Avec l’autorisation de l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), je reproduis ci-après mon article publié dans la livraison bi-annuelle de « La revue des conditions de travail ». L’émergence de la thématique de la QVT (qualité de vie au travail) appelle selon moi un repositionnement du rôle aujourd’hui tenu par les managers de proximité. Je ne suis – heureusement – pas seul à le penser. Muriel Pénicaud, qui a été ministre du Travail de mai 2017 à juillet 2020, avait remis un excellent rapport officiel intitulé « Bien-être et efficacité au travail » en février 2010 – elle était à l’époque directrice générale en charge des ressources humaines de Danone. Co-écrit avec Henri Lachman et Christian Larose, ce rapport rappelait que « la santé des salariés est d’abord l’affaire des managers » et ajoutait que « les managers de proximité sont les premiers acteurs de santé ». Plus de dix ans après, ce point de vue n’a rien perdu de son actualité !
Résumé
À la lumière de plusieurs interventions dans l’industrie et les services, l’auteur constate à quel point les dirigeants sous-estiment l’importance et le rôle du management de proximité. À l’heure de la QVT (qualité de vie au travail), cette déconsidération ne peut demeurer en l’état. Après avoir analysé plus précisément en quoi consiste la notion de management de proximité – et les contradictions auxquelles cette catégorie professionnelle doit faire face -, l’auteur plaide pour un changement de paradigme et une refondation du rôle des managers. Il constate l’amorce d’un mouvement dans ce sens, à la faveur de la transition d’une approche défensive de la lutte contre la souffrance au travail à une vision plus exigeante portée par la qualité de vie au travail qui entend soutenir la possibilité de « faire du bon travail » et de mieux reconnaître l’apport de celui-ci pour le développement de l’entreprise (ANI, 2013).
Cette transition interpelle l’auteur qui propose une refondation du management dans laquelle celui-ci – à rebours des tendances lourdes de ces dernières années – se réapproprie le travail comme fondement de légitimité, facteur de santé et d’efficacité, et levier de responsabilité sociale. Ainsi, la QVT, conçue comme une nouvelle démarche de mobilisation du travail et non plus seulement comme un « état » auquel parvenir, doit favoriser un véritable management du travail et une évolution de ses missions pour assurer un soutien tangible au développement des compétences des salariés. Cette évolution est renforcée par l’arrivée de la transition numérique et par la demande d’autonomie au travail exprimée par les salariés, qui constituent deux autres défis dont le manager de proximité doit se saisir.
1. Les malentendus autour d’un management de proximité en tensions
La légitimité du management de proximité devrait relever de l’évidence dans la mise en œuvre de la QVT, lui conférant un rôle naturel de régulateur et d’acteur incontournable d’une démarche construite autour des enjeux du travail.
La recherche académique montre de façon convaincante que la qualité du management est un déterminant de la performance économique et financière des entreprises (voir « Return on Management : ce que votre DAF doit savoir sur la performance »). A un niveau plus micro-économique, une étude de la Fondation de Dublin (D. Gallie et Y. Zhou 2013) a montré que la relation managériale de proximité est l’une des principales caractéristiques des OTP (organisations du travail participatives). Les OTP, désignées dans cette étude par le terme « high involvement working organisation », représentent une organisation du travail procurant aux salariés un espace d’implication, de participation directe, de capacité d’influence et de décision sur leur travail (voir « Les organisations du travail participatives : les 5 piliers de la compétitivité »). L’étude montre également que ces organisations sont favorables à la QVT (réduction des risques psychosociaux, de l’absentéisme, qualité des conditions de travail).
