L’industrie et le travail que nous voulons : vus du ciel ou à hauteur d’homme ?

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Jusqu’au 14 juillet, les grilles du Jardin du Luxembourg à Paris, accueillent une exposition intitulée « L’Industrie vue du ciel », organisée par l’Usine nouvelle. Elle regroupe 80 photos d’art grand format mettant en valeur des sites et réalisations industriels exceptionnels vus du ciel. Vous pourrez ainsi, tout en flânant, vous plonger dans le monde de l’industrie d’aujourd’hui, chariots élévateurs, hauts-fourneaux, locomotives et éoliennes, ponts et viaducs, sites de production et de stockage. Vues de haut, ces photos sont impressionnantes, parfois aussi inspirantes et surprenantes, comme la pyramide du Louvre et ses immenses panneaux de verre Saint-Gobain ou le ballet des grues de SNCF Réseau.

Cette exposition est une réussite et je vous incite à la visiter. Les lecteurs de Metis et de Management & RSE apprécieront ces vues multiples sur les outils de travail et sur les réalisations du travail. Sans jamais le mentionner, elle prolonge de belle façon la magnifique exposition, ÊtreS au Travail, organisée en l’honneur du centenaire de l’OIT au même endroit exactement un an auparavant (voir : « ÊtreS au Travail : l’émotion à ciel ouvert »). Il faut d’ailleurs préciser que le Sénat, lieu d’accueil de l’exposition, s’est fréquemment engagé en faveur du travail. Il m’est même arrivé, dans un passé assez lointain il est vrai, de regretter la mise au rebut d’un rapport rédigé par son actuel président, Gérard Larcher, à la demande de Nicolas Sarkozy, alors candidat à sa propre succession (voir la note Terra Nova : « Formation des salariés ou des chômeurs : le rapport Larcher dans l’impasse »).

 

Mais que nous apporte cette nouvelle exposition sur le travail lui-même ? Venons-en à cet aspect, des plus essentiels.

Pour cela, ouvrons le dossier de presse, qui nous donne l’intention de cette exposition. « L’objectif de cette manifestation gratuite et de plein air est de changer le regard du grand public et des jeunes sur l’industrie afin de donner aux talents de tous âges et de toutes origines l’envie de se lancer dans l’aventure industrielle ». Il s’agit de « raconter l’industrie au grand public, une audience qui ne lui est pas acquise, et d’en montrer la beauté et le potentiel afin de redonner ‘l’envie’ de l’industrie ». C’est ici que le bât blesse car l’exposition rate cette cible, justement parce qu’elle n’a pas voulu montrer le travail mais seulement ses outils ou ses réalisations. Or exposer l’industrie sans travail, c’est renoncer à créer cette envie d’industrie, tant espérée par ses promoteurs.

Je dois dire que j’en suis très étonné. Lecteur régulier de L’Usine Nouvelle, hebdomadaire de grande qualité dédié à l’industrie (ainsi que de la publication L’Usine Digitale, qui en est la sœur jumelle), j’apprécie justement l’orientation de cette publication qui nous donne à voir le travail industriel sous tous ses angles. Pourquoi avoir choisi une approche diamétralement opposée pour cette exposition ? Le mystère reste entier, mais de mon point de vue, elle souffre de deux carences.

 

1 – Big n’est pas beautiful

La première carence est d’avoir cédé à cette tentation permanente chez beaucoup d’industriels, celle du gigantisme, encalminée dans les effets d’échelle du siècle précédent, la concentration et l’attirance irrépressible pour les cathédrales industrielles. L’exposition nous montre tout ce qui est gros, puissant, lourd, impressionnant. A l’inverse, elle a raté le virage d’aujourd’hui, ce que l’historien Fernand Braudel appelait « la petite industrie », celle de l’artisan organisé, du tour de main, des circuits courts et de la proximité.

A l’heure où la folie prométhéenne de l’homme conduit à l’épuisement de la planète, l’avenir de l’industrie est dans la sobriété, dans le sens de la mesure. Certes, l’exposition n’oublie pas de nous parler de développement durable et elle le fait avec conviction. Mais elle ne peut s’empêcher de préciser que cette magnifique éolienne d’EDF près de Perpignan, que j’ai choisie pour illustrer cet article, est « l’un des plus grands ensembles terrestres de France ». La superbe centrale solaire flottante au Japon, que je vous laisse découvrir sur place, est composée, excusez du peu, de « 2.340 panneaux photovoltaïques ». La centrale terrestre est constituée de « panneaux solaires à perte de vue ».

