Déconfinés mais pas désimpliqués : 3 atouts pour le monde d’après

Print Friendly, PDF & Email

11 mai 2020 : ce jour restera gravé comme celui du déconfinement, du « retour au travail », même si celui-ci sera beaucoup plus partiel et progressif qu’envisagé initialement. Le contexte est lourd. A fin avril 2020, la pandémie de coronavirus a fait plus de 210.000 morts dans le monde, et forcé 3 milliards et demi de personnes, soit 55% de l’humanité, au confinement. Plus des deux tiers des Français (68 %) disent avoir peur du coronavirus, le taux le plus élevé des pays occidentaux (60 % au Canada, 56 % en Grande-Bretagne, 49 % aux Etats-Unis, 44 % en Allemagne), exceptée l’Italie (72 %), selon l’étude de l’institut britannique YouGov publiée en avril 2020.

Plus que dans les autres pays occidentaux, c’est la colère qui domine chez les Français ainsi qu’une défiance sans égale vis-à-vis de leur gouvernement. Attendant beaucoup de l’Etat et volontiers jacobins, les Français sont interpellés et même heurtés par la mise en échec de leur Etat providence tel qu’il est construit aujourd’hui. Dans l’enquête du Cevipof d’avril, seuls 39% des Français disent que « dans l’ensemble le gouvernement a bien géré cette crise sanitaire », contre 74% des Allemands et 69% des Britanniques.

Mais il y a aussi une face lumineuse dont on parle moins. La nécessaire refondation du pacte social, qui va débuter avec cette nouvelle phase de déconfinement, peut s’appuyer sur trois atouts concrets.

1 – L’appétence à l’épanouissement

En France, plus qu’ailleurs, la confiance vis-à-vis du gouvernement sort très abîmée de la crise sanitaire. Elle n’aura pas résisté aux errements de la communication sur les masques et les tests, à la décision controversée de maintien de la date de tenue des élections Municipales et à de multiples épisodes de diffusion d’informations contradictoires. Mais c’est une erreur, très pratiquée par de nombreux commentateurs, d’en déduire un effondrement de la confiance.

En effet, la vague d’avril du baromètre du Cevipof permet de constater l’impact du confinement sur la confiance envers autrui (ou « confiance interpersonnelle »), un aspect essentiel du dynamisme économique et un fondement de l’épanouissement professionnel[1]. 34% de Français pensent que « on peut faire confiance à la plupart des gens », chiffre en progrès d’un point depuis février, ce qui poursuit une amélioration ininterrompue depuis 2016 et représente le meilleur niveau depuis la création du baromètre en 2009… même si ce niveau reste faible et largement inférieur à celui de la Grande-Bretagne (51%) et de l’Allemagne (48%).

On aurait pu prévoir que la crise sanitaire provoque un repli sur soi, une méfiance vis-à-vis des autres. Or, il n’en n’est rien.

Le second fondement de l’épanouissement professionnel est l’ouverture aux autres. Là encore, on aurait pu prévoir que la crise sanitaire provoque un repli sur soi, une méfiance vis-à-vis des autres, dus à la crainte de la contamination. Or, il n’en n’est rien. En avril 2020, 65% des Français pensent que « la plupart des gens font leur possible pour se conduire correctement (avec vous) », en progrès de 3 points depuis février, ce qui poursuit une amélioration ininterrompue depuis 2017. Ce niveau est légèrement supérieur à celui de la Grande-Bretagne (59%) et de l’Allemagne (63%).

Enfin, le confinement n’a pas provoqué le renoncement, le sentiment d’impuissance et de fatalité prédis par certains. Au contraire, il a plutôt développé le troisième fondement de l’épanouissement professionnel, le pouvoir d’agir : 81% des Français pensent que « les gens peuvent changer la société par leurs choix et leurs actions », soit + 3 points par rapport à février, meilleur niveau depuis plus de 10 ans. Il reste cependant inférieur à celui de la Grande-Bretagne (85%) et de l’Allemagne (86%)[2].

2 – Le retour de la confiance vis-à-vis de l’entreprise

L’expérience du « travail confiné », qui a conduit 30% des salariés en France à pratiquer un télétravail permanent a globalement bien fonctionné[3]. C’est ce que montre l’étude réalisée par Terra Nova avec Res publica, Management & RSE et leurs partenaires[4]. Les salariés y ont mis du leur, malgré la soudaineté de son organisation peu propice à des conditions de travail de qualité, mais les entreprises aussi : 52% des managers indiquent avoir diminué les objectifs assignés à leurs collaborateurs. Les managers comme les collaborateurs mettent en relief une amélioration de la confiance entre eux et des progrès en matière de délégation de responsabilité, d’autonomie au travail et de prise d’initiative.

Ces jugements sont confirmés par la confiance vis-à-vis de la grande entreprise privée, que nous identifions comme l’une des principales faiblesses de l’économie française[5]. Elle reste à un niveau modeste (45% dans l’enquête déjà mentionnée du Cevipof) mais s’améliore légèrement pendant la période de confinement. Le baromètre de la confiance du cabinet Edelman montre également que la France, longtemps présentée comme « la championne de la défiance », améliore sa situation (voir : « L’entreprise et le dirigeant de demain seront engagés »).

