Du pur profit à la RSE : les repentis de la marge brute

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Il fut un temps où les choses étaient simples et limpides. L’entreprise appartenait à ses actionnaires. Le seul objectif légitime de ses dirigeants était la maximisation de la création de valeur pour les actionnaires. Le travail humain était occulté dans sa dimension expressive et asservi à une gouvernance univoque. Mais les temps changent. Et les fausses évidences se révèlent. L’essoufflement de notre modèle de développement conjugué à la montée du numérique, de l’uberisation, de la RSE (Responsabilité sociétale des entreprises) et du développement durable, provoquent une remise en cause fondamentale de ces croyances. Et voici les repentis de la marge brute désespérément en quête d’un nouveau modèle.

Dans la phase de financiarisation des années 1980, la caisse de résonance de l’orthodoxie financière était d’autant plus efficace qu’elle était alimentée en permanence par les cabinets de stratégie, les BCG, McKinsey, Bain, Roland Berger, A.T. Kearney, qui ont bercé tant de réunions de Codir ou de conseils d’administration. Le BCG en particulier, bientôt imité par ses confrères, s’est fait le chantre du TSR (total shareholder return) comme objectif et indicateur univoque du pilotage des organisations. Le TSR représente l’ensemble de la valeur créée sur une période donnée, composée de trois segments : la variation du cours, les éventuelles émissions d’actions gratuites et les versements de dividendes. Souvenez-vous de la délicieuse matrice du BCG, entre poids morts et vaches à lait, qui a constitué la ligne directrice de la restructuration du « portefeuille d’activité » de bien des groupes : la répartition optimale des Rising Stars, des Cash Cows, des Wild Cats et des pauvres Dead Dogs n’avait d’autre objectif que de maximiser le TSR.

Eh bien le TSR, c’est terminé. Le travail de sape a commencé par la démonstration de la nature de l’entreprise : entité inconnue du droit, elle ne se confond ni avec la société (code de commerce) ni avec l’employeur (code du travail) car elle est d’abord et avant tout un projet qui associe des parties prenantes. Il s’est poursuivi par la transition des « shareholders » (actionnaires) vers les « stakeholders » (parties prenantes dont les actionnaires sont une des composantes) en tant qu’inspirateurs des stratégies. Et tout cela converge vers une constatation : les actionnaires ne possèdent pas une entreprise mais des parts d’une entité juridique qui ne se confond pas avec elle (voir « RSE et création de valeur : quel rôle pour le dirigeant ? »).

Une entreprise aujourd’hui ne peut donc plus être pilotée dans la seule perspective de la création de valeur actionnariale, en d’autres termes du TSR. Au début de l’été 2017, deux respectés professeurs américains de management à Harvard ont publié un article redoutable dans la Harvard Business Review, dont j’extrais cette phrase : « Une focalisation trop importante sur le TSR dans l’objectif d’évaluer les performances d’une entreprise peut provoquer une distorsion dans l’allocation de ses ressources et empêcher une exécution correcte de sa stratégie »[1]. Quelques mois plus tard, en octobre 2017, le BCG publie un rapport qui a eu peu d’échos en France, intitulé “Total Societal Impact: A New Lens for Strategy”. Ce rapport, dont l’importance se dévoile notamment par le fait que le CEO Monde du BCG figure parmi ses coauteurs, marque l’enterrement officiel du TSR.

Renversement de perspective pour la RSE

« Pendant longtemps, » nous dit le BCG dans ce rapport, « les entreprises ont fonctionné selon les règles classiques de l’économie : l’entrepreneur visait le total shareholder return (TSR), meilleure façon de développer l’économie ». C’était sans doute un raisonnement à courte vue mais le BCG omet avec une confondante désinvolture de reconnaître qu’il était au cœur de ces croyances profondément ancrées dans le monde des affaires.

Les entreprises sous le joug du TSR

Puisque l’objectif du dirigeant était exclusivement focalisé sur le TSR, poursuit le BCG, « tout effort pour adresser les enjeux sociétaux, y compris les impacts négatifs créés par les entreprises, relevait du domaine de l’état ou des ONG (organisations non gouvernementales) ». Mais voilà, un changement de paradigme intervient à bas bruit : « les parties prenantes exercent de plus en plus de pression sur les entreprises pour qu’elles deviennent sensibles à leurs impacts et à des enjeux sociétaux majeurs comme l’inclusion par l’emploi ou la maîtrise du réchauffement climatique ».

