothéqué l’avenir (…) Les mesures de prévention du COVID 19 ont conduit à privilégier certaines catégories de la population, celles qui détiennent le pouvoir démographique, économique, et démocratique sur les plus jeunes qui se trouvent privés de scolarité, de stages et d’emplois, saisonniers ou pas ». De son côté, Anne Lambert, sociologue et directrice de recherche à l’Institut national des études démographiques (Ined) prévient : « La pandémie n’est pas seulement une crise sanitaire ». Elle ajoute : « C’est une crise sociale, générationnelle, qui hypothèque l’avenir de la jeunesse. Croire qu’une société développée est une société qui protège ses aînés en sacrifiant ses jeunes, en reportant sur eux le poids des dettes publique et écologique et le financement de la dépendance, est une grossière erreur »[1].

Génération prédatrice contre génération sacrifiée ; « papy-winners » contre « baby-loosers » : la guerre des âges plane au-dessus du Coronavirus…

Il ne s’agit pas de dresser les uns contre les autres, alors même que la crise sanitaire a révélé la solidarité (choisie ou souhaitée) de ceux qui respirent le même air et partagent les mêmes espaces. Mais la Covid agit comme un révélateur de la domination de la génération (dont l’auteur de ces lignes fait partie) de ceux qui ont vécu les plus belles années des « trente glorieuses », dans le calme de l’après-guerre, ont pu entrer sur un marché du travail encore dynamique, acheter à bas prix leur logement et profiter des 50 années sans conflit majeur que l’Histoire a offert pour la première fois à l’humanité. C’est cette génération gâtée par l’existence qui fuit ses responsabilités et alourdit sans cesse le fardeau imposé aux générations suivantes.

Un camouflet infligé au développement durable

Le gonflement de la dette écologique et financière représente un transfert de responsabilité effectué sans contrôle démocratique au détriment des générations futures. Ce faisant, nous allons à rebours des exigences du développement durable. Passée d’abord inaperçue, l’expression « développement durable » a été popularisée à partir de la publication du rapport Brundtland en 1987. Madame Gro Harlem Brundtland, alors Ministre d’État de Norvège, la définit ainsi dans son rapport ‘Our common future’ : « Un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs »[2]. Cette définition institutionnalise un proverbe amérindien, citation dont beaucoup de politiques aiment endosser la paternité : « Nous n’héritons pas de la terre de nos parents, nous empruntons celle de nos enfants ». Le philosophe allemand Hans Jonas, le plus grand penseur de la responsabilité, disait que l’humanité n’a pas le droit au suicide[3]. Car si l’homme peut s’enlever la vie, il ne peut pas, par ailleurs, mettre en péril celle des autres, puisque la société a la responsabilité de protéger la vie. Mais sacrifier sa jeunesse est une forme de suicide pour une société.

Comment ne pas comprendre qu’une partie de la jeunesse se soulève, face à ce « déni de soutenabilité » et demande des comptes à ses aînés qui sont aux commandes ? En version exaltée, cela donne le discours de Greta Thunberg à la tribune de l’ONU en septembre 2019 : « Les gens souffrent, les gens meurent, des écosystèmes entiers s’effondrent. Nous sommes au début d’une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c’est d’argent, et des contes de fées de croissance économique éternelle ? Comment osez-vous ? (…) Vous nous délaissez. Mais les jeunes commencent à comprendre votre trahison. Si vous décidez de nous laisser tomber, je vous le dis : nous ne vous pardonnerons jamais. Nous ne vous laisserons pas vous en sortir comme ça ». En version plus policée, cela donne le « Manifeste pour un réveil écologique », lancé en octobre 2018 par des étudiants de grandes écoles, proposant de changer de cap aussi bien dans leur quotidien que dans le choix de leur futur emploi et annonçant qu’ils ne travailleront pas pour des entreprises qui ne s’engagent pas vers plus de responsabilité[4].

Et comme l’approche de la RSE nous invite à analyser les impacts de nos actions, les externalités comme disent les économistes, force est de constater que les plus jeunes vont payer le plus lourd tribut à cette crise alors qu’ils étaient les moins menacés par elle. Pour la jeunesse, c’est la triple peine.