Or, le management de proximité est soumis à de fortes tensions et à des contradictions qui, bien souvent, ne lui permettent pas de tenir ce rôle essentiel. Au contraire, les managers souffrent d’un manque de légitimité qui renforce ces contradictions au lieu de les dépasser, et ce pour 5 raisons :
1) Notre fonds culturel français nous incite naturellement à sous-estimer l’importance et le rôle du management de proximité. Le célèbre consultant américain Gary Hamel a écrit un ouvrage remarqué en 2007 : The Future of Management, qui prônait un repositionnement de la fonction de manager. L’année suivante, les éditions Vuibert plaçaient sur les étagères la version française sous le titre : La fin du management. Tout est dit… Aujourd’hui encore, dans la lignée du mouvement pour « l’entreprise libérée », certains aimeraient faire croire que pour résoudre les maux du travail, il suffirait de supprimer le management de proximité (voir « L’entreprise libérée est-elle socialement responsable ? »).
2) L’époque est clairement à la réduction des coûts, notamment des coûts de structure, des échelons et des effectifs du management… malgré les risques encourus. Une étude récente de la Harvard Business Review (McKinney, R. et al., 2013) montre que seules 30% des grandes entreprises mondiales estiment fournir les moyens nécessaires aux managers intermédiaires pour faire face à leurs nouvelles responsabilités.
3) Ces tensions ne s’appliquent pas de manière homogène à l’ensemble de la chaîne managériale. Il faut cesser de considérer le management « en bloc » et commencer à envisager les managers dans leur diversité. Sous prétexte que les managers intermédiaires se situent tous, par définition, entre la sphère stratégique de l’organisation et sa base opérationnelle, il est considéré trop facilement que le management est homogène. Il a fallu attendre les travaux de Christopher A. Bartlett et S. Ghoshal (1977) pour faire enfin vaciller le mythe du « Generic manager » que ces deux auteurs assimilent au paradigme de la poupée russe : à chaque niveau de la hiérarchie, le manager serait le même mais en plus ou moins gros ! Envisageant les managers dans leur diversité, ils distinguent trois niveaux de management : « operating level », « senior level » et « top level », qui assument des rôles bien différents. C’est donc le rôle de « l’operating level » dans la mise en œuvre de la QVT qui nous intéresse ici. Ce « management de première ligne », pour reprendre une expression qui fleure encore bon la confusion si française entre management et commandement militaire, est celui qui est exposé directement au « corps social », aux collaborateurs. C’est également celui qui souffre le plus des injonctions paradoxales et des exigences non coordonnées qui descendent le long de la ligne managériale (voir F. Dupuy, 2005, 2011 et 2015).
4) Ainsi d’après l’enquête, « A l’écoute des Français au travail »[1], « la ligne managériale française est massivement fragilisée », comme en témoigne son décrochage stratégique avec les dirigeants : pour 25% des managers des grandes organisations françaises, le changement ne va pas dans « la bonne direction ». Et plus de 40% ont des doutes. Il ne reste donc qu’un tiers des managers pour soutenir le changement : moitié moins qu’en Allemagne (55%), en Espagne (63%) ou aux Etats-Unis (71%). Un autre enseignement marquant de cette étude concerne les implantations françaises d’entreprises étrangères : celles-ci font mieux que les entreprises purement françaises en matière d’engagement, de délégation, de responsabilisation des salariés. C’est donc moins « l’état d’esprit » des salariés français qui est en cause que les systèmes managériaux auxquels ils sont confrontés au quotidien. C’est dans ce fossé qui s’élargit, entre pression des dirigeants et attentes du corps social, que le management de proximité peine à installer son rôle de constructeur de la QVT.
5) Paradoxalement, l’intention de proximité managériale s’est heurtée à la réalité de l’éloignement du travail. Comme le résume parfaitement Pierre-Yves Gomez (2013, page 194), « À tous les niveaux de responsabilité, le manager s’est de moins en moins occupé de travail réel. Fixant des objectifs et des moyens, il est devenu un spécialiste de l’organisation, une organisation rationalisée, tendue vers la performance mais vide de travailleurs concrets. Combien savent aujourd’hui ce que font vraiment les personnes qu’ils dirigent pour avoir partagé, au moins un temps, leur travail ». L’étude d’Entreprise & Personnel « Manager de proximité – non merci ! » (mars 2011) a expliqué le désengagement grandissant de cette population face à leurs difficultés croissantes à assumer leurs rôles et responsabilités et à disposer des marges de manœuvre nécessaires. Par ailleurs, l’éloignement des managers de proximité vis-à-vis du travail les empêche de mettre en œuvre de véritables politiques de QVT, qui pour la plupart, nécessitent un ancrage fort dans le travail.