Or, le gigantisme ne paie plus, et ce depuis longtemps. Les citadelles ouvrières tendent à s’écrouler sous leur propre poids. Quelques exemples ? L’aciérie Ilva à Tarente (Italie) était la plus grande d’Europe et représentait 12.000 emplois directs et 20.000 indirects. La justice italienne a ordonné son arrêt en 2012 pour non-respect des normes environnementales (les études sanitaires ont révélé un taux de surmortalité de 15 à 30% de cancers en plus par rapport à la moyenne nationale). On estimait qu’il faudrait investir 4,2 milliards d’euros sur la période 2013-2020 pour remettre l’usine en état. La justice italienne a ordonné en mai 2013 un gel de 8,1 milliards d’euros d’actif de son propriétaire, le groupe Riva, équivalent théorique des sommes qui auraient dues être investies dans la remise à niveau du site pour respecter les normes environnementales[1]. Le site sera vendu à Mittal. En Allemagne, l’usine de Wolkswagen à Wolfsburg n’a pas non plus fait bon ménage avec l’environnement. Elle a été construite dans les champs et est devenue une ville usine. Elle occupait 60.000 personnes début 2019 et était réputée comme la plus grande usine du monde ; elle fabriquait 3.000 à 3.500 véhicules par jour, mais a été atteinte par les effets du « Wolkswagate », le scandale du au trucage des moteurs pour respecter artificiellement les normes environnementales.

En France, « la forteresse ouvrière de Renault à Boulogne Billancourt avec ses 35.000 salariés marque encore notre imaginaire visuel »[2]. Mais le site de son concurrent PSA à Sochaux, créé en 1912 et réputé comme le plus gros site industriel de France encore en 2012 (11.980 salariés) a occupé à son apogée, en 1979, 39.100 salariés. En cent ans, il aura vu 20 millions de voitures passer par ses chaines.

Aux Etats-Unis, l’usine Boeing d’Everett était « le plus grand bâtiment industriel du monde en volume, d’une longueur d’un kilomètre » et occupait 40.000 salariés en 2012[3]. Il faut aussi prendre en considération les chantiers. Par exemple « à Jubail, sur le Golfe Persique, 38.000 ouvriers travaillent sur le chantier qui occupe un carré de deux kilomètres sur deux en plein désert pour construire une raffinerie géante pour Total et Aramco, qui traitera 400 000 barils par jour ». Le site « emploiera en vitesse de croisière 1.066 salariés »[4]. Seulement ! En Corée du Sud, l’usine Hyundai de Ulsan, classée comme la plus grande usine automobile du monde par le site brésilien UOL Carros, produit 1,5 million de voitures par an. Composée de cinq sites indépendants sur un terrain de plus de 5.000.000 m², elle emploie plus de 34.000 personnes et possède son propre port, son hôpital et sa caserne de pompiers[5].

Et en Chine ? L’hebdomadaire « Le Nouvel Observateur » a consacré en décembre 2008 un article à « la plus grande usine du monde », celle que possède à Longhua (Chine) le géant de l’électronique Foxconn, principal employeur du pays, qui y fabriquait notamment les iPod et les iPhone d’Apple. Le titre de l’article : « L’usine aux 270.000 salariés ».

 

 

2 – Humanless n’est pas beautiful non plus

Si l’on veut changer l’industrie, il faut commencer par changer ses représentations. C’est une ancienne conversation que j’ai avec mes amis de La Fabrique de l’Industrie, qui m’ont invité à un excellent colloque organisé à Cerisy sur ce thème, dont est tiré l’ouvrage « L’Industrie, notre avenir », publié en janvier 2015 aux éditions Eyrolles sous la direction de deux amis de Metis, Pierre Veltz et Thierry Weil. Ma contribution à cet ouvrage collectif attirait l’attention sur une expérience fascinante que chacun peut faire facilement : entrez le mot « industrie » dans Google image. Vous obtiendrez des photos de centrales nucléaires ou d’usines modernes, froides et lisses, sans aucun travailleur à l’intérieur. Google, qui ne domine pas (encore ?) le monde mais modèle déjà nos inconscients, nous montre que l’industrie a expulsé le travail de ses lieux d’exercice (voir : « Où va le travail ? »).

Pierre Veltz me faisait d’ailleurs remarquer récemment que cette exposition rappelle l’œuvre du photographe canadien Edward Burtynsky, surtout ses « paysages manufacturés » (là encore, mettez son nom dans Google Image et vous verrez…). Ecologiste convaincu, il est connu pour ses photos de paysages industriels qui attirent l’attention sur les détériorations du monde qui nous entoure. Burtynsky déclare vouloir réaliser « une expérience d’immersion où les gens disent qu’ils font partie de l’œuvre mais ne doivent pas l’aimer », mais c’est surtout l’absence de ces gens qui interpelle.

Après le mythe de « l’entreprise sans usine » (fabless), voici venu celui de « l’usine sans travailleur » (humanless).

L’exposition alimente ce même travers. Elle nous plonge dans un monde de matière et d’objets d’où l’homme est presque totalement absent, d’où le travail humain a été expulsé, externalisé, délocalisé loin de ses territoires. Grâce à Mr Serge Tchuruk, ancien président peu regretté d’Alcatel, nous avons connu le mythe de « l’entreprise sans usine » (fabless), rêve fou formulé en 2001, dans les vapeurs de la nouvelle économie, dont on voit les conséquences aujourd’hui. Et voici venu le mythe nouveau, celui de « l’usine sans travailleur » (humanless) auxquels contribuent aussi les fantasmes de l’automatisation sans limite, de la généralisation des auto-entrepreneurs, de la fin du salariat et autres revenus prétendus « universels ». On dirait que les industriels prennent un malin plaisir à se tirer des rafales dans le pied !