1 – Les jeunes sont les moins concernés mais les plus pénalisés

L’étude britannique OpenSafely a montré que les 18-40 ans ont 180 fois moins de risques de mourir de la Covid-19 que les plus de 80 ans. En France, plus de 90% des morts de cette maladie ont plus de 65 ans, et l’âge médian des victimes est de 84 ans. C’est donc pour protéger nos aînés que l’option du confinement a été choisie par ceux qui détiennent le pouvoir économique mais aussi démocratique (selon le dernier pointage de l’Insee, les électeurs inscrits sont âgés de 50 ans en moyenne), malgré ses conséquences catastrophiques pour le devenir de nos jeunes.

Cela ne veut pas dire qu’il ne fallait pas consentir au confinement, ni que les jeunes auraient été épargnés par le virus en son absence. Ce dernier a permis d’éviter 3,1 millions de morts en Europe (dans 11 pays), d’après les estimations d’une étude publiée début juin dans la revue Nature. Une étude française réalisée par trois chercheurs de l’École des hautes études en santé publique (EHESP) avait déjà montré que le confinement a sauvé au moins 60.000 vies en France sur le seul mois d’avril. Et sur ces vies sauvées, il n’y a pas que des octogénaires, comme le rappelle le Pr Laurent Papazian, chef du service de réanimation de l’hôpital Nord à Marseille (AP-HM)[5]. « Le confinement est une mesure qui a bénéficié à l’ensemble de la population. D’abord parce qu’une bonne partie des malades accueillis en réanimation avaient moins de 65 ans. Ensuite parce que si nos services avaient été saturés, il y aurait eu des effets collatéraux pour d’autres patients, et notamment des jeunes, qui n’auraient pas pu être soignés correctement ». Si bien que, souligne le réanimateur, « sans le confinement, cela aurait été une catastrophe sanitaire pour l’ensemble de la population ».

Cela ne veut pas dire non plus que les plus âgés auraient été mieux traités que les plus jeunes. Comment oublier notre silence collectif au début de la pandémie, lorsqu’on laissait mourir dans les Ehpad des centaines de résidents isolés qu’on ne daignait même pas compter dans les statistiques des morts ? Comment oublier les clandestins du deuil, ces morts qui ont passé leurs derniers jours sans pouvoir ne serait-ce que plonger leur regard dans celui de leurs proches, sans obsèques dignes de ce nom ?

Un adolescent français sur quatre rencontre des difficultés dans la communication avec ses parents, soit la proportion la plus élevée des pays de l’OCDE.

C’est évidemment en regard de leur potentiel que les jeunes, peu menacés par la pandémie elle-même, ont été en revanche les plus gravement impactés. Emmanuel Macron (né en 1977) l’a souligné durant son interview télévisée du 14 juillet : « C’est à notre jeunesse qu’on a demandé le plus gros effort » pendant la crise sanitaire, a-t-il souligné à ce propos, « ne pas sortir, ne pas aller faire la fête, ne pas pouvoir passer ses examens », et « parfois devoir renoncer à sa première embauche ». Rester cloîtré chez soi ne révolutionne pas la vie d’un senior, mais cela handicape gravement les jeunes, privés d’interactions sociales à l’heure où ils forgent leur personnalité dans l’échange avec leurs pairs, privés d’indépendance pour ceux qui ont dû réintégrer le bercail familial pour se confiner chez leurs parents.

Même Bill Gates a été jeune ; c’est prouvé !

Le confinement n’a pas toujours fait du bien à la relation parents-enfants, déjà bien dégradée avant la crise sanitaire. J’avais été frappé par la lecture d’un rapport de l’OCDE intitulé « Comment va la vie en France ? », publié en mai 2016, qui analysait les conditions de vie matérielles et la qualité de vie en France selon onze dimensions (revenu et patrimoine, emplois et salaires, logement, équilibre vie professionnelle-vie privée…). La question du bien-être des enfants était abordée, et l’OCDE constatait qu’un adolescent français sur quatre rencontrait des difficultés dans la communication avec ses parents, soit la proportion la plus élevée des pays de l’OCDE.

2 – La crise économique due au confinement freine l’intégration des jeunes

Quelque 620.000 emplois ont été supprimés durant les huit semaines qu’a duré le confinement, des contrats surtout occupés par des jeunes, pour la plupart des CDD ou des contrats intérimaires, selon l’OFCE. Les précaires sont en effet les premières victimes du confinement, puis de la récession. Or les jeunes sont parmi les plus nombreux dans cette catégorie d’emplois : 28,4 % des actifs de moins de 25 ans étaient en CDD en 2019, d’après les dernières statistiques de l’Insee. 38 % avaient un contrat précaire ou pas de contrat de travail du tout, contre 13 % pour l’ensemble de la population.

