La formation professionnelle : quelle empreinte sociale ?

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[ Mise à jour: 9 juin 2019 ] En entrant résolument dans l’économie de la connaissance, les entreprises développent leurs investissements immatériels. La formation professionnelle continue est la principale forme d’investissement dans le « capital humain »[1]. Mais contrairement aux machines et équipements, qui restent dans l’entreprise jusqu’à amortissement ou déclassement, ce capital de compétence est mobile : les salariés actuellement en poste connaîtront en moyenne 6 à 7 employeurs différents au cours de leur carrière. C’est pourquoi la formation professionnelle doit être analysée sous l’angle de  son empreinte sociale.

En formant ses salariés, une entreprise travaille à sa propre compétitivité, mais aussi à celle des salariés formés, ce que l’on désigne d’un terme barbare qui mérite une analyse critique,
l’employabilité (voir « RSE et emploi : Construire les compétences, développer l’employabilité »). C’est en cela que la formation constitue un aspect majeur de la Responsabilité sociale des entreprises (RSE).

L’approche de la RSE, qui s’intéresse aux impacts sociaux et environnementaux de l’entreprise sur son écosystème et ses parties prenantes, nous invite à porter un regard plus qualitatif sur la politique de formation menée par les organisations privées et publiques. Au-delà des indicateurs quantitatifs globaux (dépense en formation, taux d’accès), cinq critères prennent de l’importance.

  1. La répartition par qualifications. Certaines entreprises se contentent de livrer bataille sur le segment du marché du travail le plus en déséquilibre et forment en priorité leurs « hauts potentiels », qu’elles appellent aussi leurs « talents ». Ce faisant, elles perpétuent le « vice originel » de notre système de formation, qui  profite le plus à ceux qui sont déjà les mieux dotés et laisse sur le bord de la route les salariés les moins qualifiés. Mais lorsque les mutations technologiques et industrielles s’accélèrent, ce sont ces derniers qui en payent le prix… et deviennent une charge pour la société (indemnisation chômage et coûts sociaux). D’autres entreprises, au contraire, ont compris que la compétitivité d’une entreprise ne peut dépendre seulement de quelques individus mais au contraire, mobilise des processus collectifs.
  2. La nature des formations. Certaines entreprises se contentent de former leurs salariés dans l’objectif d’être toujours plus efficaces, plus productifs dans leur poste. Ce faisant, elles « fixent » leurs collaborateurs dans leur emploi, sans se préoccuper de les doter des savoir-faire de base leur permettant d’évoluer, de progresser de postuler à un poste plus qualifié. D’autres entreprises, au contraire, encouragent leurs salariés à acquérir des compétences transversales et transférables car elles savent que les mutations sont permanentes et s’accélèrent : mieux vaut privilégier l’agilité et l’adaptabilité. Ces organisations apprenantes permettent aux salariés de progresser au sein de leur entreprise et de « rebondir » plus rapidement s’ils sont amenés à la quitter.
  3. L’évolutivité des formations proposées. Certaines entreprises ont mis en place des processus de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) permettant une mise en question périodique de leur stratégie, une traduction (quantitative et qualitative)  de cette dernière en termes d’emplois et sur cette base, une re-conception de leur plan de formation. Cela permet par exemple, d’anticiper une diminution des besoins de travail dans certains métiers et de former les salariés concernés pour leur permettre de prendre d’autres tâches. La formation devient ainsi la pierre angulaire de la sécurisation des parcours professionnels. D’autres entreprises, au contraire, ne se préoccupent guère de l’alignement de leurs actions de formation (résultant de demandes au coup par coup et à courte vue) avec l’évolution de leur environnement concurrentiel et de leur stratégie.
  4. L’accompagnement des salariés. Certaines entreprises ont compris que laisser les salariés « seuls face à leur employabilité » et à la complexité des dispositifs de formation, revient à accepter que seuls les plus qualifiés réussissent. Elles mobilisent leur direction des RH et surtout leur management de proximité pour soutenir les collaborateurs dans la construction de leur parcours professionnel et la mobilisation des dispositifs adéquats (formation bien sûr, mais aussi situations apprenantes, valorisation des acquis, tutorat, coaching, etc.). Elles s’assurent que la question de la formation est abordée lors des entretiens professionnels avec tous les salariés, et non seulement avec les cadres et techniciens…
  5. La connexion au dialogue social. Certaines entreprises mobilisent le dialogue social de façon à ce que leurs initiatives de formation soient mieux portées et diffusées dans l’entreprise. Elles négocient loyalement les orientations, voire le contenu, de leur plan de formation avec leurs organisations syndicales ; elles consultent leur Comité d’Entreprise (ce qui est obligatoire) mais surtout tiennent compte de leurs remarques (ce qui n’est pas obligatoire mais se révèle souvent utile) ; elles donnent à la Commission formation des moyens de fonctionner.

