Nous célébrons le cinquantième anniversaire du discours d’Antoine Riboud, PDG de BSN (devenue Danone) aux Assises nationales du CNPF, le 25 octobre 1972 à Marseille, devant 1.800 patrons largement hostiles.
Antoine Riboud (1918 – 2002) y évoquait déjà la nécessité d’allier réussite économique et progrès social, l’importance du bien-être au travail, le respect de l’environnement et la recherche d’une croissance durable au service de tous, des thèmes nouveaux pour l’époque, qui ont provoqué quelques vagues au sein du CNPF, la Confédération nationale du patronat français, ancêtre du MEDEF.
La force de ce texte tient dans son point de vue. Comme le dit l’auteur au début de son texte, « je ne suis ni un économiste, ni un sociologue, encore moins un futurologue ; simplement, je conduis une entreprise et suis passionné par mon métier ». Ce n’est pas une approché théorique et encore moins idéologique : les mots « capitalisme » ou « libéralisme » n’y apparaissent pas. Mais le mot « entreprise » figure 36 fois. Il n’y a pas non plus les mots « diriger », « management » ou leurs dérivés. En revanche, l’utilisation des termes « chef », « hiérarchie » et « techno-structure » confère au propos un caractère un peu désuet.
Il faut rappeler le contexte de cette prise de parole. Elle avait été demandée à Antoine Riboud par François Ceyrac, vice-président et numéro deux du Conseil national du patronat français, qui pensait que le la conférence serait centrée sur le lien entre croissance et protection de la qualité de vie. Effrayés par les rumeurs indiquant que l’orateur risquait d’aller bien au-delà, les responsables du syndicat patronal ont tenté de contrôler le contenu du discours. Antoine Riboud a dû refuser sa relecture préalable et menacer de le prononcer dans l’hôtel situé en face du Centre des congrès de Marseille, lieu des Assises[1].
Le texte ci-dessous est la transcription intégrale de cette prise de parole humaniste, inspirante et visionnaire, adressée à ses pairs par un dirigeant d’une clairvoyance peu commune. Cinquante ans après, sa modernité éclate comme une évidence.
Martin RICHER, Directeur de l’Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po
Pour aller plus loin :
Vous pouvez aussi consulter mon analyse (en 1 page !) du discours : ma chronique dans Entreprise & Carrières N° 1600 du 21 au 27 novembre 2022
Antoine Riboud, PDG de BSN (devenue Danone) aux Assises nationales du CNPF,
Marseille, 25 octobre 1972
« Croissance et Qualité de vie »
« Il n’y a qu’une seule terre. On ne vit qu’une seule fois. »
La croissance économique, l’économie de marché ont transformé, bouleversé le niveau de vie du monde occidental. C’est indiscutable.
Mais le résultat est loin d’être parfait.
D’abord, cette croissance n’était pas porteuse de « justice » ; trop nombreux sont encore ceux qui se trouvent en dessous d’un seuil acceptable de bien être, que ce soit dans la cité ou dans l’entreprise. Il n’est pas possible d’admettre que la croissance abandonne derrière elle autant de « laissés pour compte » : les vieillards, les inadaptés, les malades et surtout les travailleurs, qui sont nombreux à bénéficier insuffisamment des fruits de la croissance.
Ensuite, cette croissance engendre des nuisances à la fois collectives et individuelles. Elle a souvent sacrifié l’environnement et les conditions de travail à des critères d’efficacité économique. C’est pourquoi elle est contestée, et mieux parfois rejetée comme finalité de l’ère industrielle. Laisser faire plus longtemps ; continuer à faire confiance à la loi du hasard nous conduirait immanquablement à la révolution.
Nous devons nous fixer des objectifs humains et sociaux.
Ne pouvons-nous relever ce défi ?
Je ne suis ni un économiste, ni un sociologue, encore moins un futurologue ; simplement, je conduis une entreprise et suis passionné par mon métier. Je vous propose quelques réflexions.
Nous devons nous fixer des objectifs humains et sociaux, c’est-à-dire :
- d’une part, nous efforcer de réduire les inégalités excessives en matière de conditions de vie et de travail,
- d’autre part, nous efforcer de répondre aux aspirations profondes de l’Homme et trouver les valeurs qui amélioreront la qualité de sa vie en disciplinant la croissance. Il conviendra ensuite d’appliquer ces valeurs dans la vie collective et dans la vie de l’entreprise.