Les 18-25 ans, qui représentent tout de même près de 8 millions de personnes et 12 % de la population française, sont déjà et seront encore plus à la rentrée de septembre, les premières victimes des fins de CDD, de la chute de l’intérim, des plans de licenciement. Facteur aggravant, les secteurs les plus frappés par la récession sont aussi ceux où les jeunes sont les plus présents : hôtellerie, restauration, tourisme, événementiel… Enfin, ils seront surtout confrontés aux emplois non créés, au gel des embauches, qui affecte particulièrement les primo-accédants au marché du travail. Or, ce sont sept cent à huit cent mille jeunes qui doivent entrer cette année sur le marché du travail.

Le taux de chômage des 15-24 ans, qui se situait déjà à 20% au dernier trimestre de 2019 – le quatrième plus élevé d’Europe – pourrait, dans le pire des scénarios, atteindre 30%. Dans cette tranche d’âge, il a augmenté de 29% au seul mois d’avril 2020, atteignant le record de 659.000. C’est un retournement de situation dramatique puisque depuis décembre 2014, ancien plus haut historique avec 583.400, le nombre de jeunes chômeurs avait continuellement reflué, pour atteindre 472.220 à la fin du mois de février, soit une baisse de 19 % sur la période. Depuis l’inversion de la courbe du chômage, réalisée en 2015 sous le quinquennat de François Hollande, le taux de chômage chez les 15-24 ans perdait environ un point chaque année et s’était rétracté de 24,7 % en 2015 à 19,6 % en 2019, selon l’Insee.

Et le phénomène est mondial : selon l’Organisation internationale du travail (OIT), un jeune sur six a perdu son emploi entre le début de l’épidémie et fin mai et ceux qui ont conservé leur poste ont vu leur temps de travail se réduire de 23 %[6]. Avec un taux de 13,6 % en 2019 en moyenne mondiale, le chômage des jeunes était déjà plus élevé que dans tout autre groupe de population mais la crise économique due au confinement les affecte davantage que les autres tranches d’âge, si bien que les écarts vont s’accentuer.

En France, l’inquiétude porte aussi sur les près de 500.000 jeunes qui étaient en apprentissage en 2019, soit une augmentation de 16% enfin obtenue à la suite de la réforme… qui pourrait se trouver menacée par les effets de la crise.

Alors que les revenus des jeunes se contractent, ceux des retraités continuent à progresser malgré la crise.

Les perspectives sont sombres : entre 165.000 et 320.000 jeunes pourraient venir grossir les rangs des demandeurs d’emploi en France au deuxième trimestre de 2020, selon des estimations du ministère du Travail, qui se basent sur une croissance négative de 10 à 11% sur l’année et une baisse très progressive de l’activité partielle.

Elles ne sont pas meilleures concernant les revenus. Déjà, 40% des jeunes déclaraient une perte de revenus depuis mars, soit le plus fort taux de toutes les classes d’âge, révélait une récente enquête réalisée par l’Ined. Mais alors que les revenus des jeunes se contractent, ceux des retraités continuent à progresser malgré la crise. Selon le Conseil d’orientation des retraites (COR), la contraction de l’emploi et les baisses de salaires à venir vont se traduire par un recul de la rémunération nette des actifs de 5,3% en moyenne en 2020 par rapport à l’année précédente… et ce alors que la pension moyenne nette versée aux retraités augmentera elle de 1,2%. Au total, à la fin de l’année, la supériorité du niveau de vie des retraités par rapport à celui de l’ensemble de la population aura doublé, passant de +5% à +10% (Les Echos du 15 juin 2020).

L’impact psychosocial du confinement chez les plus jeunes se révèle aussi dramatique que l’impact économique. Selon l’équipe de recherche Bordeaux Population Health (Inserm et université de Bordeaux), qui a mené une enquête pendant le confinement, 27 % des étudiants se déclaraient tristes, déprimés ou désespérés plus de la moitié du temps voire tous les jours contre 16 % chez les non-étudiants ; 40 % se sentaient fatigués ou sans énergie (contre 21 %) ; 30 % se voient comme des « perdants » (contre 15 %) ; 27 % se déclaraient « en permanence inquiets, de façon excessive » contre 16 % dans le reste de la population.

