« Ah… vraiment ? Vous prétendez que la RSE permet de créer de la valeur ? »

RSE : d’un modèle de conformité à la dynamique de compétitivité

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Seuls 2% des projets de RSE (responsabilité sociétale des entreprises) ou de DD (développement durable) atteignent leurs objectifs, selon le cabinet américain de stratégie Bain. La principale raison de ce taux d’échec alarmant est le manque de soutien actif et clairement formulé de la part des dirigeants. Dans le contexte français, ce manque de soutien s’explique notamment par la culture jacobine et réglementaire, qui bride la dynamique de la RSE dans un modèle de conformité. Pour enclencher une dynamique nouvelle, il faut redéfinir des notions clés comme la performance, la gouvernance et l’entreprise, mais aussi s’interroger sur les sources de création de valeur sur lesquelles la RSE peut faire levier. C’est l’approche que je développe dans l’article ci-dessous et dans un module de formation d’une journée, construit en partenariat avec l’IFA (Institut Français des Administrateurs).

En France, la RSE d’aujourd’hui s’inscrit d’abord et avant tout dans un modèle de conformité. Nous avons été les premiers, avec la loi NRE de mai 2001 à exiger des entreprises (cotées) la publication de données extra-financière, avant de parvenir à contaminer nos voisins de l’Union Européenne, cette dernière prenant après de longs débats, la décision d’imposer cette contrainte à l’ensemble des pays membres en avril 2014 (vote de la directive par le Parlement européen, qui vient d’être transposée en droit français). Le génie français du centralisme jacobin et de l’Etat tout puissant a continué à exprimer sa fécondité administrative en inventant d’autres obligations réglementaires, souvent centrées sur la publication de données (plus que sur l’obligation d’agir), des bilans carbone aux agendas 21, en passant par les rapports sur les risques financiers liés aux effets du changement climatique sur l’activité (article 173 de la loi « sur la transition énergétique et la croissance verte »),  sans oublier la dernière incarnation en date, la publication du plan de vigilance, issu du devoir de vigilance, qui prétend répondre à des enjeux réels par des mesures bien peu convaincantes. Le modèle de conformité, tel qu’il est appliqué en France, est ainsi fortement orienté vers le déclaratif plutôt que vers l’action (voir ici pour aller plus loin sur cette question).

L’impasse du jacobinisme

Ces contraintes de publication sont-elles productrices de changements positifs et de progrès réels ? J’en doute, à en juger par le peu de lecteurs qui s’intéressent à ces monceaux de rapports RSE ou DD sagement empilés dans les quelques armoires qui restent hébergées dans nos entreprises après le déferlement numérique. Combien d’entreprises produisent un reporting RSE impeccable – c’est-à-dire répondant à toutes les exigences de l’article 225 de la loi du Grenelle 2, y compris et surtout pour les indicateurs qui n’ont aucun sens pour leur activité – et considèrent ainsi qu’elles « font de la RSE » ? Mais heureusement, combien d’entreprises à l’inverse, sont capables de prendre des engagements pertinents avec leurs parties prenantes, à les gérer en mode projet et à les co-évaluer… tout en satisfaisant a minima à leurs obligations légales ? Les secondes produisent du progrès… mais se placent en insécurité juridique.

Par ailleurs, nous commettons un contresens en persistant à penser que la RSE progresse par la contrainte alors qu’au contraire, la définition même de la RSE est centrée sur la notion d’engagements volontaires. Avec une belle persévérance, nous étouffons la dynamique qui pourrait s’enclencher dans les entreprises et exercer un effet d’entraînement sur leurs clients et fournisseurs. La réglementation décourage l’innovation en imposant un canevas homogène à tous, quels que soient leurs enjeux RSE et ceux de leurs parties prenantes, dans la plus pure tradition centralisatrice.