Premier objectif : réduire les inégalités excessives. Devant le porte-monnaie vide, ne parlons pas de choix ou de qualité de la vie. Dans tous les pays développés, l’enrichissement de la nation s’accompagne, nous l’avons vu, d’une aggravation de l’état des plus défavorisés. Pour tous ceux-ci qui ressentent combien leur situation est inférieure à celle de leurs concitoyens, il faut redonner l’espérance d’un changement.
Dans nos sociétés modernes, il faut convenir que l’inégalité excessive est partout : elle est dans les salaires, dans les conditions de travail, de logement, de transport, d’accès à la culture et aux loisirs ; elle est dans la frustration ressentie par tous ceux qui, encerclés par la publicité, ne peuvent s’offrir le millième de ce qu’on leur dit « être indispensable à leur bonheur ». L’objectif prioritaire est la disparition des situations matérielles qui se trouvent en dessous du seuil de bien-être.
C’est une question de conscience collective.
Avoir, être, pouvoir
Cette priorité sociale étant ainsi définie, poursuivons nos réflexions. Il semble aujourd’hui que le bien-être matériel, le confort ménager, la radio, la télévision s’accompagnent d’un refrain « métro, boulot, dodo ». Pour beaucoup, c’est le « ras le bol ».
Vous avez reconnu les slogans de Mai 68. La jeunesse a été le détonateur. Elle représente la moitié de la population du globe. Mais comment sommes-nous arrivés à ces journées révolutionnaires qui nous ont montré une société bloquée. La croissance a permis une très large démocratisation de la consommation mais aujourd’hui, pour beaucoup, produire et consommer devient une valeur insuffisante et, en allant même plus loin, l’abus de biens de consommation finit par aliéner la personnalité.
Le développement de la radio et de la télévision par la croissance a répandu l’information et démocratisé le savoir. Alors, comment imaginer qu’un être humain de 20 ou 50 ans, ayant atteint la culture et le savoir du secondaire, de l’université et de la formation bientôt permanente, puisse admettre de se voir refuser le libre choix de son destin, pour obéir à une société industrielle complètement anonyme, dont les finalités lui échappent ?
Refuser l’utilisation du savoir, cela reviendrait à donner une Honda 750 à tous les passionnés de la moto avec l’interdiction de s’en servir. Obligation de laisser la moto au garage ! C’est ce que Raymond Aron appelle « la désillusion du progrès ». Faut-il arrêter le savoir ? Faut-il arrêter la croissance économique ? Faut-il renvoyer tous les hommes vers ce lieu de travail plus humain qu’est la campagne ? Non, tout ceci est impossible, même absurde.
Que faut-il rechercher ? A n’en pas douter, il faut trouver des valeurs nouvelles recréant la qualité de la vie dans la réalité industrielle du monde actuel. Dans cette optique, Jean Boissonnat déclarait lors d’une conférence à Venise : « Aux revendications d’Avoir, viennent se mêler les revendications d’Être et de Pouvoir ».
Avoir, c’est obtenir sa part des richesses que l’homme extirpe à la terre par la croissance.
Être, c’est avoir une place et comprendre son rôle dans la pyramide de l’entreprise.
Pouvoir, c’est pouvoir mettre sa propre créativité au service de son activité et pouvoir faire preuve d’initiative face à ses responsabilités.
En fait, satisfaire les revendications d’Être et de Pouvoir, c’est reconnaître trois valeurs : la solidarité, la responsabilité, la personnalisation.
Mais, à ces deux revendications d’Avoir et d’Être, on oppose les besoins de l’Efficacité, qui devra intégrer les valeurs de l’Être et perdre la priorité qu’elle a connu ces 30 dernières années.
Le nouveau défi de l’homme politique et de l’entrepreneur, c’est d’arriver à équilibrer, à intégrer quatre valeurs : la SOLIDARITE, la RESPONSABILITE, la PERSONNALISATION, sans oublier au niveau des moyens, l’objectif souligné par Roger Garaudy : « les choses doivent se faire avec et par les hommes et non pour eux ».