3 – Ces effets risquent de pénaliser les jeunes toute leur vie

J’avais proposé d’appeler la génération Z, les jeunes nés juste avant et après le tournant de l’an 2000, les « sustainable natives » (voir : « Qui a peur des sustainable natives ? »). Mais c’est peut-être la qualification de « génération Covid » qui les suivra, tant le traumatisme du confinement et de la crise économique met à l’épreuve leur résilience. Ces jeunes nés après 1995 formeront 50 % de la main d’œuvre active d’ici 2025 et seront les leaders économiques et politiques du pays d’ici 2035. Mais leur fin d’adolescence ou les débuts de leur vie d’adultes sont durablement marqués par une parenthèse des liens sociaux en face-à-face, la suspension des études, l’annulation du bac et pour certains la fermeture des restaurants universitaires, voire des cantines. Un tiers des étudiants travaille habituellement l’été dans les emplois saisonniers pour financer leur année d’études, ce qui va se révéler très difficile cette année.

Dans son intervention télévisée du 14 juin, le président Emmanuel Macron a évoqué leur sort : « C’est elle, cette génération qui porte la dette écologique et budgétaire ». Une double dette que ma génération, protégée par le confinement, a sciemment creusé à leur intention durant ses 50 belles années d’aisance. Et une troisième dette s’y ajoute désormais, celle du retard de l’insertion. Car la crise économique va encore repousser les étapes de l’entrée dans l’autonomie (notamment l’âge du premier enfant, qui s’établit maintenant à 28 ans et demi, coïncidant avec le premier CDI…).

Génération Z : deux décennies de chocs

Or, on sait que la France se caractérise déjà par une forte propension à retarder l’entrée des jeunes sur le marché du travail, comme l’a montré Jean Pralong, chercheur en gestion des ressources humaines à l’école de management de Normandie, dans son étude « Le péril jeune », menée sur la France et 5 autres pays. Cette étude interpelle les professionnels du recrutement et plus largement la fonction RH. Elle s’appuie sur le suivi des trajectoires d’insertion de 682 diplômés bac + 5 en master de gestion, des profils qualifiés d’« hyperemployables », à partir de février 2017, en France, Royaume-Uni, Suisse, Portugal, Pays-Bas et Allemagne. Alors que les compétences acquises avec cette formation sont comparables dans les six pays étudiés, la peur de ce « péril jeune » touche les Français de façon plus aiguë. Les entreprises hexagonales, plus que leurs homologues, rechignent à les recruter et mettent en œuvre toutes les stratégies possibles pour les tester et reculer le moment de l’embauche.

Moins bien accueillis sur le marché du travail que dans les autres pays européens, les jeunes Français le sont aussi moins bien que leurs aînés, et cela ne date pas de la crise sanitaire. Quatre chercheurs du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Cereq) ont comparé l’insertion dans le marché du travail de jeunes sept ans après leur sortie du système scolaire en 1998 avec ceux sortis en 2010. Cette étude de cohorte dresse un constat inquiétant pour la France : qu’ils soient diplômés ou pas, les trajectoires professionnelles des jeunes Français sont plus heurtées et moins ascendantes (plus de précarité, accès retardé au premier emploi, parcours plus hachés, plus de périodes de chômage, progression salariale moins dynamique). Ainsi par exemple, en 2017, un bac +5 de l’université (Master 2) arrivé sur le marché du travail en 2010 gagnait 12 % de moins qu’une personne ayant un niveau d’étude comparable en 2005 et ayant commencé à travailler en 1998. Et les diplômés du supérieur en 2010 ont 1,8 fois moins de chance que ceux de 1998 d’être cadres sept ans après avoir débuté leur vie active.

Le manque de perspectives, la panne de l’ascenseur social et la peur du déclassement sont à la racine du pessimisme français.

Que vaut une société qui fait de moins en moins de place à ses jeunes ? Comment s’étonner que les enquêtes internationales pointent le fait que les Français – et en particulier les jeunes Français – soient parmi les peuples les plus pessimistes ? Le manque de perspectives (pour soi-même et pour ses enfants), la panne de l’ascenseur social et la peur du déclassement sont à la racine du pessimisme français.