L’avancée de la RSE et du DD s’opère en forte partie par les incitations économiques et les changements culturels. L’INSEE a montré que la demande des clients – notamment par l’intermédiaire des appels d’offres incluant des clauses sociales ou environnementales – est le principal vecteur de diffusion de la RSE au sein des filières, de l’aval vers l’amont[1]. Le second vecteur est la montée des valeurs qui valorisent les approches de durabilité et de respect de l’environnement, montée que l’on observe sur longue période, dans tous les pays d’Europe au travers de l’enquête EVS, qui fait apparaître cinq tendances:

  • les limites de la croissance,
  • les droits des autres vivants,
  • la fragilité des équilibres naturels,
  • la critique du “technologisme“,
  • la survenue possible d’une catastrophe écologique (84% des Européens considèrent “catastrophiques” les effets des humains sur la nature et 74% prévoient une “catastrophe majeure”)[2].

Plutôt que de chercher à placer le débat citoyen et le dialogue social dans le sillage de ce courant favorable, on élève les barrages et les digues de la réglementation…

Rassurons-nous cependant : nous, Français, ne sommes pas seuls à éprouver cette frustration vis-à-vis de la prégnance du modèle de conformité. Wayne Dunn, Président du CSR Training Institute, et l’un des meilleurs « évangélistes » de la RSE aux Etats-Unis, affirme que « dans le domaine de la RSE comme dans bien d’autres aspects du management, on dépense trop d’énergie et de temps en conformité réglementaire et pas assez en recherche des voies d’activation de son potentiel de création de valeur ».

Un modèle de maturité RSE

J’ai créé un modèle de maturité très simple, à quatre niveaux (« les quatre P »), permettant de « catégoriser » le stade d’évolution des politiques RSE menées par les entreprises :

  1. Page blanche: l’entreprise ne se sent pas concernée par la RSE; elle ne prend pas d’engagements et ne déclenche pas d’actions particulières ; elle connaît mal ses parties prenantes ; elle est agnostique (indifférente) ;
  2. Parole: l’entreprise communique; elle affiche éventuellement des valeurs, des engagements, mais ces derniers ne sont pas véritablement hiérarchisés et discutés avec ses parties prenantes ; les actes ne sont pas à la hauteur ; elle est croyante (sensibilisée) ;
  3. Progrès: l’entreprise prend des engagements co-construits avec ses parties prenantes et les étaye par des actes ; elle est pratiquante (engagée);
  4. Performance Partagée : l’entreprise pilote ses engagements en mode projet, effectue des évaluations en impliquant ses parties prenantes, place la RSE au cœur de la création de valeur, cherche la performance globale pour elle-même et son écosystème ; elle est exemplaire

La RSE se distingue du crime par le fait que l’intention seule (Parole) est coupable et que la vertu se situe dans le passage à l’acte (Progrès). La compulsion réglementaire française a l’avantage de favoriser le passage de la Page blanche à la Parole mais l’inconvénient de « coller » les entreprises à ce dernier stade en les décourageant de s’aventurer en zone de Progrès et moins encore dans le territoire de la Performance…

Rappelons tout de même que le gouffre entre la grandeur des proclamations (Parole) et la modestie des actions ne date pas d’hier et ne s’exprime pas exclusivement dans la RSE. Alors qu’il posait les normes de la bonne éducation dans « L’Emile », Jean-Jacques Rousseau abandonnait ses propres enfants au Bureau des pauvres, ancêtre de l’Assistance publique…

Aujourd’hui, le débat public sur la RSE reste saturé par la question lancinante de l’opportunité d’imposer la RSE par la force de la loi, selon notre tradition bien établie, ou au contraire de la laisser s’imposer progressivement par des démarches spontanées, volontaires, à l’initiative des entreprises. L’Etat contre le marché : une opposition constitutive des passions françaises, dont nous avons bien du mal à nous défaire. Ce débat est stérile. Je propose de dépasser cette opposition binaire en pensant la RSE comme une approche visant pour l’entreprise à co-construire de façon volontaire des relations concertées avec ses parties prenantes. Elle ressort donc de l’initiative des entreprises mais elle ne peut pas être une démarche unilatérale. Elle se construit non pas en rapport avec les prescriptions réglementaires de l’Etat mais en rapport aux attentes des parties prenantes. C’est la compréhension de ces attentes et la mise en mouvement des acteurs qui les portent, qui assurent le passage vers le stade 3, celui du Progrès.