C’est clair, la croissance ne devra plus être une fin en soi, mais un outil qui, sans jamais nuire à la qualité de la vie, devra au contraire la servir.
Ceci me conduit à évoquer maintenant le problème de la croissance et de la qualité de la vie au niveau de la collectivité d’abord et de l’entreprise ensuite.
Les responsabilités vis-à-vis de la collectivité
L’Homme travaille huit heures de sa journée. La responsabilité de l’entreprise ne s’arrête pas au seuil des usines ou des bureaux. Son action se fait sentir dans la collectivité toute entière et influe sur la qualité de la vie de chaque citoyen.
Du logement à la poudre à laver, l’entreprise est concernée : elle crée, elle produit, elle vend.
Bien plus, les emplois qu’elle distribue conditionnent la vie toute entière des individus ; la ville qu’ils habitent, leur logement, leur transport, leurs loisirs. Leur avenir, celui de leurs enfants, dépendent des possibilités de changement et de promotion que l’entreprise offre.
Par l’énergie et les matières premières qu’elle consomme, par les nuisances qu’elle engendre, elle modifie peu à peu l’aspect et même, disent certains, l’équilibre de notre planète. Le public se charge de nous rappeler nos responsabilités dans cette société industrielle.
Autre indice de notre responsabilité aux yeux du public : les associations qui se créent presque chaque jour pour la défense de la qualité de la vie. Cela va « des consommateurs aux moyens de transport en commun » en passant par les « défenseurs d’une rangée de platanes ».
Notre collaboration avec ces interlocuteurs doit s’établir en deux phases :
D’abord, écouter et informer. Cette première recommandation vous paraîtra sans doute bien timide, mais elle constituerait déjà, si nous l’adoptions, une véritable révolution dans nos habitudes. Ces groupes de citoyens qui parlent au nom de la qualité de la vie, qui sont émetteurs d’idées, de volontés, de besoins, nous devons d’abord les écouter. Nous ne devons pas les contrecarrer, les museler. Au contraire, nous devons souhaiter leur développement, leur expression et leur indépendance pour qu’ils deviennent des interlocuteurs valables.
Comment ? en leur fournissant une information sincère. Aujourd’hui, beaucoup de campagnes lancées par ces groupes de consommateurs et de citoyens paraissent injustifiées. La faute est bien souvent dans notre camp. A naviguer dans le brouillard, les attaquants choisissent mal leur cible. Si nous n’adoptons pas cette attitude « d’ouverture », nous risquons la rupture et le conflit ouvert.
Nous avons mis trop longtemps pour reconnaître les syndicats comme les représentants privilégiés des salariés. Ne commettons pas aujourd’hui la même erreur !
Ensuite, négocier et planifier avec les groupes de pression, avec les collectivités locales, avec les pouvoirs publics.
Une fois connues les revendications des groupes de pression, il s’agira de planifier avec eux les changements que cela va impliquer pour la politique de nos entreprises. Cette attitude de concertation constitue le seul moyen de ne pas encourir une décision brutale de l’Etat ou une réaction négative de la part du public.
Au niveau de la ville, les entreprises sont largement impliquées dans l’animation, dans les temps de transport et dans le développement économique. Les entreprises doivent prévoir et apprécier les conséquences de leurs décisions en termes de solidarité, de personnalisation et de responsabilité. Pour cela, elles doivent rencontrer régulièrement les organes locaux concernés (mairie, chambre de commerce), mettre en place une structure permanente de dialogue, inciter le personnel de l’entreprise à prendre des responsabilités publiques. Il s’agit là de permettre une réflexion collective sur des problèmes communautaires.
Beaucoup voient rouge lorsque l’on prononce le mot ETAT et pourtant, devant l’ampleur des problèmes auxquels l’Etat est confronté en matière de qualité de la vie, il nous faut assumer nos responsabilités en participant ouvertement au débat sur les grandes options et à la mise en œuvre des décisions. La participation des chefs d’entreprise aux grands débats de la planification est fondamentale. Seul l’Etat a le droit de fixer la hiérarchie des priorités dans ces domaines, le rôle de l’Entreprise étant de s’y adapter efficacement. C’est cela la vraie loi du marché aujourd’hui.