Le sort des plus jeunes, ceux qui n’abordent pas encore le marché du travail a lui aussi été bouleversé. Jules Ferry a inventé l’école obligatoire. Pour entrer dans l’histoire, Jean-Michel Blanquer a inventé l’école facultative. Avec une surprenante nonchalance, on a fait le choix de laisser les écoliers, lycéens et étudiants s’égayer dans la nature de façon prolongée, alors que la DARES, institut de statistiques du ministère du travail, recensait déjà, fin 2018, près d’un million de jeunes de 16 à 25 ans n’ayant ni études, ni emploi, ni formation – les fameux NEET, dont nous détenons le triste record en Europe. En prétendant pallier ce problème par l’éducation à distance, on a fait semblant, de ne pas voir la fracture numérique et les effets délétères de cet éloignement avec le savoir et la connaissance.

L’école et l’université étaient déjà plutôt indifférentes aux besoins des jeunes. Avec la crise sanitaire, elles sont devenues inexistantes, et cela dans un silence assourdissant. Cette déconnexion était déjà bien visible dans les rapports PISA, mais pas seulement. Une étude du cabinet de conseil McKinsey datée de février 2014 sur l’adéquation entre enseignement et marché du travail en Europe et en France montrait que le système d’enseignement supérieur en France « répond mal aux besoins des employeurs et aux attentes des jeunes »[7]. Moins de la moitié des jeunes diplômés européens pensent que leurs études leur ont permis d’améliorer leurs chances de trouver un emploi, ce qui constitue une remise en cause terrible mais surtout, « en France, ce taux descend même à 35 %, soit le chiffre le plus bas après la Grèce », souligne l’étude. Le dialogue avec les parties prenantes demeure une approche quasi-inconnue du monde scolaire et universitaire. Cette étude montrait que « seulement 37 % des employeurs français déclarent échanger avec des responsables d’enseignement éducatifs plusieurs fois par an, contre 50 % en moyenne dans les pays étudiés ».

« Parmi les jeunes français qui ont poursuivi des études, deux tiers déclarent a posteriori que s’ils pouvaient revenir en arrière, ils ne referaient pas les mêmes choix – soit le taux d’insatisfaction le plus élevé de l’ensemble des pays européens étudiés, » indiquait McKinsey. Comment alors s’étonner que « bon nombre de jeunes Européens et en particulier les Français se disent peu intéressés ou motivés par les études » ? Même critiquables, les théories du capital humain nous apprennent pourtant que les déficits éducatifs se payent très cher et tout au long de la carrière (voir : « Sommes-nous tous du capital humain ? »).

Pour désigner l’impact subi par les jeunes qui arrivent sur le marché du travail par temps de crise et qui en subissent les conséquences pour longtemps, en termes d’emploi, de salaires, de précarité, les économistes ont créé un terme révélateur, « l’effet cicatrice »[8]. Il est de notre responsabilité de limiter au maximum cet effet.

L’Etat prend ses responsabilités. Lors de sa rencontre à l’Elysée avec les partenaires sociaux le 4 juin, Emmanuel Macron a annoncé pour juillet un plan de protection de l’emploi des jeunes d’un coût global de plus de 1 milliard d’euros. Il a par la suite confirmé qu’un important volet serait consacré aux 450.000 candidats à l’apprentissage, qui redoutent de ne pas trouver de contrat dans les mois à venir. C’est le sens de l’aide financière massive qu’il a annoncée : une prime à l’embauche pour le recrutement d’apprentis, 5.000 euros pour un mineur et 8.000 euros si c’est un majeur, soit un coût quasi nul pour les entreprises, puisque le salaire mensuel d’un apprenti, la première année, est d’environ 400 € pour un mineur et oscille entre 650 € et 800 € pour un majeur.

Durant son interview télévisée du 14 juillet, il est revenu sur les dispositifs visant à aider les jeunes à s’insérer sur le marché de l’emploi après le choc de la crise sanitaire. Il a annoncé la création de 300.000 contrats d’insertion, pour ceux « qui n’ont pas réussi à trouver l’entreprise qui leur signe leur contrat d’apprentissage ou leur alternance ». Sans en porter le nom, ce sont des emplois aidés… dont la réduction drastique, fin 2018, par le gouvernement d’Edouard Philippe avait provoqué un débat animé. Le nombre de bénéficiaires avait alors diminué presque de moitié (46 %), pour atteindre 139 400 jeunes, selon la Dares, service statistique du ministère du travail, qui brossait un constat mitigé de leur efficacité en termes d’insertion professionnelle dans le secteur non marchand.