« Quand on veut inventer l’électricité, on ne peut pas se contenter d’améliorer la bougie ». Si la RSE participe du progrès, cela signifie que l’horizon de la compliance n’est pas indépassable. Il est temps de changer radicalement d’approche et de considérer la RSE comme un outil de compétitivité, une manière de redéfinir le contexte concurrentiel, de pénétrer des nouveaux marchés, de produire de l’innovation, de sceller un nouveau pacte social avec ses collaborateurs, d’apporter une réponse pertinente à la crise de sens.

A l’extérieur, la RSE est un facteur d’innovation car elle incite à chercher et construire les alignements d’intérêt avec les parties prenantes. La RSE consiste à identifier, créer, et partager de la valeur au carrefour de l’entreprise et de la société, aux interfaces avec les parties prenantes.

A l’intérieur, les collaborateurs ne peuvent retrouver du sens à leur travail que dans la cohérence entre la stratégie, l’organisation, les modes de pilotage et le management. Cette cohérence dessine un projet dans lequel le collaborateur peut chercher à s’inscrire. Mais cette cohérence suppose une convergence. Celle du projet économique, du projet social et du projet environnemental, qui doivent s’incarner dans des valeurs individuelles et collectives.

C’est cette convergence qui crée les conditions de la performance globale de l’entreprise et de l’engagement des collaborateurs. Cette approche, que j’ai dénommée la RSE transformative, est disruptive (elle met en cause les rôles et responsabilités traditionnels dans les organisations) mais permet aussi de reconstruire la confiance à l’intérieur de l’entreprise (motivation des collaborateurs) comme à l’extérieur avec les parties prenantes (voir « Management & RSE: pourquoi ce blog ? »).

Mais pourquoi donc les projets RSE échouent-ils ?

La transition du modèle de conformité vers le modèle de compétitivité nécessite évidemment un engagement fort des dirigeants. Or, on sait maintenant ce que coûte aux projets RSE le manque de soutien des dirigeants. Fin 2016, le cabinet américain de stratégie Bain a jeté un pavé (très froid) dans la marre en publiant une série de chiffres sur les taux d’atteinte de leurs objectifs par les projets de transformation[3]. Je résume leur rapport par le tableau ci-dessous :

% des projets (total vertical = 100) Tous projets de transformation Projets RSE/DD seulement
Objectifs atteints ou dépassés 12% 2%
Dilution de valeur ou performance médiocre 50% 81%
Abandon ou atteinte de moins de 50% de la performance prévue 38% 16%

Source : Bain & Co., 2016

Le chiffre est lâché : seuls 2% des projets de RSE ou de DD atteignent ou dépassent leur objectif, résultat beaucoup plus médiocre que le score de 12% atteint par l’ensemble des projets de transformation menés par les grandes entreprises, déjà alarmant. Ne nous rassurons par à bon compte en considérant que l’échantillon est composé essentiellement d’entreprises américaines !

Bain propose quelques explications à cette différence : le soutien des dirigeants n’étant pas suffisamment au rendez-vous, les chefs de projets arbitrent systématiquement en défaveur de la RSE lorsqu’ils sont confrontés aux inévitables conflits de priorité entre les objectifs RSE et les objectifs business. Les deux facteurs d’échecs les plus fréquemment cités concernant les projets RSE/DD sont le manque d’investissement et de ressources pour 25% et les conflits de priorités pour 15%. A l’inverse, les facteurs de succès expérimentés sont l’engagement des dirigeants pour 27% et des employés pour 11%.

Les recommandations de Bain consistent principalement à privilégier un engagement fort et visible du CEO (PDG), qui doit indiquer publiquement les objectifs chiffrés du projet, pour créer un momentum (les exemples cités, Nestlé et Coca-Cola sont effectivement de bons appuis à cette préconisation).

Deuxième recommandation : construire le business case du projet et communiquer, afin de circonvenir l’opinion dominante chez les collaborateurs selon laquelle la RSE est du « nice to have », qui certes peut améliorer la maîtrise du risque de réputation mais coûte de l’argent et dégrade la performance. Cette opinion dominante prospère assez volontiers en France, à l’encontre de tous les résultats posés par la recherche académique, qui convergent vers une corrélation significative de la performance économique avec la performance sociétale et environnementale. Ne rien faire sur ce plan, se passer de business case et supposer que les collaborateurs soutiendront le projet, c’est prendre le risque de voir ces conceptions fausses entraîner le projet vers les abysses de la liste des priorités.

Troisième recommandation : inscrire le projet RSE dans les business process et les pratiques des managers ; intégrer des objectifs RSE dans le système de reconnaissance de la performance individuelle et collective. A cette occasion, on apprend qu’aux Etats-Unis, « seulement 24% des collaborateurs portent des objectifs directement liés à la RSE » (nous en sommes très loin en France).

Les dirigeants face à la RSE : qu’est-ce que la performance ?

Mon expérience est que l’engagement des dirigeants vis-à-vis de la RSE, exception faîte de quelques individualités que les valeurs qu’ils portent et leur histoire singulière ont prédisposé ou sensibilisé, passe par plusieurs points critiques de conviction. Je me concentrerai ici sur les deux principaux.

Le premier passe par la nécessité d’effectuer un pas de côté pour laisser s’épanouir la notion de performance. La performance a mauvaise presse, pour une raison très simple : depuis la vague de financiarisation des années 1980, elle a été artificiellement bridée, corsetée autours du concept de création de valeur actionnariale (« shareholder value creation »), devenu l’horizon indépassable des Comex et Codir, encouragé et entretenu par les Conseils d’administration et de surveillance, qui s’internationalisaient et adoptaient le seul langage universellement pratiqué par les administrateurs « indépendants », celui de la finance internationale. La novlangue d’aujourd’hui, dans les Conseils, c’est celle de l’EBITDA, un point de repère utile mais qui ne rend compte que d’une partie modeste de la réalité.

La notion de performance globale, créée par le Centre des Jeunes Dirigeants en 2002, permet de restituer la performance dans la plénitude de ses dimensions, qui s’expriment sur trois axes : performance économique, sociétale et environnementale[4]. On retrouve ici la « triple bottom line » chère aux anglo-saxons mais aussi la diversité des parties prenantes : l’économique concerne bien sûr les dividendes servis aux actionnaires mais aussi la qualité de service et de prestation fournie aux clients, etc. La notion de performance ne se suffit pas à elle-même ; elle ne prend son sens qu’accolée à la nature des objectifs.

Mercedes Erra, fondatrice de BETC et présidente exécutive de Havas Worldwide, apporte des réponses concernant les attentes des parties prenantes de l’entreprise issues d’une étude publiée en 2007 par Euro RSCG Worldwide et intitulée « The Future of The Corporate Brand » : « A la question ‘Il est important que les entreprises se donnent une mission qui ne se limite pas aux profits’ : 95% des sondés en France étaient d’accord, 96% aux Etats-Unis et 86% au Royaume-Uni. A la question : ‘Le rôle principal d’un dirigeant est de générer du profit pour ses actionnaires’, seuls 33 % des sondés en France ont répondu d’accord, 37 % aux Etats-Unis et 33 % au Royaume-Uni. La mission première d’une entreprise ne peut donc se réduire à ‘fabriquer’ de l’argent. (…) Ethique et réussite sont désormais liés et les consommateurs le disent eux-mêmes : ‘Les entreprises qui réussiront le mieux et feront le plus de profits à l’avenir seront celles engagées dans le développement durable’, France : 88 % d’accord, Etats-Unis : 78 %, et Royaume-Uni : 73 %. L’entreprise n’a certes pas une vocation caritative, mais elle est poussée par cette tendance et elle sait que pour impliquer ses collaborateurs, elle doit travailler sur cette exigence »[5].

Ce pas de côté permet de comprendre qu’il est désormais impossible d’envisager la performance comme une relation avec une seule partie prenante. Au contraire, elle se définit par la capacité à atteindre des objectifs multiples, qui parfois se renforcent mutuellement et parfois sont en tension. C’est pour cela que l’on a besoin de dirigeants-leaders, c’est-à-dire de dirigeants capables de s’extraire d’une subordination vis-à-vis d’une partie prenante unique (les actionnaires), aussi estimable soit-elle, pour jouer pleinement leur rôle d’animation des processus d’arbitrage entre objectifs, de hiérarchisation et d’explication des compromis qui sont effectués quotidiennement. L’équipe dirigeante doit favoriser la prise en compte simultanée, dans une approche systémique, des préoccupations des différentes parties prenantes (pas seulement les apporteurs de capitaux) en recherchant un équilibre entre leurs intérêts, leurs attentes et leurs motivations.

Dans toute organisation, qu’elle cherche ou non à progresser vers la RSE, il faut trouver des modes de résolution des tensions entre des objectifs. Diriger avec le prisme de la performance globale permet de faire émerger ces tensions, d’en parler, de discuter des arbitrages entre des objectifs qui ne sont pas toujours convergents, d’impliquer davantage les parties prenantes – internes et externes – dans la réflexion et l’élaboration des choix. La RSE quant à elle amène l’équipe dirigeante un cran plus loin : elle incite à rechercher les équilibres dans une réflexion qui amène à s’interroger collectivement sur la finalité de l’entreprise, son « utilité sociale »: qui sommes-nous, à quoi servons-nous, qu’apportons-nous à la société en général, à nos parties prenantes et à nos clients en particulier ?

Cette démarche est essentielle à la construction du projet stratégique de l’entreprise – ce que les anglo-saxons désignent par le terme intraduisible de « strategic intent » — et suscite de la part des dirigeants, une réflexion extrêmement fertile pour rendre visible ou faire émerger une utilité sociale à leur projet entrepreneurial. En effet, elle nécessite de s’interroger sur les fondamentaux de l’entreprise, son identité, les valeurs qu’elle porte, la compatibilité de son action avec l’intérêt général et le « bien commun ». Elle conduit à rechercher les buts communs, les intérêts partagés, les convergences de stratégie au sein de l’entreprise mais également en intégrant l’ensemble de son écosystème.

Ceci nécessite une réflexion sur les interdépendances entre l’entreprise et son écosystème, réflexion susceptible de générer des innovations et des reconfigurations du business model : identification de nouvelles sources de revenu, de partenariats potentiels, de ré-allocation de ressources, de recomposition de la chaîne de valeur.

Graphique: La RSE, ça coûte ou ça rapporte ? Un investissement dans un panier de valeurs d’entreprises socialement responsables sur une période de 18 ans rapporte 47% de plus que le même montant investi dans des entreprises mal notées pour leur performances sociétales et environnementales. Source: Eccles, Ioannou and Serafeim (London Business School) in Management Sciences.

La RSE est ainsi un facteur de compétitivité pour l’entreprise mais c’est aussi un atout à l’échelle macro-économique, d’autant plus prononcé que nous entrons dans une société de l’innovation et de la connaissance. Voici ce qu’écrivait France Stratégie aux termes d’un exercice de prospective à 10 ans : « Le modèle qui traite le travail comme un input indifférencié et dont le seul objectif est de maximiser la valeur nette pour ses actionnaires porte une conception erronée. Parce qu’il oublie que l’entreprise est un groupement humain, il est mal adapté à une économie fondée sur l’innovation et la recherche d’une haute valeur ajoutée, où les compétences (ce que les économistes appellent capital humain) sont un facteur essentiel. Les actionnaires, en effet, apportent un type d’actifs qui les rend propriétaires de parts de capital, mais d’autres partenaires de l’entreprise apportent d’autres actifs, en particulier les compétences des salariés »[6]. La notion de potentiel humain se situe désormais au cœur des politiques de compétitivité (voir : « Sommes-nous tous du capital humain ? »)

La dynamique de la RSE incite à travailler pour ses parties prenantes plutôt que contre elles. Elle démontre qu’il est sans doute possible d’améliorer la performance économique d’une entreprise au détriment de la qualité de ses relations avec ses parties prenantes mais que cette amélioration ne sera pas pérenne. La performance globale nous dit qu’il n’y a pas d’amélioration économique dans la durée sans performance sociale et environnementale. Adam Smith, le créateur bien connu de « la main invisible du marché », le disait déjà : « Aucune société ne peut prospérer ni être heureuse, quand la grande majorité de ses membres est pauvre et misérable ». La responsabilité des dirigeants et des administrateurs, qui répondent de la pérennité de l’entreprise, est d’agir dans l’intérêt social de l’entreprise et non dans le seul intérêt de ses actionnaires. Or agir dans l’intérêt social de l’entreprise, ce n’est rien d’autre que prendre en compte l’ensemble des intérêts des parties prenantes, dans la continuité du rapport Vienot I (1995), qui affirmait déjà que le dirigeant doit gérer dans « l’intérêt de l’entreprise ».

Redéfinir l’entreprise

Le second point critique de conviction consiste à redéfinir la notion d’entreprise. En France, l’entreprise se situe dans un angle mort ; elle n’est pas définie juridiquement puisque notre droit ne connaît que la société (droit commercial) et l’employeur (droit du travail). Cet escamotage a des conséquences majeures sur la façon dont la gouvernance de nos entreprises est constituée, sur lesquelles je ne reviendrai pas ici (voir : « RSE et création de valeur : quel rôle pour le dirigeant ? »).

Du fait de cet escamotage, certains peuvent se comporter comme si l’entreprise n’agissait que selon une finalité unique : maximiser le retour sur investissement des actionnaires. Fermez le ban : dans ces conditions, le débat sur la RSE est clos. La capacité à définir la notion d’entreprise, à la sortir de l’angle mort, est donc une clé d’action. Où trouver une définition de l’entreprise qui soit acceptable par les dirigeants ? La réponse s’impose : les entreprises peuvent s’appuyer sur un mouvement, le bien dénommé Mouvement des Entreprises de France, en abrégé, MEDEF. Mais voilà, le sujet semble trop sensible si bien qu’après avoir fouillé les parties les plus obscures du site internet du MEDEF ; après avoir interrogé son service Communication, je n’ai pas pu trouver une définition de l’entreprise.

Et puis… sont arrivés les enfants. Les enfants sont des êtres en devenir, à qui l’on propose, de plus en plus tôt, de venir visiter des entreprises pour se familiariser avec l’économie et « mieux connaître l’entreprise et les métiers de demain »[7]. Avec les enfants, il faut de la pédagogie ; on peut difficilement se passer d’une définition. Et voici, grâce au kit de découverte opportunément appelé « C’est quoi une entreprise ? », édité à l’occasion de la Semaine Ecole Entreprise de novembre 2014, comment le MEDEF a finalement donné au monde une définition de l’entreprise. Je ne vous ferai pas languir davantage ; la voici : « L’entreprise rassemble l’ensemble des activités d’une personne ou d’un groupe de personnes qui travaillent pour fournir des biens ou des services à des clients. Elle résulte de la combinaison de plusieurs facteurs : une bonne idée, associée à un apport en argent, en moyens humains ou matériels, et aussi à une bonne dose d’enthousiasme »[8].

Je n’ai pour ma part rien à reprocher à cette définition. Tout y est : la notion de groupe humain rassemblé autour d’activités (projets), la multiplicité des parties prenantes, la diversité des ressources (pas seulement financières) qu’il faut combiner, sans oublier l’enthousiasme qui rappelle l’importance de la motivation au travail. Comme l’écrivent Blanche Segrestin et Armand Hatchuel dans leur livre remarquable, « Refonder l’entreprise », « L’entreprise n’est viable que si les dirigeants sont en mesure de construire un projet fédérateur et de remporter l’adhésion des salariés comme des actionnaires. (…) La focalisation sur la rentabilité des capitaux investis est injustifiée : le capital financier n’est pas la seule ressource nécessaire ; on a tout autant besoin des compétences des agents, de la réputation de l’entreprise ou encore de ses relations avec ses clients »[9].