La forte distance entre les citoyens et le monde de l’entreprise continue à nourrir un rejet du système capitaliste à un niveau sans égal par rapport à ce qu’on observe dans les autres pays avancés. Les données du Cevipof montrent que la proportion de citoyens qui souhaitent que « le système capitaliste soit réformé en profondeur » atteint 45% en France, contre 21% en Allemagne et 19% en Grande-Bretagne. Elle gagne encore 6 points en France, contre une stabilité en Allemagne et une régression en Grande-Bretagne.

La croyance selon laquelle « les Français n’aiment pas l’entreprise » est belle et bien fausse.

La star en France reste la PME puisque, toujours selon l’enquête du Cevipof, le taux de confiance dans les PME (79%), est le deuxième score derrière les hôpitaux (87%). Il est d’ailleurs favorable par rapport à la Grande-Bretagne (72%) et égal à celui de l’Allemagne (79%). La croyance selon laquelle « les Français n’aiment pas l’entreprise » est belle et bien fausse.

Un dernier chiffre qui illustre le regain de confiance : une très forte majorité des salariés (77%) considèrent que leur employeur se comporte bien face à la crise, d’après le baromètre des économies régionales d’Odoxa du 9 avril. Cette proportion monte à 82% chez les cadres, un niveau d’adhésion qui n’est pas inhabituel, mais se situe à 69% chez les ouvriers, ce qui l’est davantage.

3 – La conscience des enjeux

La crise sanitaire est désormais identifiée par beaucoup comme ce qu’elle est : un révélateur de l’impasse de notre modèle de développement actuel. Virginie Maris, philosophe de l’environnement au CNRS l’a parfaitement résumé : « Ni la chauve-souris ni le pangolin ne font une pandémie. Ils sont réservoirs ou transmetteurs d’un virus. Ce qui fait la pandémie, c’est la déforestation, la perte d’habitat naturel, la réduction de la biodiversité. Puis la globalisation, l’intensification des voyages humains et la dépendance économique alimentaire à une économie mondialisée. Les processus de surexploitation des ressources permettent cette mise en contact entre des espèces sauvages et des populations humaines très denses. Cela vient souligner le problème de l’instrumentalisation du vivant et sa réduction à un outil de production, très visible dans les élevages intensifs, qui sont des réservoirs à zoonoses. Cette épidémie rend évident le caractère insoutenable de l’organisation actuelle de nos sociétés »[6].

« Le désir de survie éveille une forme élémentaire de conscience citoyenne. » – Michel Dupuis

Selon le philosophe Michel Dupuis, Professeur à l’Institut supérieur de philosophie de l’UCLouvain, l’épidémie de coronavirus nous rappelle que, voulu ou subi, nous formons un corps social intime et interdépendant. Le milieu de contagion de la maladie – l’air partagé – remet en question notre représentation de la société comme une juxtaposition de corps autonomes et séparés. « En cela, l’épidémie a en commun avec la question du climat qu’elle nous rappelle que nous sommes tous dans le même bain et que nous ne nous en sortirons qu’ensemble. Le désir de survie éveille ainsi une forme élémentaire de conscience citoyenne »[7].

L’environnement sera-t-il sacrifié à la nécessaire reprise économique ? Cette question agite les décideurs et commentateurs mais ne reflète pas l’orientation des citoyens. L’opinion mondiale considère, dans son écrasante majorité, que le réchauffement climatique est aussi important que le Covid-19, et souhaite que les gouvernements donnent priorité au changement climatique dans la phase de relèvement de l’activité. Les trois-quarts des Français (76%, soit davantage que la moyenne des 14 pays étudiés par Ipsos, 71%) estiment que le changement climatique est sur le long terme une crise aussi grave que celle du coronavirus. Seuls Chine, Inde et Mexique font un choix plus marqué. Une majorité de Français estiment même que la reprise économique ne doit pas se faire « à tout prix » et sacrifier l’environnement : seuls 35% (chiffre le plus bas des 14 pays à égalité avec le Japon) s’accordent pour dire que le gouvernement doit privilégier l’économie quitte à prendre des décisions néfastes à l’environnement, 58% étant d’un avis contraire[8].

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la réponse à une épidémie place l’enjeu de la santé au-dessus des enjeux économiques, ce qui illustre un rééquilibrage entre les priorités collectives. Selon l’INSEE, en France, chaque mois de confinement de la population représente une perte de 3 points sur le PIB annuel. En avril 2020, Alain Finkielkraut tire des mesures prises pour lutter contre cette pandémie, une brillante leçon de civilisation : « si la logique économique régnait sans partage, nos sociétés auraient choisi de laisser faire. La majorité de la population aurait été atteinte et immunisée. Seraient morts les plus vieux, les plus vulnérables, les bouches inutiles en somme. On n’a pas voulu de cette sélection naturelle. La vie d’un vieillard vaut autant qu’une personne en pleine possession de ses moyens. L’affirmation de ce principe égalitaire dans la tourmente que nous traversons montre que le nihilisme n’a pas encore vaincu et que nous demeurons une civilisation ».