Par ailleurs, Emmanuel Macron a annoncé que 100.000 places supplémentaires seraient ouvertes en service civique dans les six mois à venir, qui viendront s’ajouter aux 140.000 existantes. Ce dispositif concerne les jeunes de 16 à 25 ans (30 ans en cas de handicap). Le chef de l’État a évoqué par ailleurs l’ouverture de « 200.000 places dans des formations qualifiantes supérieures, pour permettre aux jeunes de poursuivre un peu leurs études avec un accompagnement spécial ».

L’aboutissement ultime du confinement des jeunes, du rétrécissement du champ des possibles, c’est l’assignation à résidence.

Enfin, il a dévoilé « un dispositif exceptionnel d’exonération des charges pour les jeunes, pour encourager les employeurs à embaucher des salariés à faibles qualifications, jusqu’à 1,6 smic ». Ce dispositif est « exceptionnel parce qu’il durera un à deux ans, on va l’évaluer », a souligné le président. Le lendemain, le Premier ministre Jean Castex a précisé cette mesure lors de son discours de politique générale à l’Assemblée, mentionnant un dispositif exceptionnel de réduction du coût du travail par exonération de charges, à hauteur de 4.000 euros par an, pour les jeunes de moins de 25 ans. Cette exonération de charges « sera mise en place dès le mois de juillet pour que ce soit opérationnel à la rentrée », a déclaré le lendemain le ministre de l’Economie Bruno Le Maire sur France Inter. Lors de la présentation au Sénat du projet de loi de finances rectificatif (PLFR), il a indiqué que ces exonérations de charges représenteraient un coût de 300 millions en 2020 et de 1,6 milliard d’euros en 2021 pour les finances publiques. Jean Castex a confirmé ces différentes mesures en présentant le 23 juillet, le « plan jeunes » dont le montant total est évalué à 6,5 milliards d’euros sur deux ans. Ce plan inclut des mesures fortes en termes de formation professionnelle.

On comprend le point de vue du Président : l’aboutissement ultime du confinement des jeunes, du rétrécissement du champ des possibles, c’est l’assignation à résidence. La lutte contre cette dernière était au cœur de sa campagne présidentielle, même si les actes n’ont pas toujours été au niveau des paroles[9].

Conclusion (provisoire) : la montée des inégalités inter-générationnelles, nouvelle fracture française

Aveuglés par notre attachement viscéral à l’égalité dans un spectre uniquement social, nous refusons de voir que les inégalités intergénérationnelles, qui se creusaient déjà avant la Covid-19, s’accentuent avec la récession qui commence et pourraient devenir un facteur d’antagonisme majeur[10]. Le politologue Jérôme Fourquet, qui a finement analysé les fractures profondes de la société française dans « L’Archipel français », a saisi le ressort de l’enfermement[11]. Il se matérialise par la « panne de l’ascenseur social ». L’accès aux études ou écoles les plus prestigieuses, tremplin républicain vers la promotion sociale, devient plus en plus fermé : le pourcentage des enfants issus des milieux les plus favorisés ne cesse de progresser au détriment des enfants d’ouvriers ou d’employés au sein des grandes écoles comme Polytechnique, HEC ou l’ENA, viviers de l’élite dirigeante du pays.

Conséquence, l’élite de notre pays se retrouve de moins en moins en phase avec les difficultés quotidienne que vivent les catégories les moins favorisées de la population et notamment les jeunes. Pour ces derniers, l’existence se réduit parfois à l’étroitesse d’un territoire et d’un destin, décrite avec pertinence et sensibilité par Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018 pour « Leurs enfants après eux ».