En conséquence, les entreprises doivent changer d’optique et s’intéresser davantage à ce que le BCG désigne par l’acronyme TSI, c’est à dire le « total societal impact ». Du TSR au TSI, il n’y a qu’une lettre, mais elle fait toute la différence…

Je propose de traduire l’acronyme TSI par impacts globaux (par analogie avec le concept de performance globale). En effet, dans la vision du BCG, le TSI est composé de toutes les externalités positives ou négatives, économiques, sociales, environnementales, exercées par l’entreprise sur la société et l’environnement de par ses activités habituelles mais aussi par ses initiatives de RSE (ou de développement durable)[2].

Un avantage de cette notion de TSI, par rapport aux approches traditionnelles de la RSE dans lesquelles nous sommes empêtrés en France, est de mettre en avant cette réalité souvent mentionnée sur ce blog : la RSE ne peut plus se contenter d’inciter les entreprises à réduire leurs impacts négatifs ; elle doit aussi les encourager à augmenter leurs impacts positifs.

Le TSI ne peut se réduire à un seul indicateur mais est synthétisé par une batterie de métriques et de données. « Le meilleur moyen d’améliorer le TSI est d’intégrer la volonté d’influencer les impacts au sein du métier de base afin, sur le long terme, de réduire le risque d’occurrence d’événements négatifs et de créer de nouvelles opportunités et de ce fait d’améliorer le TSR », nous dit le BCG. Il s’agit donc bien d’un renversement de perspective : la création de valeur n’est plus une fin mais un simple moyen ; c’est en travaillant sur ses impacts globaux, et notamment sur les critères RSE, que l’entreprise est capable d’améliorer sa rentabilité financière.

Rendre opérationnel le lien entre performance RSE et performance financière

Le BCG note que la plus grande partie de l’effort de la recherche académique s’est focalisée sur la démonstration du lien entre les performances RSE obtenues par une entreprise et ses performances économiques et financières. Ici, les auteurs se réfèrent à :

  • La célèbre étude publiée par Robert G. Eccles (Harvard Business School, également coauteur de l’étude du BCG), Ioannis Ioannou (London Business School) et George Serafeim (Harvard Business School) publiée en 2011 (les auteurs du BCG ignorent apparemment sa réactualisation en 2013)[3]. Cette étude montrait que « les entreprises qui se distinguent par la qualité de leurs politiques sociales et environnementales obtiennent des meilleurs rendements boursiers mais aussi des meilleurs taux de retour sur investissement (return on assets et return on equity)». Un résumé visuel de cette étude sous forme d’un graphique publié par ‘Management Sciences’ est présenté dans cet article : « RSE : d’un modèle de conformité à la dynamique de compétitivité »).
  • L’étude de mars 2015, elle aussi publiée par Harvard, de Mozaffar Khan, George Serafeim (coauteur de plusieurs recherches avec Bob Eccles) et Aaron Yoon, « Corporate Sustainability », qui va dans le même sens, en approfondissant l’impact du caractère matériel ou non des critères RSE retenus[4].
  • Une méta-étude publiée en 2015, elle aussi devenue un classique, qui examine les conclusions de plus de 190 travaux de recherche « et conclut que 80% d’entre eux constatent que de meilleures performances RSE sont associées à de meilleures performances boursières»[5].

Ces travaux ne sont pas anecdotiques car ils démontrent que la performance que l’on qualifie souvent d’« extra-financière » et la performance financière, que beaucoup voient comme antagonistes sont en fait alignées pour l’essentiel – ce qui n’exclut pas, bien entendu, les tensions entre objectifs, notamment sur le court terme. Cette constatation change la donne sur le plan de la recherche de la compétitivité, qui doit alors s’ouvrir sur les trois versants de la performance : économique et financière ; sociétale et sociale ; environnementale et écologique.