2. De la souffrance au travail à la QVT : un nécessaire repositionnement du management de proximité
Une politique ambitieuse de QVT doit donc tendre à poursuivre l’évolution des positions vis-à-vis du management du travail.
2.1 De la prévention des RPS à la promotion de la santé et la QVT
Notre regard sur le travail s’est graduellement modifié: il y a 15 ans on parlait souvent de « souffrance au travail », approche qui désignait les salariés comme des victimes. Il y a 10 ans, la nouvelle approche était celle de la prévention des risques psychosociaux (RPS), avec laquelle les salariés sont perçus comme passifs et exposés à des risques qu’il faut prévenir. Aujourd’hui, avec la QVT, l’opportunité se présente de modifier ces représentations en faisant des salariés les acteurs et les créateurs de leur propre accomplissement professionnel.
L’approche de la prévention des RPS reste configurée par les psychologues et les médecins : elle témoigne d’abord d’une souffrance. La QVT n’entend pas nier celle-ci mais elle s’intéresse avant tout à la préservation des ressources, une démarche plus familière aux gestionnaires, qui s’inscrit dans le courant de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises) et du développement durable. Du point de vue des dirigeants, l’approche de la prévention des RPS incitait à cantonner les enjeux de la santé au travail dans un bastion médical et psychologique, ce qui n’incitait pas les acteurs en entreprise à s’en emparer. Le grand mérite de l’appellation et de l’approche de la QVT est d’avoir autorisé le dépassement de cette posture pour mobiliser les dirigeants, les managers et les représentants du personnel dans une démarche plus porteuse de changements économiques et sociaux. Le salarié est ainsi reconnu comme créateur de valeur (et non seulement comme un coût) et le travail comme facteur d’accomplissement de soi (et non seulement comme une contrainte). Bien au-delà des domaines abordés par la prévention des RPS, la QVT est une approche globale et stratégique : elle adresse des enjeux qui débordent le champ de la santé au travail mais aussi des RH : elle englobe le dialogue social, la place du management, la gouvernance, le dialogue professionnel, la conciliation des temps.
Cette conception plus riche d’un management renouvelé s’est exprimée dans le rapport « Bien-être et efficacité au travail »[2], qui insistait sur le rôle du manager de proximité, rappelait que « la santé des salariés est d’abord l’affaire des managers, elle ne s’externalise pas » et ajoutait que « les managers de proximité sont les premiers acteurs de santé » (page 7). Elle s’exprime également dans l’accord national interprofessionnel du 19 juin 2013 « Vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle » (ANI QVT), qui pour la première fois dans notre histoire conventionnelle, consacre les mots « management » et « manager », qui apparaissent à 21 reprises (voir M. Richer, 2014).
2.2 Le management en première ligne
Le management de proximité devrait donc exercer un rôle déterminant en matière de QVT, comme l’a montré l’enquête « A l’écoute des Français au travail », citée ci-dessus. La qualité perçue du management de proximité y est corrélée de manière très nette avec les niveaux de satisfaction formulés pour de nombreuses questions : retour sur investissement équilibré (adéquation entre rétribution et contribution), confiance dans les orientations stratégiques de la direction, adhésion aux transformations. Ainsi, par exemple, 75% des salariés qui estiment avoir un bon manager ont confiance dans l’équipe dirigeante de leur organisation. Le sentiment d’un retour sur investissement équilibré chez les ouvriers et employés double lorsqu’ils estiment avoir un bon manager de proximité. C’est d’ailleurs dans les situations les plus contraintes, lorsque le travail est vécu péniblement, que le rôle du management de proximité apparaît comme le plus décisif.