Cette définition est finalement très proche de celle que j’utilise pour ma part depuis bien longtemps : l’entreprise est un collectif de travail noué autour de projets communs dans le but de satisfaire ses clients et ses autres parties prenantes. La RSE nous rappelle que l’entreprise est certes un lieu de construction collective, mais aussi d’épanouissement individuel.

Mais ce qui m’importe ici, c’est de mettre en évidence un fait simple : la notion de RSE est indissociablement incorporée à cette définition du MEDEF, qui met l’accent sur les parties prenantes et la diversité des ressources. Si l’on admet sa pertinence, on ne peut plus diriger en fonction du paradigme de la « shareholder value »…

Même les Américains, créateurs (et pratiquants !) de la « shareholder value », sont aujourd’hui conduits à préconiser une réorientation. La maximisation de la valeur actionnariale et les limites de ce modèle sont désormais bien documentées par plusieurs auteurs respectés comme Lynn Stout dans son livre sur « le mythe de la valeur actionnariale »[10]. Plus récemment, deux éminents professeurs de Harvard ont publié un article fleuve dans la Harvard Business Review de juin 2017, critiquant vertement ce concept et appelant à une reformulation du rôle des CEO (PDG) et des administrateurs. Voici la traduction d’un extrait significatif : « Une focalisation sur le ‘total shareholder value’ comme mode de mesure de la performance peut conduire à des distorsions dans l’allocation des ressources et éroder la capacité de l’entreprise à exécuter sa stratégie. Les entreprises doivent créer de la valeur pour leurs parties prenantes qui sont multiples. Dans une économie de marché, une entreprise ne peut réussir que si les clients veulent acheter ses produits, les salariés veulent travailler pour elle, les fournisseurs veulent devenir ses partenaires, les investisseurs veulent acheter ses actions et les collectivités locales veulent l’attirer sur leur territoire. Le ‘corporate leadership’ consiste à maintenir ces relations et prendre des décisions lorsque des compromis sont nécessaires entre les intérêts de ces différents groupes. A l’inverse, la théorie de l’agence, qui laisse supposer que les dirigeants devraient chercher la maximisation de la valeur créée pour les actionnaires, est une simplification qui conduit finalement à un sous-investissement dans la qualité des relations avec les autres parties prenantes »[11].

Un nouveau rôle pour les dirigeants et les administrateurs

Ces deux points critiques de conviction sont des exemples des changements de représentation qui nécessitent débat contradictoire, réflexion et prise de distance. Il faut prendre ce temps, cette distance, pour créer les conditions qui permettent de passer d’un modèle de conformité à une dynamique de compétitivité (« from compliance to performance, » diraient les Américains plus soucieux d’ancrer la CSR – corporate social responsibility – dans leurs business process).

J’ai eu l’occasion d’y participer au sein de l’IFA (Institut Français des Administrateurs), l’association professionnelle de référence des administrateurs en France. Elle réunit aujourd’hui plus de 3.600 membres exerçant leurs fonctions dans plus de 4.000 sociétés de toutes tailles et de tous secteurs, et anime une réflexion très riche pour préparer les administrateurs et les dirigeants aux exigences de leurs mandats et fonctions. L’IFA m’a demandé de créer une journée de formation pour sensibiliser les administrateurs et les dirigeants aux apports de la RSE dans le contexte de cette transition d’un modèle de conformité à la dynamique de compétitivité.

Cette journée, que je prends un grand plaisir à animer, permet de passer en revue les grands concepts de la RSE au prisme de la création de valeur, de montrer en quoi ces nouvelles approches modifient le management, le rôle des dirigeants et la gouvernance. Ainsi par exemple, la méthode proposée par Michael Porter, la « shared value » change la donne en recherchant une valeur combinée, qui place les bénéfices environnementaux et sociaux au même rang que les bénéfices économiques ou financiers[12]. Le paradigme dominant doit ainsi s’élargir, de la « shareholder value » (porteurs de parts) vers la « stakeholder value » (porteurs d’enjeux).