Aucune raison de regretter la domination sans partage du TSR

Cela change également la donne sur le plan de la gouvernance et je signale un excellent papier du toujours clairvoyant Hervé Sérieyx intitulé « La révolution de la gouvernance » et publié par JobSféric, dans lequel il explique que le défi d’aujourd’hui est d’« inventer des systèmes de gouvernance articulant mieux les attentes et les contributions des diverses parties prenantes, internes et externes, pour une meilleure efficacité d’ensemble ».

Mais ce n’est pas suffisant pour les décideurs qui, d’après le BCG, « restent perplexes sur leurs priorités et s’interrogent sur les actions les plus efficaces pour créer de la valeur à la fois sur le plan économique et sociétal. C’est pourquoi nous avons identifié les impacts financiers des principales actions de RSE (par exemple la non-discrimination ou les économies d’énergie) dans cinq secteurs d’activité : les biens de grande consommation, l’industrie pharmaceutique et biotechnologique, l’industrie des hydrocarbures, la banque et les hautes technologies ». En effet, pour chacun de ces secteurs, le BCG a examiné « comment les entreprises intègrent la poursuite de leurs objectifs RSE dans leur stratégie et leurs opérations ». Et c’est ici que l’étude du BCG devient très intéressante…

Méthodologie

(Le lecteur pressé peut se passer de cette section et aller directement à la suivante)

Le BCG a identifié pour chacun des cinq secteurs la liste des critères RSE qui semblent avoir le plus d’impact sur la performance (les aficionados de la RSE parlent de « matérialité » par simple traduction paresseuse du terme anglais « materiality »). Ils se sont référés pour ce faire aux travaux du SASB (Sustainability Accounting Standards Board) et à l’expertise de leurs clients et partenaires. Certains de ces critères sont génériques, c’est-à-dire communs aux différents secteurs (par exemple la lutte contre la discrimination ou les politiques environnementales). Le BCG a ensuite retenu, parmi ces critères RSE pertinents, ceux qui peuvent être mesurés par des indicateurs disponibles, en utilisant les bases de données de deux agences de notation, MSCI et Oekom Research. Ceci a conduit à éliminer l’un des cinq secteurs, les hautes technologies, de l’analyse quantitative car malheureusement, les indicateurs n’étaient pas disponibles pour mesurer les facteurs RSE pertinents.

Ensuite, les grandes entreprises cotées pour chaque secteur ont été sélectionnées, afin d’obtenir des échantillons représentatifs (au moins 80% de la valorisation boursière totale de chaque secteur). Cela a donné 39 à 141 entreprises selon les secteurs. Ceci a permis, au sein de chaque secteur (sur la période 2013-2015), de tester statistiquement la relation entre les critères RSE retenus et deux variables financières représentatives de la création de valeur et du TSR :

  • le multiple de valorisation, qui reflète les anticipations des investisseurs en termes d’opportunités de profit et de risque ;
  • les marges (« EBITDA / Revenu » et « résultat net / Revenu »), qui reflètent la capacité à réaliser du profit.

Par ailleurs, sur un plan qualitatif, 200 décideurs ont été interviewés dans plus de 20 entreprises.

Principaux résultats

« Notre analyse quantitative révèle un lien concret entre la performance obtenue par l’entreprise sur les critères RSE pertinents pour son secteur et les multiples de valorisation d’une part, les marges d’autre part ». Le BCG confirme donc le lien de corrélation relevé par les travaux académiques cités ci-dessus.

Valorisation : La performance non financière (mesurée par les indicateurs RSE) est statistiquement significative des multiples de valorisation obtenus par les entreprises, et ceci dans chacun des 4 secteurs étudiés. Dans chacun de ces secteurs, les entreprises les plus performantes sur les indicateurs RSE obtiennent des multiples de valorisation de 3% (dans la banque) à 19% (dans les hydrocarbures) plus élevés (toutes choses égales par ailleurs) que ceux réalisés par les entreprises qui n’obtiennent qu’une performance proche de la médiane sur ces mêmes indicateurs RSE[6].

Marges financières : Les entreprises les plus performantes sur les indicateurs RSE obtiennent des marges plus élevées de 12,4 points de pourcentage (toutes choses égales par ailleurs) que celles réalisées par les entreprises, qui n’obtiennent qu’une performance proche de la médiane sur ces mêmes indicateurs RSE. Le tableau 5 (page 23 du rapport) donne pour chacun des 4 secteurs d’activité la liste des facteurs RSE qui ont le plus d’impact sur les marges. Ainsi par exemple, dans le secteur des hydrocarbures, les entreprises qui sont les meilleures pour former leur personnel de façon continue dégagent une marge d’EBITDA de 8 points de pourcentage supérieure à celle des entreprises dont l’effort de formation est simplement dans la moyenne du secteur. De même, celles qui sont les meilleures pour conduire des plans de prévention ambitieux en matière de santé et sécurité au travail dégagent une marge d’EBITDA de 3 points-et-demi supérieure à celle des entreprises dont l’effort est simplement dans la moyenne du secteur.

Le BCG ajoute que « l’analyse de 65 indicateurs RSE n’a mis en évidence que deux corrélations négatives avec la performance financière, ce qui montre qu’un investissement visant à améliorer les enjeux RSE se révèle dans presque tous les cas positif en termes de performance financière ».

Il relève que son analyse ne prouve pas le sens des liens de causalité : il est probable que la performance RSE favorise la performance financière mais dans l’autre sens, il est possible que de meilleures marges procurent davantage de moyens pour investir dans les politiques RSE. Comme nous l’avons souvent écrit sur ce blog, l’objectif est bien d’enclencher un cercle vertueux.

Les critères RSE qui exercent le plus d’effet de levier sur la performance financière sont effectivement pour partie différents d’un secteur à l’autre. Le BCG donne dans ce tableau, un extrait des critères les plus pertinents pour les 4 secteurs retenus, respectivement les biens de grande consommation, l’industrie pharmaceutique et biotechnologique, l’industrie des hydrocarbures et la banque. Bien entendu, il ne faut pas prendre ces critères comme une liste prescrite car même au sein d’un secteur d’activité donné, chaque entreprise conserve ses spécificités et ses propres enjeux RSE.

L’étude met en évidence un autre aspect intéressant : le sens des impacts. Beaucoup des critères RSE repérés ci-dessus sont des critères négatifs, c’est-à-dire des critères qui pointent des risques (risque de santé et sécurité au travail, risque environnemental, etc.) alors que d’autres, les critères positifs, reflètent les opportunités. Or le BCG remarque que les corrélations avec la performance financière sont beaucoup plus fortes avec les critères négatifs. Cela devrait-il conduire les entreprises à orienter leur politique RSE davantage vers la limitation des risques que vers la recherche d’opportunités ? Non, affirment les consultants, car cet état de fait est essentiellement dû aux imperfections, sans doute temporaires, des indicateurs manipulés par les entreprises et les investisseurs : il est beaucoup plus facile de construire des indicateurs solides et pertinents pour apprécier des risques que des indicateurs approchant les opportunités, un domaine moins balisé.

Les recommandations utiles et pertinentes, qui en découlent pour les dirigeants

Le BCG formule plusieurs recommandations dispersées dans différentes parties du rapport. J’ai retenu ici celles qui me semblent les plus pertinentes[7]. Je pense qu’il est de bonne pratique, pour les dirigeants d’entreprise, de les passer en revue en s’interrogeant sur leur pertinence pour leur organisation.

Prenez conscience de l’importance des critères RSE dans la valorisation de votre entreprise

Le BCG utilise depuis longtemps un modèle financier, dénommé Smart Multiple, permettant de calculer la valorisation des entreprises en fonction de données financières structurelles (taux de croissance, marges, levier d’endettement, etc.) selon une méthode de régressions statistiques[8]. La recherche quantitative prouve que certains critères RSE sont tout aussi significatifs que certains de ces critères financiers pour expliquer la valorisation des entreprises. En incorporant ces indicateurs RSE dans son modèle financier, le BCG affirme qu’il en accroît significativement le caractère prédictif. Ainsi par exemple, pour le secteur des hydrocarbures, les critères RSE expliquent 9% de la valeur et les critères financiers 74%.

Parmi les conséquences qu’il en tire, le BCG préconise d’impliquer fortement la direction financière sur la politique RSE – ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui pour la plupart des entreprise – afin que les critères RSE soient mieux communiqués, expliqués et valorisés auprès de la communauté financière.

Veillez à ce que la RSE ne soit pas une initiative « hors sol » mais une façon de vertébrer le business

« Aujourd’hui, il n’est plus suffisant de conduire sa démarche RSE comme un ‘à côté’ ; c’est en mobilisant leurs métiers de base (et les effets d’échelle qu’ils procurent) que les entreprises doivent chercher à créer à la fois des impacts sociétaux positifs et de la performance économique. C’est cette approche qui permet d’obtenir une croissance plus régulière, une limitation des risques et une meilleure durabilité ». Cette approche proposée par le BCG est celle que nous préconisons avec la RSE transformative et ses sept caractéristiques. Elle est également proche de la démarche « shared value », portée par Michael Porter and Mark R. Kramer, que je traduis non pas par « valeur partagée » mais par « valeur combinée »[9].

« En intégrant la RSE au cœur de leurs opérations, les entreprises peuvent maximiser leur effet de levier car elles mobilisent leurs savoir-faire et leurs ressources, » précise le BCG. Prenant l’exemple de la gestion des crises humanitaires, il documente le cas de Airbnb (capacité à identifier très rapidement des capacités d’hébergement dans une zone ravagée par une catastrophe) et de DHL (capacité à gérer les goulots d’étranglement logistiques en cas de crise ; voir le rapport page 25).

Dans le secteur biopharmaceutique, le BCG relève que le facteur RSE qui a le plus d’impact positif sur les marges (EBITDA et profits) est l’élargissement de l’accès à la médecine (dons de médicaments, programmes santé visant les pays émergents, etc.) : il s’agit bien d’un facteur étroitement lié à l’activité même des entreprises du secteur et non à des aspects périphériques comme le mécénat ou des actions généralistes. C’est pourquoi le BCG recommande aux entreprises de choisir leurs actions RSE en connexion étroite avec leur métier, leurs savoir-faire, leur mission, leurs valeurs. Cette recommandation me semble judicieuse (très cohérente avec la notion de RSE transformative que je soutiens) mais je regrette que l’implication des parties prenantes soit en grande partie occultée : c’est en travaillant avec elles que les actions RSE les plus pertinentes sont construites, puis évaluées.

Privilégiez une approche stratégique de la RSE

Avec le BCG, la pulsion de la matrice n’est jamais loin… La figure ci-après montre comment les activités des entreprises exercent des impacts à la fois sur le TSR et sur le TSI. Les entreprises doivent chercher à placer la plus grande partie de leurs activités dans le quadrant Nord-Est, c’est-à-dire viser à la fois le TSI et le TSR (performance globale pour le CJD ; valeur combinée pour Michael Porter). Les entreprises qui se contentent de servir leurs actionnaires (maximisation du TSR) sur la base de politiques de court terme négligeant les autres parties prenantes (faible TSI) constatent que cette politique finit par handicaper le TSR, si bien que ces activités migrent du quadrant Sud-Est vers le Sud-Ouest.

Choisissez (autant que faire se peut…) vos investisseurs

Le changement d’attitude des investisseurs est déterminant dans la motivation à viser à la fois le TSR et le TSI.

Pourquoi ce changement d’attitude ? Réponse du BCG : « Les fonds d’investissement, particulièrement ceux qui investissent sur un horizon de long terme sont attentifs aux facteurs environnementaux et sociaux pour une raison simple : les preuves s’accumulent, qui montrent que la performance RSE a un impact positif sur la création de valeur actionnariale à long terme ».

Qu’est-ce que cela change ? Réponse du BCG : « Aujourd’hui, adopter un comportement d’’investisseur socialement responsable’ devient ‘mainstream’ et les stratégies d’ISR à la disposition des investisseurs se sont multipliées et diversifiées ».

Installez le cercle vertueux entre les différents versants de la performance

Les décideurs « doivent comprendre comment leurs actions se traduisent en impacts et ainsi modeler leur stratégie dans l’objectif de maximiser le TSI, ce qui se traduira par une influence positive pour le TSR ». Le BCG explique pourquoi une approche proactive de la RSE permet de saisir des opportunités qui ont un impact positif en termes de croissance et de rentabilité (voir le rapport, pages 16 et suivantes) : ouvrir de nouveaux marchés (par exemple en travaillant davantage en partenariat avec ses parties prenantes) ; développer l’innovation ; limiter les coûts et risques d’approvisionnement ; renforcer la marque et la capacité à imposer ses prix ; améliorer l’attraction et la rétention des talents ; raffermir la relation avec les pouvoirs publics et les régulateurs.

Ainsi par exemple, depuis 2010, Unilever a réduit de 28% son empreinte de déchets dus aux emballage par consommateur, ce qui lui a aussi permis d’économiser des millions d’euros et d’accroître sa part de marché auprès des consommateurs sensibles au respect de l’environnement. On trouvera dans le rapport de nombreux autres exemples concrets, qui mettent en évidence de réelles avancées de la part d’entreprises qui par ailleurs ne sont pas toutes irréprochables sur l’ensemble des critères (PepsiCo, Merck, Solvay, BP, Total, PNC, Standard Bank, Mastercard, Visa, Facebook et Microsoft).

Pratiquez la « coopétition »

Au-delà de la relation avec les parties prenantes, le BCG recommande de chercher une mutualisation des coûts en s’associant avec des concurrents. Ainsi le chimiste Solvay a créé en 2011 avec 5 autres entreprises industrielles, une alliance dénommée TfS (Together for sustainability) afin d’harmoniser les audits RSE de leurs fournisseurs communs. Cette alliance s’est élargie à 19 membres et 7.600 fournisseurs sont désormais évalués. Les résultats sont probants : 67% des fournisseurs de Solvay qui ont été audité deux fois ont amélioré leurs scores sur les différentes dimensions de la RSE d’une évaluation à l’autre.

Leçon d’anatomie pour le TSR

Impliquez les Conseils

Le BCG regrette la relative passivité des Conseils d’administration sur le sujet de la RSE. Il a relevé dans une étude conjointe menée avec le MIT (Massachusetts institute of technology) et publiée en mai 2017 que 86% des responsables d’entreprise déclarent que le Conseil a un rôle important à jouer en matière de RSE mais seuls 30% déclarent que le Conseil dans leur entreprise s’est effectivement saisi cette problématique[10]. Ce constat s’applique assez bien à la France même si j’observe avec intérêt l’augmentation continue de la proportion des entreprises du SBF 120 qui disposent d’un comité RSE (ou comité d’éthique ou de développement durable) : 37% en 2017 contre 27% en 2013[11].

Le Conseil doit donc se saisir du sujet de la politique RSE, y compris « pour contrer les initiatives portées par les investisseurs activistes qui cherchent essentiellement les profits à court terme et ne se préoccupent pas de la viabilité à long terme de l’entreprise ». L’objectif de durabilité est d’autant plus important et différentiateur que le BCG note une réduction de la durée de vie moyenne des entreprises. Les entreprises cotées ont une chance sur trois de disparaître de la cotation dans les cinq ans à venir, pour cause de faillite, de liquidation, de rachat ou autre, un taux de défection six fois plus élevé qu’en 1975[12].

Le BCG recommande également aux Conseils de se préoccuper de l’existence de programme permettant de lier une partie significative de la rémunération variable des dirigeants à l’atteinte d’objectifs RSE.

Conclusion

Les repentis sont parfois les meilleurs zélotes. Mais au-delà de l’anecdote, le « changement de pied » du TSR au TSI me semble significatif de la montée en puissance de la RSE, notamment dans les préoccupations des financiers (finance verte, reporting intégré, management des risques, etc). L’approche mise en avant par le BCG est pertinente. Ils ont compris que la RSE n’est pas une réparation des désordres économiques, une utopie consolante qui s’installerait à côté d’un modèle d’entreprise inchangé, un corridor humanitaire au milieu du désastre économique. Elle n’est ni un idéal macroscopique ni une réalité microscopique.

Loin du « social washing », d’un artifice cosmétique, amusement de galerie ou ripolinage vert, la RSE ne peut être un leurre pour détourner l’attention ou préserver les organisations et les modes de fonctionnements contradictoires avec les principes qu’elle prône. Elle ne peut pas être un à-côté, un « supplément d’âme ». Elle est un mode de management des ressources et du projet d’entreprise radicalement nouveau.