Le changement dans l’entreprise
D’abord, je veux parler des problèmes de revendications d’AVOIR, c’est-à-dire essentiellement des revendications sur les salaires.
A la base, il me faut rappeler le divorce qui existe entre l’Homme PRODUCTEUR (l’Homme à son travail) et l’Homme CONSOMMATEUR (l’Homme chez lui).
Dans la première situation, on trouve : rigueur, automatisme, obéissance et insécurité. Dans la seconde situation, on découvre libération, fantaisie, loisirs, voyages, etc. Quel écart entre les données économiques qui freinent les augmentations de salaires et les arguments publicitaires qui poussent à la consommation. Ne faut-il pas être un héros pour comprendre ?
Aujourd’hui, tout le monde admet que l’équilibre entre les revendications d’AVOIR et les contraintes économiques de l’entreprise est le fruit de négociations, quelquefois même d’affrontements, entre les syndicats et la direction de l’entreprise. Chacun est dans son rôle.
Cet équilibre n’est pas statique ; il nécessite un ajustement permanent. Ne serait-il pas éminemment souhaitable que les discussions puissent faire référence à des données économiques et sociales claires et objectives telles que des indices du coût de la vie ou des indicateurs sociaux comme les définit Jacques Delors dans son livre.
Satisfaire maintenant les revendications d’Être, c’est mettre en place les valeurs de solidarité, de responsabilité, de personnalisation. Comment s’y prendre ? Voilà le problème.
Examinons comment l’Efficacité a pu remédier à l’incertitude de l’avenir qui domine la vie des entreprises : au flair et à la routine se sont substituées les techniques modernes de gestion exprimant la volonté sur l’événement qui permettent de découvrir les forces et les faiblesses d’un produit ou d’un marché et de déterminer une action. C’est la planification stratégique à long terme, s’appuyant sur une budgétisation à court terme qui permet à l’entreprise d’évoluer vers les objectifs complexes qu’elle s’est fixée, ou si vous préférez, de faire face au bouleversement technologique. C’est la gestion par objectifs économiques qui permet de coordonner en un projet unique des efforts individuels très nombreux et parfois même divergents.
Je pense profondément que nous devons utiliser la même méthode avec toute sa rigueur exécutive pour résoudre les revendications de l’Être.
L’entreprise devra donc élaborer une sorte de Plan Social et Humain à 5 ans ayant pour objet de fixer les objectifs d’Être, à l’exclusion des revendications d’Avoir, c’est-à-dire de salaires ; annuellement, des volets opérationnels seront établis et constitueront une forme de contrat social pour l’entreprise. Ce plan comprendra les aspirations de la base, de l’atelier, de la maîtrise, des cadres, chacun ayant fait appel aux compétences de tous les groupes professionnels existants, tels que les syndicats, les comités d’entreprise et leurs commissions spécialisées, la médecine du travail, etc…
Le Plan Humain et Social couvrira non seulement les modifications de structures, les mécanismes de prises de décisions, mais encore les changements souhaitables d’attitudes.
Comment faire un tel Plan ? Il faut d’abord dresser un inventaire des problèmes, arriver à connaître atelier par atelier ce qui ne va pas et obtenir que chaque groupe participe à cet inventaire. Que de choses simples mais totalement inconnues seront découvertes.
Il faut que cet inventaire soit la prise de conscience par toute l’entreprise du problème humain. Il faut redécouvrir que la personnalisation joue un rôle essentiel dans les relations d’autorité : on veut connaître le chef et être connu de lui. [Il faut] que ce ne soient plus seulement les bonnes paroles, mais des faits qui obligeront l’ouverture de programmes d’actions qui remettront en question les méthodes, les habitudes, les structures.
Des réformes plus profondes devront être planifiées, programmées
Je voudrais rapidement vous parler de celles que je considère comme prioritaires.
- Améliorer les rapports entre les hommes
C’est sûrement le problème le plus difficile car les tensions sont toujours délicates à déceler et, disons-le, la communication intégrale est une chose qui ne peut pas exister et qui n’existera jamais. Qu’importe ! L’analyse systématique en la matière doit permettre de déceler et résorber les humiliations, les tracasseries, le fait que personne n’écoute personne, que personne ne réponde à personne, la hiérarchie qui contrôle sans aider ou qui s’enferme dans son pouvoir et dans son bureau.
Créer un terrain favorable à l’apprentissage de valeurs telles que : Responsabilité, Solidarité, Personnalisation, est un problème, malheureusement, qui ne se traite ni par les mathématiques, ni par l’ordinateur. C’est une question de bonne volonté et de vigilance permanente.
- Augmenter la sécurité de l’emploi
C’est un vrai problème car il met en cause le besoin de sécurité, de dignité face à la position sociale et aux responsabilités familiales. Et pourtant, interdire les licenciements, c’est renoncer à l’économie de marché. Alors que faire ?
Pour les petites et moyennes entreprises, le problème ne se résoudra qu’en instaurant une liaison étroite avec les Pouvoirs Publics, avec les services spécialisés de la main-d’œuvre, avec l’inspection du travail. Cela doit être le travail prioritaire des organismes chargés du développement régional.
Pour les grandes entreprises, les règles du jeu doivent être beaucoup plus sévères. D’abord, comme l’écrit Octave Géliner : « En économie de marché, il est normal que tout se paye. La mobilité doit se payer et se payer cher ».
Il est certain qu’en présence d’une récession économique, licencier du personnel devrait n’être que l’ultime solution. En effet, dans ce cas, l’être humain ne doit pas être considéré comme une simple valeur ajoutée que l’on pourrait éliminer pour satisfaire à l’efficacité.
Je crois qu’il n’existe guère de cas imprévisibles et alors l’arsenal de la législation en la matière s’ajoutant aux objectifs stratégiques propres à l’entreprise doit résoudre le problème dans le temps.
Pour couvrir le problème de l’emploi, le plan humain et social devra donc s’intéresser à la gestion prévisionnelle des effectifs en quantité et en qualité.
- Favoriser l’information
Sujet immense couvrant à la fois les valeurs de personnalisation et d’efficacité.
La première tâche de l’information, c’est de porter les « faits » à la connaissance du personnel de l’entreprise. Il faut inventer un langage simple et direct. Mais il n’y a pas que le langage : il y a les chiffres. La comptabilité est généralement œuvre de spécialistes alors que cela devrait être une mesure d’appréciation, de jugement, mise très rapidement à la disposition de chaque groupe de l’entreprise.
La deuxième tâche de l’information, c’est de porter à la connaissance de tout le personnel les règles du jeu de l’entreprise qui ont été établies avec les intéressés. Quelles sont ces règles du jeu qui par leur application doivent instaurer les valeurs de Solidarité, de Responsabilité, et de Personnalisation ?
Encore une fois, des choses simples mais qui n’ont de vraie valeur que par leur rigueur : l’organigramme de l’entreprise, les définitions de fonction, les critères d’appréciation de la hiérarchie, le manuel des politiques et procédures pour l’encadrement, le guide des salaires, l’évaluation des postes, etc.
On voit que la tâche de l’information est loin de la simple publication sur papier glacé des évènements heureux de l’entreprise ou de son carnet mondain.
- Développer l’enrichissement du travail
C’est essentiellement la recherche de la personnalisation. Il faut diminuer la parcellisation du travail, trouver des solutions à la répétitivité du travail et porter remède aux inconvénients du travail à la chaîne. Il en a été suffisamment question ce matin pour que je n’y revienne pas.
J’ajouterai simplement que la valorisation du travail ne doit pas être une méthode pour augmenter seulement la productivité ; il s’agit de s’attaquer aux racines de l’aliénation de l’Homme dans son travail.
Dans cette optique, d’autres sujets sont à traiter : la suppression des primes individuelles de rendement, le contrôle de l’éventail des rémunérations, l’harmonisation des statuts, la flexibilité des horaires, la réduction de la taille des unités, l’établissement de programmes de formation adaptés aux besoins réels des travailleurs.