Cette journée permet également, dans un second temps, d’identifier les principales sources de création de valeur au sein des grandes fonctions de l’entreprise (marketing, commercial, achats, finance, risk management, ressources humaines, etc….) sur lesquelles la RSE peut faire levier. La RSE apparaît ainsi pour ce qu’elle est : une approche moderne de la gouvernance des entreprises, que les dirigeants et les administrateurs ne peuvent plus se permettre d’ignorer.

Si vous souhaitez en savoir plus sur les objectifs et le programme, je vous invite à visiter la page correspondante sur le site de l’IFA : « Le conseil et la  RSE ».

N’hésitez pas également à faire passer le lien concernant ce séminaire aux dirigeants et administrateurs de votre entreprise qui pourraient en bénéficier… Les prochaines sessions se tiennent le mercredi 22 juin 2022, puis le vendredi 28 octobre 2022 … A bientôt !

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,

Management & RSE

Pour en savoir plus: Lisez la suite de cet article:

« Du pur profit à la RSE : les repentis de la marge brute », 13 décembre 2017

Crédit image : De Staalmeesters (le syndic de la guilde des drapiers), 1662, huile sur toile par Rembrandt (1606-1669), la quintessence de l’École hollandaise du XVIIe siècle, Rijksmuseum, Amsterdam. Ces six administrateurs, en chapeaux et habits noirs, sont penchés sur une table couverte d’un tapis persan. Plus de trois siècles après, la controverse n’est pas close : on ne sait pas s’ils sont en train de vérifier les comptes de la corporation des drapiers d’Amsterdam ou s’il s’agit plutôt d’inspecteurs élus par les membres de la corporation des drapiers, chargés de certifier la qualité des tissus. Quoi qu’il en soit, nous sommes là fermement installés dans un modèle de conformité…

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[1] Émilie Ernst, « La responsabilité sociétale des entreprises : une démarche déjà répandue », Insee Première, N° 1421, novembre 2012

[2] European Values Study (EVS): 1981, 1990, 1999, 2008, prochaine enquête en 2017

[3] Jenny Davis-Peccoud, Paul Stone and Clare Tovey, “Achieving Breakthrough Results in Sustainability”, Bain Report, November 18, 2016

[4] « La performance globale des entreprises responsables. Pour une économie au service de l’homme et de la vie », CJD, 2ème édition, 2012. La création de la notion de performance globale en 2002 a été précédée de quelques étapes essentielles, notamment la « Charte du Bien Entreprendre » en 1982 et l' »Entreprise Citoyenne » en 1992. Les amateurs de séries attendent 2022 avec impatience…

[5] « Répondre aux attentes des parties prenantes de l’entreprise », FocusRH, 27 août 2013

[6] Rapport de France Stratégie remis au président de la République, « Quelle France dans 10 ans ? », juin 2014

[7] Communiqué de presse du MEDEF, 13 novembre 2014

[8] « C’est quoi une entreprise ? ; kit de découverte (brochure) du Medef à l’occasion de la Semaine Ecole Entreprise 2014 », novembre 2014

[9] Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, « Refonder l’entreprise », Seuil, La République des Idées, février 2012

[10] Lynn Stout, “The Shareholder Value Myth: How Putting Shareholders First Harms Investors, Corporations, and the Public”, Berrett-Koehler Publishers

[11] Joseph L. Bower and Lynn S. Paine, “The Error at the Heart of Corporate Leadership: most CEOs and Boards believe their Main Duty is to maximize Shareholder Value; it’s not”, Harvard Business Review, May & June 2017

[12] Michael Porter and Mark R. Kramer, “The Big Idea: Creating Shared Value, How to reinvent capitalism – and unleash a wave of innovation and growth », Harvard Business Review, January–February 2011

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