La crise de la délibération concerne l’entreprise et le champ politique

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La pauvreté du dialogue et la verticalité du pouvoir sur les lieux de travail participent au sentiment de dépossession de la décision politique, observe Martin Richer, consultant en management, dans une tribune au « Monde ».

La crise des « gilets jaunes » et le déroulement du grand débat national nous confrontent une nouvelle fois aux empêchements de la délibération. La France est un pays dans lequel la délibération, c’est-à-dire un dialogue pacifié et construit, ne va pas de soi. Les difficultés de la concertation au sein de la nation, des collectivités territoriales mais aussi de l’entreprise font système (« Délibérer en politique, participer au travail : répondre à la crise démocratique », Danielle Kaisergruber, Gilles-Laurent Rayssac, Martin Richer, Rapport Terra Nova, 26 février 2019 ).

La pauvreté des possibilités d’expression et de dialogue là où l’on travaille ajoute aux frustrations des citoyens là où ils vivent. Dans la vie politique comme dans l’entreprise, les décisions sont trop souvent prises sans que les personnes qu’elles concernent ne se sentent véritablement impliquées. Dans les deux cas, une culture de l’autorité fondée sur la hiérarchie et la verticalité prend fréquemment le pas sur une volonté partagée, fondée sur la compétence, la confiance et l’adhésion.

Dans son rapport, publié en 1982, Jean Auroux livrait la logique à l’origine des textes de loi qui portent son nom et qui cherchaient à élargir les droits d’expression des salariés: « citoyens dans la cité, les travailleurs doivent l’être aussi dans l’entreprise ». Le travailleur et le citoyen sont indissociablement liés et leurs attitudes se renforcent mutuellement. L’éloignement entre les citoyens et les politiques, les premiers considérant que les seconds ne les écoutent pas et ne vivent pas comme eux, trouve sa correspondance dans l’entreprise sous la forme d’une véritable crise de défiance entre dirigeants et salariés. Le 10ème Baromètre de la confiance du Cevipof (janvier 2019), montre que 72% des Français sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « l’économie actuelle profite aux patrons aux dépens de ceux qui travaillent». En politique comme dans l’entreprise, la délibération nécessite de la confiance.

Les enquêtes d’Eurofound, un organisme d’étude rattaché à la Commission européenne, montrent que la France est très mal placée dans la mise en place d’organisations du travail participatives (dénommées « high involvement working organisations »), c’est-à-dire des organisations du travail qui ouvrent aux salariés des espaces d’implication, de participation directe, de capacité d’influence et de décision sur leur travail, ce que certains désignent par l’expression « entreprise libérée » ou par la notion de travail responsabilisant. De même, les enquêtes « Conditions de travail » menées par le ministère du Travail révèlent un paradoxe : malgré la très forte élévation du niveau moyen d’éducation réalisée par notre pays ces 20 dernières années, les marges d’autonomie données aux salariés pour l’exécution de leur travail se réduisent, et cela pour toutes les catégories socioprofessionnelles, y compris les cadres. Dans cet écart se logent la frustration ressentie par de nombreux salariés, de la souffrance au travail et surtout, un inducteur de coûts cachés considérables pour les entreprises, le désengagement. Selon Eurofound, 3 pays parmi les 28 de l’UE se caractérisent par « la pauvreté de la communication entre management et employés à propos de l’organisation du travail » : l’Italie, le Portugal… et la France.

Il faut aussi mentionner les difficultés du « management à la française » à donner à chacun la possibilité de s’exprimer et prendre des initiatives, qui apparaît clairement (selon plusieurs baromètres internationaux) au vu du retard des entreprises françaises à mettre en œuvre des approches d’intelligence collective et des réseaux sociaux d’entreprise ouverts.

Il faut enfin rappeler que le dialogue social en France est fortement handicapé par son caractère formel et peu orienté vers l’obtention de progrès économiques et sociaux négociés et tangibles. Cette incapacité à peser sur le réel n’incite pas les salariés à s’intéresser au dialogue social, achevant ainsi de boucler le cercle vicieux de l’éloignement des salariés et de leurs représentants.

Ce manque de considération de la parole concerne donc plusieurs aspects des relations au sein de l’entreprise : organisation du travail, management, prise d’initiative, implication, dialogue social et professionnel. Il est lourd de conséquences car les études d’Eurofound montrent aussi que les organisations responsabilisantes ou participatives sont favorables à l’amélioration des conditions de travail, à la formation des salariés, à leur motivation, à la réduction de l’absentéisme et par conséquent à la compétitivité.

La démocratie participative est aujourd’hui davantage une injonction qu’une pratique installée.

De son côté, la parole publique prend des formes multiples dans notre société : états généraux, « Grenelles », concertations publiques, consultations en ligne, forums citoyens, enquêtes d’utilité publique, démocratie participative, et aujourd’hui le Grand débat national. Ce dernier constitue une tentative inédite de mise en place de l’intelligence collective à grande échelle. Sans présumer de ses fruits à venir, l’analyse de nombreux exemples très différents (concertation sur la vaccination en 2016, concertation sur la réforme des retraites depuis 2017, consultation citoyenne sur l’Europe en 2018,…) montre que les obligations renforcées ces dernières années ne se traduisent que rarement par des changements réels et tangibles des décisions élaborées. La démocratie participative est aujourd’hui davantage une injonction qu’une pratique installée.

Les processus de concertation et de débat collectif se sont développés d’une part dans le public et d’autre part dans le privé en s’ignorant superbement. Pourtant, concertation publique et privée, chacune doit apprendre de l’autre. Les 14 propositions concrètes que nous formulons visent à installer dans la Société comme dans les sociétés, une culture du débat construit, une pratique de l’échange argumenté et de la délibération.

Pour aller plus loin :

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