Note : sauf mention contraire, les extraits présentés entre guillemets proviennent du rapport du BCG ; traduction par nos soins.

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,

Management & RSE

Pour aller plus loin :

Consultez le rapport du BCG : Douglas Beal, Robert Eccles, Gerry Hansell, Rich Lesser, Shalini Unnikrishnan, Wendy Woods, and David Young, “Total Societal Impact: A New Lens for Strategy”, BCG Report, October 2017

Crédit image : « The disappointed Souls » (les âmes déçues), 1892 par Ferdinand Hodler (1853-1918), huile sur toile, Kunstmuseum de Bern

« Les romains passant sous le joug » (détail), 1858, par Charles Gleyre (peintre suisse, 1806-1874), Musée des beaux-arts de Lausanne (illustre le triomphe des Helvètes sur Rome à la bataille d’Agen en 107 av. J.-C.)

« La Madeleine à la veilleuse », vers 1635-1640, par Georges de La Tour (1593-1652), Musée du Louvre, Paris

« La leçon d’anatomie du Docteur Tulp », 1632, par Rembrandt (1606-1669) ; huile sur toile ; Mauritshuis de La Haye (leçon d’anatomie avec un groupe de chirurgiens auprès du professeur Nicolaes Tulp 1593-1674, c’’est aussi le premier portrait de groupe peint par Rembrandt alors âgé de 26 ans)

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[1] Joseph L. Bower and Lynn S. Paine, “The Error at the Heart of Corporate Leadership: most CEOs and Boards believe their Main Duty is to maximize Shareholder Value; its not”, Harvard Business Review, May & June 2017

[2] Je ne fais pas de différence entre les deux notions dans cet article: la RSE est la mise en oeuvre du DD dans le contexte de l’entreprise (ou d’une organisation).

[3] Robert G. Eccles, Ioannis Ioannou and George Serafeim, “The Impact of Corporate Sustainability on Organizational Processes and Performance”, Harvard Business School Working Paper Series No 12035, July 29, 2013

[4] Mozaffar Khan, George Serafeim and Aaron Yoon, “Corporate Sustainability : First evidence on materiality”, Working Paper 15-073, Harvard Business School, March 9, 2015

[5] Gordon Clark, Andreas Feiner and Michael Viehs (The University of Oxford and Arabesque), « From the Stockholder to the Stakeholder : How Sustainability can drive Financial Outperformance”, March 2015

[6] Dans cette étude, les entreprises les plus performantes sont celles qui obtiennent un résultat supérieur ou égal au haut du 9ème décile (90%).

[7] Les formulations des intertitres sont les miennes.

[8] Voir “The 2013 Value Creators Report: Unlocking New Sources of Value Creation”, BCG report, September 2013

[9] Michael Porter and Mark R. Kramer, “The Big Idea: Creating Shared Value, How to reinvent capitalism – and unleash a wave of innovation and growth », Harvard Business Review, January–February 2011

[10] David Kiron, Gregory Unruh, Nina Kruschwitz, Martin Reeves, Holger Rubel, Alexander Meyer Zum Felde, “Corporate Sustainability at a Crossroads ; Progress Toward Our Common Future in Uncertain Times”, MIT Sloan Management Review and The Boston Consulting Group report, may 2017

[11] « SBF 120 – Baromètre IFA – Ethics & Boards de la composition des Conseils », novembre 2017

[12] Voir “Die Another Day: What Leaders Can Do About the Shrinking Life Expectancy of Corporations,” BCG Perspective, December 2015

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7 réponses

  1. Superbe synthèse des travaux académiques et avancées des entreprises en matière de lucidité quant à l indispensable rupture de style pour une gouvernance efficace. Peut être pourriez vous faire réfèrence au concept d INTEGRATED THINKING et à son outil INTEGRATED REPORTING, tels que prônés par Bob Ecclés et en voie de déploiement mondial par de nombreuses entreprises pilotes à travers le monde . Parlons en …

  2. Merci Martin pour cet article fort intéressant et très bien documenté.

    J’ai été personnellement impliqué dans l’animation de la politique RSE d’une grande entreprise. Je me suis donc naturellement positionné dans le rang des « croyants » et des « militants ».