« La crise nous aura à la fois éloignés physiquement et rapprochés socialement. » – Laurent Berger

De nouvelles solidarités se sont créées, dans la société et au sein des entreprises, à la faveur d’une prise de consciences de nos fragilités et de nos interdépendances, comme le relève l’économiste Jean Pisani-Ferry : « La pandémie nous a fourni un cours intensif sur les effets collectifs des comportements individuels. Chacun de nous a pris conscience que son devoir n’était pas seulement de se protéger lui-même, mais aussi de protéger les autres. Hier encore on pouvait considérer qu’il suffisait, pour s’acquitter de sa dette envers la collectivité, de payer ses impôts et d’effectuer quelques dons. Dans une crise sanitaire, pas plus que dans une crise climatique, on ne peut se borner à payer pour être quitte »[9]. Paradoxalement, écrit Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, « alors que le confinement et la distanciation sociale nous commandent de nous séparer les uns des autres, beaucoup recréent du lien social, manifestent leur sollicitude à l’égard des plus faibles. La crise nous aura à la fois éloignés physiquement et rapprochés socialement »[10].

Les fondamentaux de la consommation ne ressortiront pas indemnes de la crise sanitaire, avec des orientations qui se dessinent vers la recherche de l’utilité, les circuits courts, un retour vers l’essentiel. La proportion de ménages jugeant opportun d’effectuer des achats coûteux (voiture, etc.) atteint son plus bas niveau depuis la création de l’enquête « Consommation » de l’INSEE, en 1972[11].

Les marketers ne s’y trompent pas. Interrogés pour le baromètre de l’Union des Marques publié le 21 avril sur les registres de communication à privilégier en sortie de crise, ils répondent en priorité “les engagements sociétaux et environnementaux” (75%), la solidarité et les remerciements (54%) et la proximité, l’émotion (50%)[12].

Conclusion

Ces trois atouts sont essentiels pour faire en sorte que le déconfinement et le « retour au travail », même très progressifs, se traduisent par un progrès partagé. Il faudra faire mentir le lamento de notre emblématique écrivain national Michel Houellebecq, qui écrivait dans sa “Lettre d’intérieur” : « L’épidémie de coronavirus offre une magnifique raison d’être à cette tendance lourde : une certaine obsolescence qui semble frapper les relations humaines. (…) Nous ne nous réveillerons pas, après le confinement, dans un nouveau monde ; ce sera le même, en un peu pire[13].

Le « monde d’après » que beaucoup appellent de leurs vœux, ne doit pas rester un graal abstrait et « hors sol ». C’est maintenant aux acteurs économiques et sociaux de s’emparer de ces trois atouts pour le construire !

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,

Management & RSE

Pour aller plus loin :

Cet article est une version augmentée d’une chronique de Martin Richer publiée par l’hebdomadaire Entreprise & Carrières dans son n° 1480. Pour lire cette chronique en format PDF, cliquez ici

Explorez les dernières chroniques de Martin Richer dans Entreprise & Carrières

Consultez le site de Entreprise & Carrières

Ce que vous venez de lire vous a plu, interpellé, irrité, inspiré ? N’oubliez pas de vous inscrire (gratuitement) à la newsletter de Management & RSE pour recevoir automatiquement les prochains articles de ce blog dès leur publication. Pour cela, il vous suffit d’indiquer votre adresse E-mail dans le bloc « Abonnez-vous à la newsletter » sur la droite de cet écran et de valider. Vous recevrez un courriel de confirmation. A bientôt !


[1] Voir les écrits de l’économiste Daniel Cohen et son essai rédigé avec Yann Algan, Martial Foucault et Elisabeth Beasley sur « les origines du populisme » (Seuil)

[2] Ces données sont issues du « Baromètre de la confiance ; vague 11bis », Enquête du Cevipof avec Opinionway, avril 2020

[3] Voir : « Enquête sur le travail par temps de confinement », 3 avril 2020

[4] Voir : « La révolution du travail à distance », 29 avril 2020

[5] Voir : « L’entreprise en 2019 : la disruption ou la détestation ! »

[6] Virginie Maris, « Sans prise de conscience, les épidémies vont se répéter », Le Journal du Dimanche, 12 avril 2020

[7] « Coronavirus : le regard du philosophe », Université Catholique de Louvain, avril 2020

[8] « Mise en perspective des enjeux environnementaux par rapport à la crise du Covid », Etude Ipsos sur 14 pays, 24 avril 2020

[9] Jean Pisani-Ferry, « L’action climatique après la crise du Covid-19 : encore plus nécessaire, encore plus difficile », Note Terra Nova, 29 avril 2020

[10] Laurent Berger, « Premières leçons de la crise », Note Terra Nova, 27 mars 2020

[11] Insee, Consommation des ménages en avril 2020

[12] « Stratégies », 23 avril 2020

[13] Michel Houellebecq, « Lettre d’intérieur », 4 mai 2020

Partager :

Facebook
Twitter
LinkedIn
Email
WhatsApp

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *