En finir avec l’engagement

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« Plongez dans le travail et vous obtiendrez le succès » ?

Ne cédez pas aux sirènes de l’engagement, mantra des DRH modernes. Laissez les entreprises américaines miser sur le Chief Engagement Officer, version « corporate » du Chief Happiness Officer, qui vous a un temps séduit avant de sombrer dans les sables mouvants des modes managériales[1]. Point révélateur, l’engagement fait partie du langage militaire : « engagez-vous », nous enjoignent les généraux qui le jour venu, n’hésiteront pas à « engager » leurs troupes. Et de retour en entreprise, lorsqu’on ne parle pas de l’engagement des salariés c’est la mobilisation que l’on invoque : encore un terme guerrier qui nous fait entendre le tocsin.

L’injonction à l’engagement est problématique parce qu’elle réduit les personnes à un rapport au travail instrumental en leur demandant une dévotion à l’entreprise, à ses valeurs, sans les exposer à la discussion, à la controverse. Comme le trahissent ses consonances militaires, l’engagement suppose discipline et obéissance en écartant distance critique et libre-arbitre. On « contracte » un engagement : c’est irrémédiable et si vous vous « engagez » dans une direction, vos possibilités de faire demi-tour s’amenuisent. En comptabilité, les engagements représentent nos obligations envers des tiers. Le risque des approches RH par l’engagement est d’enfermer les collaborateurs dans un contrat social déséquilibré (attentes réciproques, souvent implicites, entre salariés et entreprise) et de les conduire à un sur-investissement unilatéral.

J’observe d’ailleurs que la plupart des entreprises ne savent pas mesurer l’engagement. Gallup a fait sensation en montrant que les salariés français se distinguent par des taux de désengagement considérables mais un examen de ses batteries de questions montre qu’elles ne mesurent pas l’engagement mais la qualité du management.

Statistiques Gallup (Europe, à fin 2017)

C’est tant mieux car c’est en revigorant le management – notamment celui que l’on qualifie d’intermédiaire – que l’on sortira durablement de cette crise de l’engagement, qui interpelle tant de dirigeants[2]. Il faut pour cela inverser la logique de l’engagement : la question n’est pas ce que les salariés doivent faire pour aider l’entreprise, mais ce que l’entreprise doit faire pour leur donner envie de s’impliquer.

L’implication consiste à permettre à chacun de trouver sa place, sa contribution au projet commun qu’est l’entreprise. Plutôt que la logique de l’engagement, qui consiste à tirer sur la tige de la plante pour la faire grandir, l’implication incite l’entreprise à jardiner : construire un environnement capacitant (inspiré des théories d’Amartya Sen), pour que les collaborateurs expriment leur potentiel, développent leur « pouvoir d’agir », prennent des initiatives dans le cadre d’une autonomie élargie[3]. Désignée par l’école américaine de la sociologie et de la GRH par le terme « empowerment » (joliment traduit en « empuissancement » par nos cousins canadiens), cette approche inscrit les collaborateurs dans le triangle magique : Confiance – Autonomie – Responsabilité[4].

« Tu veux que je m’engage, j’enrage ; tu m’imposes, je m’oppose ; tu m’impliques, je m’applique »

Elle ne nous est pas naturelle, à nous Français, dont la culture managériale est imprégnée de verticalité descendante[5]. Mais la bonne nouvelle, diffusion des technologies et renouvellement générationnel aidant, c’est que nous n’avons plus le choix. Il est temps d’en finir avec l’injonction à l’engagement et de donner sa place à l’empowerment, ou pour utiliser un terme français, à l’intelligence collective. Voici donc mon théorème de la relation au travail : « Tu veux que je m’engage, j’enrage ; tu m’imposes, je m’oppose ; tu m’impliques, je m’applique ».

L’article ci-dessus est la dernière chronique de Martin Richer, parue dans le n° 1427 d’« Entreprise & Carrières » (« l’hebdomadaire des ressources humaines et du management »), daté du 8 au 14 avril 2019.

Pour aller plus loin :

« Le grand renversement : de l’engagement à l’intelligence collective »

Lisez cette chronique (Entreprise & Carrières, n° 1427) en format PDF

Explorez les dernières chroniques de Martin Richer dans Entreprise & Carrières

Consultez le site de Entreprise & Carrières

Crédit image : « Diving for Success », lithographie par Willard Frederic Elmes, 1928, Lords Gallery, Londres.  L’injonction à l’engagement ne date pas d’hier, comme en témoigne cette lithographie, et n’est pas spécifique à la France (voir la prolifération des Chief Engagement Officers aux Etats-Unis…)

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[1] Voir : « Parcours QVT : la qualité de vie au travail dans tous ses états »

[2] Voir : « Démarches QVT : la nécessaire refondation du rôle du manager de proximité »

[3] Voir : « Sommes-nous tous du capital humain ? »

[4] Voir : « Autonomie au travail : la France a tout faux ! »

[5] Voir Martin Richer, « La crise de la délibération concerne l’entreprise et le champ politique », « Le Monde » du 16 mars 2019

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2 réponses

  1. Bonjour et merci pour ce regard différent sur l’engagement.

    Vu de ma fenêtre d’intervenant depuis 10a en développement managérial, l’engagement n’est pas une injonction des entreprises, mais plutôt une quête, un espoir, une recherche.

    En effet, peu de managers ou de collaborateurs sont appréciés aujourd’hui sur le critère de leur engagement.

    Les entreprises découvrent l’importance de ce facteur sur la productivité de leurs collaborateurs, sur la marque employeur, la rétention des talents et surtout sur la réussite de leur transformation digitale.

    Et celles qui agissent cherchent à stimuler cet engagement en proposant des facilités nouvelles (télétravail, salles de jeu et de détente, décoration des locaux, crèches, conciergeries…).

    Mais peu encore ont réalisé, comme rappelé dans votre article, que ce sont essentiellement les pratiques des managers directs qui conditionnent cet engagement.

    Heureusement la transformation digitale pourrait faire évoluer les choses. Car les entreprises comprennent que son succès dépend essentiellement de l’utilisation qui en est faite par les collaborateurs terrain. Donc de leur « empowerment » et de leur envie de contribuer.
    Les collaborateurs devenant importants, leurs managers le deviennent aussi.

    L’idée que ces derniers doivent et peuvent être formés pour déployer un management favorisant bien-être, autonomie et engagement devrait donc faire son chemin…

  2. Bonjour,

    Autant je partage l’ouverture proposée à la dimension d’empowerment (autonomie et capacité d’agir) que l’on peut aussi qualifier d’acte de leadership à tous les niveaux hiérarchiques de l’entreprise ainsi qu’à la dimension d’intelligence collective car nul aujourd’hui n’a le monopole de l’intelligence en entreprise face à la complexité des enjeux, autant je considère que l’analyse du concept d’engagement est partiale.
    To engage en Anglais, définit une union équilibrée entre 2 parties, c’est le cas du nouveau couple marié comme ce doit être le cas du collaborateur et de son entreprise.
    Stimuler son engagement est donc profitable au collaborateur et pas seulement à son employeur.

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