Le rôle joué par le management de proximité apparaît également dans le troisième Plan Santé au Travail, adopté par le Conseil d’Orientation des Conditions de Travail (COCT) en décembre 2015, qui constitue la feuille de route du gouvernement en matière de santé au travail pour la période de 2016 à 2020. L’un des objectifs clés de ce plan est de « favoriser la qualité de vie au travail » (objectif opérationnel 4), ce qui suppose notamment de « valoriser le développement d’un management de qualité » (action 2.1). On peut regretter en revanche, le travers bien connu des préventeurs, qui consiste à n’affronter les problèmes que par la périphérie : les deux mesures mises en avant ont trait à la formation (« développer la formation des managers et des dirigeants à la conception des organisations et la conduite de transformations, ainsi qu’aux enjeux liés à la santé au travail ») et au partage de pratiques (« diffuser les bonnes pratiques managériales et soutenir les initiatives visant à favoriser un changement de la culture de management »). On reste donc à la lisière d’une nécessaire refondation du management.
On peut enfin rappeler une conclusion importante du rapport de Bruno Mettling (2015) : selon lui, c’est sur le management intermédiaire que repose le succès de la transition vers l’entreprise numérique, notamment dans ses aspects liés à la santé au travail.
La mobilisation du management de proximité dans l’ANI QVT
Un passage par la définition de la QVT telle qu’elle apparaît dans l’ANI de juin 2013 suffit à mettre en évidence le rôle central du management de proximité. La QVT en effet, y est approchée de façon systémique mais aussi contingente : « Les conditions dans lesquelles les salariés exercent leur travail et leur capacité à s’exprimer et à agir sur le contenu de celui-ci déterminent la perception de la qualité de vie au travail qui en résulte ». En d’autres termes, la QVT n’a pas de réalité en dehors du contexte de travail, au plus proche de l’activité… c’est-à-dire insérée dans l’équipe au sein de laquelle cette activité de travail s’opère. Par ailleurs, la QVT décrit la perception qu’ont les employés de leurs conditions de travail et des ressources mises à leur disposition, et ce dans les dix champs d’action listés ci-dessous par l’ANI. Cette liste constitue un guide efficace pour questionner les managers de proximité sur leurs pratiques et rechercher de façon participative, les actions de progrès à fort impact :
- La qualité de l’engagement de tous à tous les niveaux de l’entreprise
- La qualité de l’information partagée au sein de l’entreprise
- La qualité des relations de travail
- La qualité des relations sociales, construites sur un dialogue social actif
- La qualité des modalités de mise en œuvre de l’organisation du travail
- La qualité du contenu du travail
- La qualité de l’environnement physique
- La possibilité de réalisation et de développement personnel
- La possibilité de concilier vie professionnelle et vie personnelle
- Le respect de l’égalité professionnelle entre hommes et femmes.
Dans chacun de ces dix champs, le management de proximité n’est pas forcément à l’origine des ressources nécessaires mais il est celui qui crée (ou non) les conditions de réalisation concrètes, incarnées sur le terrain. En d’autres termes, sans l’appropriation par le management de proximité, la QVT ne peut pas féconder l’action : elle reste à l’état de potentiel inerte, comme un terrain laissé en jachère.
3. Une réponse : un management du travail « soutenable »
Le management n’exerce pas seulement une fonction de gestion. Le management est l’art et la manière de transformer le travail en progrès individuel et en performance collective. Ce n’est donc pas d’une hypertrophie du management dont les entreprises souffrent mais au contraire de sa relative carence dans son rôle de soutien des collaborateurs et de développement professionnel (Mathieu Detchessahar, 2011).
Cette carence est en partie « organisée » par le détournement de l’énergie managériale au profit du reporting, des réunions alibis, de l’alimentation de l’insatiable « machine de gestion » et de la réponse à l’anxiété des dirigeants qui ne connaissent plus le travail et les travailleurs. Le management a été englué ces dernières années par les tâches de reporting et de contrôle, au point que les managers de proximité ne consacrent plus que 10% de leur temps à l’accompagnement de leurs équipes[3]. Une autre étude portant sur les pratiques managériales en Europe montre que seuls 21 % des 1 500 managers interrogés passent plus de 50 % de leur temps à manager et pour 65 % d’entre eux, un tiers de ce temps consacré au management est absorbé par les tâches de compte rendu et de gestion administrative[4].
3.1 Un nouveau contrat social ?
Quand on leur demande à quoi ils consacrent l’essentiel de leur temps et de leur énergie au quotidien, 30% des managers répondent en premier « la résolution des problèmes et des urgences ». Dans 50% des autres réponses, le temps est prioritairement occupé au pilotage de l’activité, à l’orientation de l’action ou au contrôle des résultats. Seuls 20% des managers disent que l’accompagnement, le développement et le soutien des équipes sont leur occupation quotidienne première. C’est un paradoxe puisque pour près de la moitié des managers, les relations avec les membres de leur équipe constituent la motivation première de leur travail. Le cercle vicieux de la gestion accaparante du quotidien éloigne le contact avec le travail, inhibe les tentatives d’amélioration de la QVT et met à mal la dimension stratégique de leur fonction : 40% des managers se disent non associés à l’élaboration de la stratégie de l’entreprise[5].
C’est pourquoi le premier acte d’un management du travail soutenable passe nécessairement par une refondation du « contrat social » avec les managers. On ne doit plus se contenter de simples incantations sur le rôle irremplaçable du management de proximité : il faut passer à l’action en redéfinissant ce que l’on attend du management, en lui restituant du pouvoir d’agir et en co-construisant un nouvel équilibre entre les attentes et les moyens. C’est aussi ce à quoi nous appelle l’ANI QVT : « il est nécessaire que l’employeur précise le rôle du management et les moyens nécessaires mis en œuvre pour qu’il puisse exercer son rôle ». Le cheminement pour parvenir à ce contrat social peut emprunter les modalités de groupes d’expression entre managers, tel que préconisé par l’ANI. Il peut aussi prendre des voies plus classiques comme des groupes d’échange, de pratiques et de co-développement entre managers. Il peut se sceller par une charte managériale collaborative.
Retour d’expérience
Les quatre temps du manager de proximité : des représentations à la réalité
Dans une grande entreprise de services aux entreprises, nous avons utilisé les relevés de temps, les agendas et des interviews pour estimer l’équilibre des temps réels passés par les managers « de première ligne » sur leurs quatre modalités principales d’exercice du métier :
- La production, car manager n’est pas un métier exclusif. Tous passent un temps conséquent à produire dans leurs domaines de compétence, à vendre, à représenter leur entreprise.
- La gestion qui comporte notamment la prescription et le contrôle du travail, mais aussi des processus administratifs souvent envahissants (le reporting).
- L’animation d’équipe qui inclut l’ensemble des interactions individuelles et collectives avec les collaborateurs : soutenir, coacher, former motiver, évaluer les collaborateurs.
- L’innovation, qui consiste à préparer et conduire le changement, participer à la conception de nouveaux produits, process, etc.
Avant de dévoiler les données, nous avons demandé aux membres du Comex (Comité exécutif) et au DRH d’estimer ce que pourraient être les résultats : dans l’ordre, ils prévoyaient (avec un faible écart entre eux) l’équilibre suivant : 25% – 15% – 40% – 20%. Par comparaison, voici les résultats réels (que nous retrouvons à peu près dans les mêmes proportions dans des secteurs d’activité variés) : 38% – 34% – 19% – 9%. Notre mission a consisté à trouver les moyens de permettre aux managers de retrouver un équilibre réel conforme… aux estimations du Comex. La mission s’est déployée à l’aide de groupes de travail qui ont permis l’élaboration des valeurs managériales partagées, qui ont ensuite été déclinées en comportements souhaitables. Sur cette base, les principaux processus (pilotage de l’activité, appréciation des collaborateurs, organisation des tâches, etc.) ont été redéfinis. Le principal indicateur de résultat, issu de l’enquête de climat social suivante a mis en évidence une amélioration sensible de la disponibilité et de la qualité du management perçues par les collaborateurs ainsi qu’un renforcement notable du soutien professionnel apporté par les managers, ressenti par les collaborateurs.