« Ici, la vie était une affaire de trajets. On allait au bahut, chez ses potes, en ville, à la plage, fumer un pet’ derrière la piscine, retrouver quelqu’un dans le petit parc. On rentrait, on repartait, pareil pour les adultes. (…) Chaque désir induisait une distance, chaque plaisir nécessitait du carburant. À force, on en venait à penser comme une carte routière. Les souvenirs étaient forcément géographiques. » — Nicolas Mathieu, « Leurs enfants après eux », Actes Sud, août 2018

Dans un article justement intitulé « le Covid va aggraver la fracture générationnelle », l’hebdomadaire L’Express met l’accent sur les dangers d’une telle évolution sous la plume de Béatrice Mathieu :

« Si l’Etat-providence à la française parvient plutôt bien à corriger les inégalités des revenus – celles entre riches et pauvres après transferts sociaux sont parmi les plus basses des grands pays riches -, il passe complètement à côté des inégalités intergénérationnelles. « Pis, pour corriger les failles de la solidarité publique, un système de solidarités familiales privé s’est installé, les parents et grands-parents aidant de plus en plus longtemps leurs enfants, accentuant encore l’écart entre les bien nés et les autres », souligne Denis Ferrand, le directeur général de l’institut Coe-Rexecode. Lentement mais sûrement, une société balzacienne se dessine à nouveau. « Une société d’héritiers, où le patrimoine est de plus en plus concentré entre quelques mains, qui ne l’ont pas gagné, pas risqué, mais hérité », tacle l’ex-banquier Guillaume Hannezo, membre du think tank Terra Nova. Les flux d’héritages reçus, qui stagnaient à près de 8 % du revenu national il y a trente ans, atteignent plus de 15 % aujourd’hui, niveau jamais atteint depuis la fin du XIXe siècle. Sans doute faudra-t-il un jour remettre sur le métier l’épineux dossier de la fiscalité des successions, et notamment des plus grosses. Un sujet autrement plus explosif que celui de l’ISF »[12].

Nous avons laissé s’installer en France un renversement des continuités historiques : alors qu’en 1970, le taux de pauvreté des 75-79 ans était trois fois plus important que celui des 18-24 ans, cette réalité s’est inversée depuis le tournant des années 2000. Le taux de pauvreté des jeunes est désormais plus élevé que celui de toutes les autres classes d’âge. Les difficultés d’accès à l’emploi se combinent avec celles du logement : depuis 1996, le prix des logements anciens en France métropolitaine a progressé de 147 % en région et de 223 % à Paris alors que, sur la même période, le revenu moyen par ménage n’a augmenté que de 16 %. « Ceux qui étaient déjà propriétaires avant la grande hausse – en majorité les plus de 50 ans – ont vu leur patrimoine progresser, alors que les autres sont restés à la porte », analyse François Lenglet[13].

Face à la crise du Covid-19, qui a révélé et parfois même exacerbé ces inégalités et les failles de notre société, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) ainsi que l’ensemble des représentants des organisations qui y siègent se sont organisés pour réfléchir collectivement à « l’après ». Pendant près de trois mois, toutes les formations de travail, à l’écoute de la société civile, se sont attelées à identifier les sujets et les actions à mettre en place pour se préparer aux conséquences économiques, sociales et démocratiques de cette crise sanitaire. À l’heure où la cohésion sociale est plus que jamais menacée, cette résolution, intitulée « Construire demain », a été publiée en juin 2020 et donne les pistes d’actions du CESE pour aborder l’après Covid-19 :

« L’implication des enseignants et des parents pour poursuivre l’école à distance est remarquable. Néanmoins, on estime que près de 700.000 jeunes n’ont eu aucun contact avec leurs enseignants, s’ajoutant aux plus de 100.000 élèves qui avaient déjà quitté le système. Laissés sur le bord de la route, décrochés du système, se posent alors des questions graves quant à leur avenir. Il nous faut tout entreprendre pour ces enfants, sous peine de voir une génération entière sacrifiée. »

Nous aussi, managers, professionnels des RH ou de la RSE, nous devons nous impliquer pour faciliter l’insertion de ces jeunes que décidément je ne peux me résigner à qualifier de « génération Covid ». Nous ne voulons pas que naître au mauvais moment soit un handicap qui s’ajoute à celui de naître au mauvais endroit. Nous devons retrouver le sens de la finitude du monde, de notre responsabilité sur nos impacts (voir : « 2018, première année du reste de notre vie »). Nous devons passer d’un modèle de prédation à une exigence de préservation ; comprendre que « nous sommes coloc’ à Terre » ; renouer avec le sens de la transmission. Le meilleur antidote à la crise, c’est de faire confiance aux jeunes.