En termes de RSE la problématique est simple : sur ces cinq critères les entreprises sont actuellement traitées de la même manière, qu’elles mettent en œuvre les bonnes pratiques ou au contraire « gèrent a minima ». Ainsi, par exemple, Marie Salognon, chercheuse associée à EconomiX, a montré que « la formation professionnelle dispensée lors du dernier emploi permet un raccourcissement de la durée de chômage »[2]. Il faut donc créer des incitations à agir de manière socialement responsable, c’est-à-dire en tenant compte des impacts sur la société. Je citerai deux orientations possibles sur lesquelles travaille Terra Nova.

  • La modularisation des cotisations chômage acquittées par l’employeur. Cette idée de « conditionner les cotisations d’assurance-chômage sur la qualité de la politique de formation » a été émise initialement par deux économistes, Mathilde Lemoine et Étienne Wasmer, dans leur rapport pour le CAE, « Les mobilités des salariés », publié en mai 2010. Elle se fonde sur le constat qu’une politique de formation de qualité (qui profite à la vaste majorité des salariés, qui privilégie les compétences transversales, etc.) place les salariés qui quittent l’entreprise en capacité plus favorable pour retrouver rapidement un emploi de qualité.
  • La mise en visibilité de la politique de formation par la notation sociale. Cette notation permet de valoriser les employeurs qui investissent dans une formation socialement responsable, d’améliorer ainsi leur réputation et leur attractivité. Elle guide les choix des candidats dans les processus de recrutement et s’inscrit dans la politique RSE des entreprises. Cette notation peut s’appuyer entre autres sur des indicateurs proposés par le groupe de travail évoqué par Jean Wemaëre, Président de la Fédération de la formation professionnelle[3].

Depuis la première loi qui a posé les fondations de la formation professionnelle continue (loi Delors de 1971), les ambitions fortes ont progressivement laissé place à une fuite éperdue dans la construction de dispositifs sophistiqués (pourquoi le CPF réussirait-il, là où son prédécesseur, le DIF, a échoué ?) qui ignorent la capacité des acteurs sociaux à s’en emparer. Conséquence : les réformes se succèdent (au rythme d’une tous les trois ans cette dernière décennie) mais la réforme piétine. Il faut maintenant inverser la logique en renforçant les acteurs pour reprendre la voie des transformations sociales impulsées par le terrain, celle de la RSE.

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises

Cet article a été publié sous forme d’un encadré dans le rapport de La Fabrique de l’industrie intitulé « Formation professionnelle et industrie : Le regard des acteurs de terrain ». Je recommande chaudement la lecture de cette étude originale. Plutôt que de proposer le Nième rapport sur les arcanes des dispositifs de la formation professionnelle et leur délicieuse subtilité, les deux auteurs, Thibaut Bidet-Mayer et Louisa Toubal, se sont intéressés aux acteurs : d’où une remontée d’information rafraîchissante. Pour y accéder, cliquer ci-dessus sur le titre de l’étude.

Et comme il ne faut jamais perdre de vue les finalités, je vous offre pour finir cette réflexion de Richard Riley, secrétaire à l’Éducation des États-Unis (1993 – 2001) dans l’administration Clinton et ancien gouverneur de la Caroline du Sud : « La formation a pour objectif de former les jeunes à des métiers qui n’existent pas encore, mettant en œuvre des technologies qui ne sont pas encore inventées pour résoudre des problèmes dont nous n’avons aujourd’hui aucune idée. » Bonne route…

Pour aller plus loin :

Lisez la suite de cet article : « Emploi et formation à l’heure de la RSE : pour une employabilité socialement responsable »

Crédit image : « La tache noire », 1887, Huile sur toile par le peintre français Albert Bettanier (1851-1932), Deutsches Historisches Museum, Berlin. Cette toile illustre l’empreinte sociale de l’éducation, qu’il faut percevoir sous tous ses aspects : elle a été peinte peu après la loi de 1882, qui mettait en place en France « pour les garçons des exercices militaires » et « pour les filles, les travaux à l’aiguille ». Le titre du tableau s’explique par la tâche noire qui figure sur la carte de France, le deuil de l’Alsace-Moselle.  On voit aussi l’uniforme de l’élève, le tambour et les fusils d’instruction…

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[1] Dans un prochain article de ce blog, je finirai par expliquer pourquoi je ne parviens pas à écrire l’expression « capital humain » sans guillemets.[Voilà qui est fait: « Sommes-nous tous du capital humain ? »]

[2] Etude du CAS (Centre d’analyse stratégique ; aujourd’hui France Stratégie), « L’exclusion professionnelle, quelle implication des entreprises? », septembre 2008

[3] Voir l’encadré dans le document de la Fabrique de l’Industrie référencé ci-dessus, page 26.

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