3.2 La mise en visibilité du travail
Le deuxième acte est la mise en visibilité du travail. L’Anact a donné le ton lors de la Conférence sociale qui se tenait au moment de la conclusion de l’ANI : « La période actuelle, caractérisée par une insatisfaction diffuse ressentie à l’égard des méthodes classiques de management, est propice au développement d’initiatives destinées à promouvoir de nouvelles capacités à inventer et proposer des démarches concertées innovantes au service d’une transformation crédible des organisations. La mise en visibilité du travail en tant que facteur d’accomplissement et créateur de valeur y jouera une place essentielle, ainsi que les dispositifs (méthodes, démarches, outils) capables d’équiper les acteurs (managers, dirigeants, acteurs sociaux) au plus près de l’activité, dans ses dimensions productives et collectives » (ANACT, 2013, p. 2). La clé se trouve donc dans la mise en visibilité du travail et le renforcement des acteurs qui sont les parties prenantes du travail. Seul le management de proximité a les moyens de donner corps à cette exigence.
Pourquoi cette mise en visibilité est-elle une condition de la QVT ? Une équipe de trois chercheurs a mené une étude approfondie auprès de 35.000 employés au Royaume-Uni et aux États-Unis, qui révèle que les compétences de leur patron (manager immédiat ou leur hiérarchie) constituent l’indicateur le plus révélateur de la satisfaction au travail exprimée par les salariés, bien davantage que le salaire ou le contenu du travail en lui-même[6]. L’indice d’importance du facteur « compétences du patron » est de 0,45 soit plus de deux fois celui du facteur suivant, le salaire, qui ne se situe qu’à 0,2. Les auteurs constatent que les trois facteurs qui ont la plus forte influence sur la satisfaction au travail expriment la connaissance et la compréhension du travail par le manager :
- « les employés estiment être dirigés par un supérieur capable de faire leur travail ;
- le supérieur hiérarchique a gravi les échelons dans l’entreprise ou l’a fondée ;
- les employés estiment que le niveau de compétences techniques de leur supérieur est élevé ».
Comme le relève Yves Clot, professeur et titulaire de la chaire de psychologie du travail au Conservatoire National des Arts et Métiers, « l’implication d’un salarié et son plaisir à travailler est en lien direct avec la connaissance du travail réel que la hiérarchie possède. Le supérieur doit faire autorité dans le travail ou l’activité, avant d’avoir de l’autorité sur son employé »[7].
3.3 Un management dont le rôle est revisité
Enfin, le troisième acte consiste à reconcevoir les rôles et responsabilités du management de proximité vis-à-vis de sa hiérarchie, de ses pairs et de son équipe, en réintégrant le travail réel comme point d’ancrage. Cela suppose notamment de lancer une démarche d’expression des salariés sur le travail, dans laquelle le management doit trouver sa place. La liberté de parole au sein des groupes d’échange nécessite de mettre à distance l’autorité hiérarchique. Mais l’erreur serait d’en déduire que les managers doivent être exclus de la démarche. Ils doivent au contraire être intégrés dans son pilotage et dans son exécution, notamment en animant certains des groupes d’échange. On évitera simplement que des salariés se trouvent dans des groupes animés par un de leurs managers (voir « L’expression des salariés au travail : 7 bonnes pratiques pour réussir »). Cela passe également par le repositionnement du travail dans tous les process du management de proximité, notamment le recrutement, l’évaluation, le soutien professionnel, la reconnaissance, l’allocation des tâches, l’organisation de la coopération, la promotion, la construction des parcours professionnels, la conduite du changement, l’organisation participative du travail.