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE

Pour aller plus loin :

« Les enjeux du retour au travail : 4 points d’attention »

Cet article est une version augmentée d’une chronique de Martin Richer publiée par l’hebdomadaire Entreprise & Carrières dans son n°1487-1488. Pour lire cette chronique en format PDF, cliquez ici : « Ce que la COVID inflige à la jeunesse : la triple peine »

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Crédit image : Photo de Viacheslav Peretiatko / realstock1 – stock.adobe.com

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[1] L’Express, 13 juillet 2020

[2] « Notre avenir à tous », rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies présidée par Gro Harlem Brundtland, 1987

[3] Hans Jonas, « Le Principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique », Cerf, 1995

[4] Le Manifeste Etudiant du Réveil Ecologique a été imaginé par des élèves de l’Ecole Polytechnique, HEC Paris, AgroParisTech, CentraleSupélec et de l’ENS Ulm. Il a été signé initialement par plus de 30.000 étudiants mais aussi par des professeurs, des responsables pédagogiques, des directeurs d’établissements.

[5] Cité par « La Provence » du 12 juin 2020

[6] « Observatoire de l’OIT ; le COVID‑19 et le monde du travail ; Quatrième édition », 27 mai 2020

[7] Cette étude se focalise sur 8 pays européens représentatifs des trois quarts de la jeunesse européenne. Elle s’appuie sur une enquête menée auprès de 5 300 jeunes, 2 600 employeurs, et 700 prestataires de services éducatifs, ainsi que sur l’examen de plus de 100 programmes dans 25 pays du monde, qui pourraient se révéler pertinents pour répondre aux problématiques européennes

[8] Voir notamment Louis Chauvel et Pierre-André Imbert, « Les nouvelles générations sacrifiées », Note Démocratie Egalité, n°2, 2002

[9] Voir : Emmanuel Macron, « Révolution », XO Editions, novembre 2016

[10] Voir Louis Chauvel, « Le Destin des générations – Structure sociale et cohortes en France au XXe siècle », PUF, 1998

[11] Jérôme Fourquet, « L’Archipel Français – Naissance d’une nation multiple et divisée », Le Seuil, 2019

[12] Béatrice Mathieu, « Nouvelle guerre des âges : le Covid va aggraver la fracture générationnelle », L’Express, 13 juillet 2020

[13] François Lenglet, « Tant pis ! Nos enfants paieront », Albin Michel, 2016

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4 réponses

  1. Que dire ?

    Difficile à lire cet article tant l’avis est partisan et omet bien des choses…

    D’abord le confinement total a duré du 17 mars au 11 mai 2020 soit un peu moins de deux mois. Attribuer autant de négatif à une si petite période !!! Les gens comme moi ont une une jeunesse SIDA cela a durer

    Génération sacrifiée par le coronavirus ? Les jeunes « empêchés d’aller passer les examens » ???
    Les jeunes plutôt ravis d’être et de rester à la maison, d’être en pseudo-vacances… Les jeunes étudiants et notamment de certaines fac qui, avant le confinement, étaient en grèves et en vacances pendant le confinement… Quant à la distribution « gratuite » des examens et diplômes, elle a permit à certains jeunes d’obtenir un diplôme qu’ils n’auraient jamais eu s’ils avaient passé les examens normalement…

    Ces jeunes « gravement privés d’interactions sociales »… alors que ces jeunes, connectés comme jamais, n’ont, à la différence des seniors, jamais perdu le fil des interactions sociales : ils ont même inventé les apéros connectés…

    Et la « génération prédatrice du toujours plus » des années 50 se rejoint largement avec la jeunesse d’aujourd’hui du « tout, tout de suite » championne du consumérisme…

    Intégrer ces jeunes qui… ne veulent pas souffrir, pas avoir mal, ne pas terminer après 17h30 ou 18h00, ne pas faire d’effort sur l’orthographe et au point que même hyper connectés, ils ont le plus grand mal a utiliser le correcteur automatique. L’inculturation galopante soulignée
    Des jeunes qui arrivant en retard ne sont même pas en capacité de s’excuser auprès du hiérarchique…
    Des jeunes qui passent tellement de temps sur le portable qu’ils souffrent d’un manque d’écoute, de concentration, etc…
    Ces mêmes jeunes qui ne veulent pas intégrer la SNCF parce qu’ils ne veulent pas travailler les dimanches et jour fériés, pas travailler la nuit, pas travailler pendant les vacances des autres, etc, etc….
    La classe des 25/35 ans qui ne veut plus faire carrière…

    Bref, vous tressez des lauriers pour les uns et faites passer les autres sous les Fourches Caudines… Ce n’est pas très RSE…

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