- Hygiène, sécurité et pollution à l’intérieur des usines : luttes contre le bruit, la chaleur, la poussière, etc …
C’est une condition fondamentale du bien-être du travailleur. Des actions dans ce domaine offrent la possibilité de l’associer plus étroitement à l’amélioration de ses conditions de travail.
Il me semble tout à fait raisonnable de prévoir des budgets socio-médicaux qui soient décentralisés au niveau des unités de base et qui soient administrés par les intéressés eux- mêmes. De ce fait, ils pourraient, avec les conseils des spécialistes de la médecine du travail, décider des changements qu’ils voudraient faire intervenir dans leur environnement, les entreprendre et les surveiller. Par ces différents exemples ou priorités, je n’ai pas la prétention d’avoir couvert tous les problèmes qui devront être planifiés dans le domaine de l’Être.
Chacun devra y apporter ses propres idées, mais je voudrais insister sur la nécessité d’une réflexion commune et participative, espérant ainsi éviter l’affrontement entre les groupes professionnels.
Mais, attention, un plan ne saurait être complet s’il ne comporte pas : des critères d’appréciation, une méthode de contrôle.
Trouver les valeurs d’appréciation pour les valeurs d’Être, c’est difficile. Il existe quelques critères quantitatifs qui peuvent être utilisés avec prudence, tels que le % d’absentéisme, le turnover, le nombre d’accidents du travail.
Mais ceci n’est pas suffisant. Il faut créer des indicateurs sociaux qui devront être mis au point par des grands spécialistes, par des socio-psychologues.
Contrôler les valeurs d’Être est infiniment plus difficile. A l’échelon des ateliers, des contrôleurs sociaux peuvent être assez faciles à instituer. Au niveau des sociétés, je pense qu’il faudrait créer un collège d’experts de très haut niveau qui aurait la responsabilité de signer annuellement un rapport social destiné à tout le personnel.
Apprécier et contrôler, voilà le point crucial. En effet, aujourd’hui, l’entreprise et ses cadres sont jugés, appréciés, sanctionnés en fonction de la réalisation des objectifs économiques. Le pouvoir dans l’entreprise, détenu le plus souvent par la techno-structure, n’aura de sens que si les valeurs d’Être ont été respectées dans l’entreprise.
Le rôle et la responsabilité du Chef d’Entreprise prend dès lors une nouvelle dimension. Il sera soumis lui aussi à deux critères d’appréciation :
- La réalisation des objectifs économiques vis-à-vis de ses actionnaires et de l’environnement,
- La réalisation des objectifs humains et sociaux vis-à-vis de son personnel.
Pour réaliser ce double but, il devra trouver un équilibre dynamique entre les quatre valeurs d’EFFICACITE, de RESPONSABILITE, de PERSONNALISATION, de SOLIDARITE.
Conclusion
Il est maintenant temps de conclure.
Nombreux seront ceux qui ne verront dans mes réflexions qu’utopie ou idées superficielles. Peut-être, mais cela ne doit pas être l’alibi d’une conscience égoïste et étroite qui pense secrètement que les choses dureront bien ce que durera la génération actuelle.
Aux autres, à ceux qui ont gardé de leur jeunesse l’imagination du doute, je rappellerai la phrase de Garaudy : « La véritable alternative, c’est une foi militante et créatrice pour laquelle le réel ce n’est pas seulement ce qui est, mais tous les possibles d’un avenir qui apparaît toujours impossible à qui n’a pas la puissance de l’espoir ».
Au début de mes réflexions, je vous proposais de relever le défi suivant : mettre l’industrie au service des hommes, réconcilier l’industrie et l’Homme. De toute évidence, l’Homme a mis son génie créateur au service de la croissance mais il doit veiller à ne pas créer un déséquilibre entre les moyens et les buts.
Bien sûr, c’est difficile, mais pas impossible. J’ai la conviction profonde que l’on peut être efficace et humain à condition, comme l’écrit le poète René Char, de « prévoir en stratège et d’agir en primitif ».
Conduisons nos entreprises autant avec le cœur qu’avec la tête, et n’oublions pas que si les ressources d’énergie de la terre ont des limites, celles de l’Homme sont infinies s’il se sent motivé.
Merci de votre attention.
[1] Relaté par Franck Riboud, fils d’Antoine et son successeur à la tête de Danone