Enfin, il faut favoriser la mise à disposition, pour ces managers, d’environnements qui leurs permettent d’exprimer au mieux leurs capacités, en s’attaquant par exemple aux cinq facteurs de contrainte qui pèsent sur les managers de proximité, identifiés par Patrick Conjard (2014) dans son livre sur « le management du travail » : la charge de travail et le débordement de l’activité avec des incidences néfastes sur la vie personnelle ; les latitudes décisionnelles limitées qui occasionnent des pertes de temps et les décrédibilisent ; des changements de plus en plus fréquents et rapides, chronophages et générateurs de tensions ; des problèmes complexes à régler ; des injonctions paradoxales à gérer.
Conclusion
La QVT est une démarche beaucoup plus qu’un état. C’est un processus d’apprentissage participatif. Ce simple constat suffit à appréhender le rôle que doivent y jouer ceux qui se situent au cœur de la rencontre entre le projet d’entreprise (stratégie et objectifs) et les attentes des salariés : les managers de proximité. La QVT apparaîtra de plus en plus comme le déploiement des principes de la RSE au sein de la relation de travail (voir : « Améliorer les conditions de travail pour une RSE opérationnelle »). Elle exprimera la prise en compte des effets des activités sur le travailleur et son écosystème, c’est-à-dire la soutenabilité du travail. Cette éclosion de la convergence entre la QVT et la RSE est d’ores et déjà au cœur des initiatives de construction d’un « management responsable ».
Tout, dans la QVT, appelle à une prise en main de ces démarches par le management de proximité, implicitement mais aussi explicitement, dans le travail d’organisation et de mise en discussion des enjeux du travail. Cette mise en discussion montre que le manager de proximité, qui vit au quotidien les tensions entre les différents objectifs que l’organisation cherche à atteindre, est le mieux placé pour mettre en œuvre la QVT, tout en régulant les exigences de compétitivité, de performance et de satisfaction client. L’implication de l’ensemble du management intermédiaire est un des gages de réussite d’une démarche QVT durable, qui implique également une évolution fondamentale du rôle des DRH (voir « DRH V2.0 : L’architecte de la qualité de vie au travail »).
La réflexion sur le rôle du management semble d’autant plus urgente que dans son « rapport sur la Transformation numérique et la vie au travail », remis en septembre 2015, Bruno Mettling estimait que la première ligne managériale, indispensable pour mener à bien la transformation numérique des équipes, était « en situation de tension ». Il précisait que si on leur confie la transformation digitale, ce qui nous semble une voie de succès, il faudra en tirer les conséquences en allégeant leur fiche de poste de tâches qui leur sont actuellement dévolues.
Enfin, le manager de proximité, qui intervient dans un espace charnière entre la prescription du travail et les compétences disponibles dans son équipe, est le mieux placé pour investir la question centrale de l’autonomie au travail (voir « Autonomie au travail : la France a tout faux ! »). Cette question est fortement liée à la QVT et s’exprime dans les débats actuels autours des formes organisationnelles émergentes comme « l’entreprise libérée », les « organisations responsabilisantes », le Lean Management, etc. Elle s’exprime aussi par la contradiction entre une demande d’autonomie croissante de la part des salariés (liée au fort rehaussement du niveau d’éducation) et la perpétuation d’un modèle productif qui, dans notre pays, reste très imprégné par le taylorisme[8].
Si le management de proximité de demain doit gérer la transition numérique, contribuer à fonder un nouveau rapport à l’autonomie dans le travail et exercer un rôle d’acteur phare de la QVT, il est indispensable de le repositionner et de redéfinir le cadre dans lequel il doit désormais œuvrer. Dans le sillage de la loi Rebsamen (août 2015), qui définit la QVT comme l’un des trois axes essentiels de négociation sociale[9], c’est l’objet de nombreuses réflexions actuelles et une question majeure que doivent se poser les directions d’entreprise pour la pérennisation de leur structure et pour leur capacité future à fournir un travail de qualité.