    Aujourd’hui, il se trouve que je relis Candide de Voltaire. J’ai également vu cette semaine sur Arte le documentaire édifiant intitulé Les gangsters de la finance, https://www.arte.tv/fr/videos/069080-000-A/les-gangsters-de-la-finance/

    Je crains aujourd’hui que la RSE soit à l’image des Cahiers de doléances dont l’usage remonte au XIVe siècle et qui, finalement, cautionnaient l’Ancien régime.

    Mon espoir se tourne vers des chercheurs audacieux. Je pense en particulier à Blanche Segrestin et Armand Hatchuel, auteurs de Refonder l’entreprise, http://journals.openedition.org/lectures/7965

    Et cela me conduit à deux propositions :

    – Proposition 1
    A l’heure de la mondialisation /monstralisation, pourquoi ne pas « cultiver son jardin » – le monde de l’entreprise et des échanges économiques – à l’instar de celles et ceux qui choisissent la permaculture ?

    – Proposition 2
    La « rêvolution » peut-être opérée à l’échelle interstitielle. Je vous invite, par exemple, à enrichir L’Oeuvre Silencieuse / The Silent Process dédiée à la monstration de la solidarité.

    A bon stakeholder, salut !

  3. Merci Martin de nous rappeler la nécessité d’impliquer les Conseils, encore trop passifs sur les sujets de RSE ! Il en va notamment de leur responsabilité en matière de prévention des risques (d’image et éthiques notamment) et de détection des sujets occultés qui génèrent des coûts cachés.
    Selon le Panorama de la Gouvernance 2017 Labrador/EY, le thème de la RSE est aujourd’hui abordé dans 49% des conseils des groupes du CAC 40 et dans 20% des groupes du SBF 120… A relier avec la proportion des entreprises qui disposent d’un comité RSE (ou comité d’éthique ou de développement durable) . Cela progresse bien, mais l’on sait que la RSE est encore la grande absente des discussions des instances de gouvernance des sociétés non cotées, a fortiori des ETI et PME qui n’ont pas encore pris la mesure du sujet. A suivre donc 😉

  4. Merci pour cet article bien documenté et construit.

    Quand tous les hommes prendront conscience qu’il existe une multitude de valeurs ajoutées, au delà du cupide retour financier sur investissements, les femmes occuperont 50 % des places aux conseils d’administrations des grandes entreprises et la diversité des profits à l’œuvre sera tellement importante qu’il ne sera plus nécessaire de parler de RSE. Nous aurons alors changé de paradigme et les Hommes seront un peu plus dignes.
    Patrick MALARDE

  5. Martin s’en prend à un sujet important, comme d’habitude. Je note toutefois une confusion entre l’entreprise, en tant que réalité humain, qui n’a pas d’existence juridique, et la société commerciale, en tant que personne morale aux fins de laquelle est subordonnée l’entreprise. Tant que l’on n’aura pas mis fin à cette confusion, on n’avancera pas.

    Je note par ailleurs que Segrestin et Hatchuel ne font que reprendre de nombreuses analyses qui ont déjà été publiées dans les années 70. Donc, rien, mais vraiment rien, de nouveau.

    Et enfin, je ne vois pas ce que l’analyse du BCG apporte de plus par rapport au livre de Augustin Landier et Vinay B. Nair, Investing for change, profit for responsible invstment, Oxford university press, 2009, dont la méthodologie est identique au point que je me demande si le BCG ne s’est pas contenté de les siphonner…

  6. Merci Monsieur RICHER
    Voici un article qui sort la RSE de sa maladie langoureuse, celle d’être un palliatif .. pour devenir stratégique. ici on inverse tout : les externalités deviennent des opportunités de création de richesse . Merci d’avoir décortiqué ce rapport du BCG et de l’avoir mis en exergue avec des articles fort pertinents du HBR…La rentabilité d’une approche responsable est ici consolidée et hyper bien présentée. J’aime beaucoup votre style, convaincant, simple ,teinté d’humour….
    André COUPET

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