Soyons juste. Il y a des exceptions. Par exemple une superbe photo de Seignette Lafontan (RTE), qui représente les lignards de RTE juchés sur des pylônes au milieu des montagnes enneigées, pour entretenir la ligne 400.000 volts reliant Villarodin, près de Modane, en Savoie, à Vénaux, près de Turin, en Italie. La fragilité mais aussi les liens de solidarité qui unissent les 40 lignards mobilisés pour cette opération de maintenance à 2.800 mètres d’altitude touchent juste.

Cette photo est belle parce qu’elle exprime la singularité du travail humain : la coopération. Le travail suppose l’attention vis-à-vis de l’opérateur dont la tâche précède la vôtre et l’anticipation vis-à-vis de celui qui la poursuit. Si vous travaillez seul, c’est sans doute que vous ne travaillez pas ; vous effectuez une tâche (voir : « Travailler ensemble : pour une intelligence de la coopération »).

La parti pris d’une industrie « vue du ciel » accentue ce malaise lié à l’absence humaine. Mais clairement le futur désirable n’appelle pas une industrie en surplomb. Au contraire, il faut qu’elle cesse de « nous prendre de haut » ; elle doit se situer à hauteur d’homme.

 

Conclusion

Oui, les clichés sont un bon levier pour combattre les clichés. Mais puisque l’exposition photographique est présentée par ses concepteurs comme « l’événement indispensable à l’heure de la reprise [du travail] », l’industrie du futur ou l’industrie 4.0 ou encore l’industrie que nous voulons, est à taille humaine, soucieuse des équilibres sociaux et écologiques. Elle tire les leçons de la fragilité des chaînes de valeur révélée par la crise sanitaire, des besoins de relocalisation du travail, d’une approche plus humaine des activités industrielles. La prospective du travail montre qu’elle reposera de plus en plus sur des unités de production de petite taille, agiles, réticulaires, capables de produire des petites séries avec une faible consommation de matières et d’énergie (voir : « Comment travaillerons-nous demain ? « ). Plus notre économie évolue vers une société de la connaissance (plutôt qu’une prétendue société « post-industrielle »), plus c’est sur le potentiel humain que reposent la compétitivité des entreprises et ses facteurs de différenciation (voir : « Sommes-nous tous du capital humain ? »).

La « reprise du travail », qui sera plus complexe que la fin du confinement, nécessite une vraie réflexion sur les nouvelles organisations du travail, le rapport au travail et à l’entreprise (voir : « Les enjeux du retour au travail : 4 points d’attention »). L’enjeu est notamment de sortir par le haut de ce que j’ai appelé « le travail confiné » (voir : « Enquête sur le travail par temps de confinement »). A cette occasion, je vous invite à témoigner de votre expérience actuelle de retour au travail sur le site auquel Metis et Management & RSE sont associés avec Res publica : #MonRetourAuTravail, Jenparle ! 

Malgré les deux réserves émises ci-dessus, je réitère ma recommandation de découvrir cette exposition. L’enjeu dorénavant est de construire un futur de l’industrie qui prenne ses distances avec l’illusion prométhéenne et respecte les équilibres humains et écologiques. Le progrès, c’est l’innovation encapsulée dans un projet politique de soutenabilité. La crise sanitaire a révélé que c’est le small, le proche, l’accessible et non le big qui est désirable ; c’est autour du vivant, de l’humain et non de la matière que nous avons envie de construire le travail de l’après-confinement.

 

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE

 

Pour aller plus loin :

Grilles du jardin du Luxembourg, Rue de Médicis – 75006 Paris / Accès libre au public 24h sur 24

Jusqu’au 14 juillet 2020

Pour ceux qui ne passent pas par Paris, voici un lieu plus virtuel qui vous offrira un ersatz (téléchargez le dossier de presse)

Cet article est une version augmentée d’une publication préliminaire dans Metis : « L’industrie après le confinement : vue du ciel ou à hauteur d’homme ? »

 

Crédit image : En haut : Le parc éolien d’EDF près de Perpignan, avec une trentaine de machines, est l’un des plus grands ensembles terrestres de France. Crédit photo : Rodolphe Jobard / Dronea

Milieu : Barrage des Gloriettes dans la vallée de Héas sur le gave d’Estaubé a 1622 m d’altitude, achevé en 1952. Il alimente la centrale de Gèdre, dans les Hautes-Pyrénées. Crédit photo : EDF – Franck Oddoux

Bas : La ligne et les lignards de RTE à Vénaux, © Seignette Lafontan / RTE

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[1] Les Echos, 4 août 2014

[2] Gilles le Blanc dans « Comment sauver l’industrie ? », Hors-série de « Alternatives Economiques », 3ème trimestre 2012

[3] Les Echos, 17 septembre 2012

[4] Les Echos, 3 octobre 2012

[5] L’Argus, 12 février 2015

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