Bibliographie
Algava, E. et Vinck,L. (2015) « Autonomie dans le travail – Enquêtes Conditions de travail », in Synthèse Stat’ de la DARES, n° 16, octobre.
Anact (2013), « Les promesses de la qualité de vie au travail », in Contribution à la table‐ronde N°2 de la Grande conférence sociale, 20 et 21 juin.
Bartlett, C. A. et Ghoshal, S. (1977), « The Myth of the Generic Manager : New Personal Competencies for New Management Roles », in California Management Review, volume 40, n° 1, Autumn.
Conjard, P. (2014), « Le management du travail : une alternative pour améliorer bien-être et efficacité au travail », Editions de l’Anact.
Detchessahar, M. (2011), « Santé au travail : quand le management n’est pas le problème mais la solution », in Revue française de gestion, 5, n° 214.
Gallie, D. et Zhou, Y. (2013), Work Organisation and Employee Involvement in Europe, Eurofound, June.
Dupuy, F. (2005), La fatigue des élites. Le capitalisme et ses cadres, Le Seuil.
Dupuy, F. (2011), Lost in management, Le Seuil.
Dupuy, F. (2015), La Faillite de la pensée managériale, Le Seuil.
Hamel, G. (2007), The Future of Management, Harvard Business School Press. Traduit en français sous le titre, La fin du management. Inventer les règles de demain, (2008), Editions Vuibert.
Goodall, A. H., Artz, B. et Oswald, A. J. (2014), “Boss Competence and Worker Well-being », in Discussion Paper No. 8559, Institute for the Study of Labor, October.
Gomez, P-Y. (2013), Le travail invisible. Enquête sur une disparition, Ed. François Bourin.
Pénicaud, M., Lachmann, H., Larose, C. et Moleux, M. (2010), Rapport « Bien-être et efficacité au travail, remis au Premier ministre François Fillon le 17 février 2010 et réalisé en vue de proposer des mesures pour améliorer les conditions de santé psychologique au travail.
McKinney, R. et al. (2013), Danger in the Middle : why Midlevel Managers aren’t Ready to Lead, Corporate Learning, Harvard Business Publishing.
Mettling, B. (2015), Transformation numérique et vie au travail, rapport remis à la Ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation Professionnelle et du Dialogue Social.
Richer, M. (2014), « Qualité de vie au travail : un levier de transformation sociale », in Metis, Janvier.
Pour aller plus loin :
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Approfondissez la thématique de la QVT : « Parcours QVT : la qualité de vie au travail dans tous ses états »
Crédit image : « L’homme indispensable : tambour, chasseur, pêcheur, musicien, afficheur »
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[1] Capgemini Consulting, Deuxième édition de l’enquête « A l’écoute des Français au travail » réalisée en partenariat avec TNS Sofres, 2014.
[2] Rapport de M. Pénicaud, H. Lachmann et C. Larose (2010).
[3] Communiqué de SYNTEC Conseil en management, 6 janvier 2011
[4] Selon une étude réalisée par le groupe Cegos, qui a interrogé 1.496 managers en octobre 2010 au Royaume-Uni, en Allemagne, en Espagne et en France (« Les pratiques managériales en Europe », Etude de l’Observatoire Cegos, 30 novembre 2010)
[5] Les chiffres de ce paragraphe proviennent de CSP Formation, « 1er baromètre des managers : les résultats de l’édition 2012 », mars 2013
[6] Voir A. H. Goodall et A. J. Oswald (2014).
[7] « Votre satisfaction au travail dépend de la compétence de vos supérieurs », « Psychologie Magazine », mars 2015
[8] Voir, E Algava et L. Vinck (2015). Cette étude montre que l’autonomie au travail est en régression pour de nombreuses catégories professionnelles et secteurs d’activité.
[9] Les deux autres étant les rémunérations et le temps de travail ainsi que la gestion des emplois et des parcours professionnels.
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