L’exacerbation de la primauté du financier sur l’humain a conduit à une crise économique sans précédent depuis 1929 mais aussi à une crise de l’entreprise : pour la première fois, celle-ci n’apparaît plus comme un lieu de solidarité et de projet collectif. La responsabilité de « reprendre la main et remettre de l’humain » incombe aux DRH. Ils peuvent s’appuyer pour cela sur un puissant levier : la qualité de vie au travail.
Ces lignes de fracture créées par la sujétion de l’humain au financier sont visibles au sein des Comex : à force de vouloir contraindre l’humain aux exigences des métiers en se positionnant comme « business partners », bien des DRH ont perdu ce qui fait l’essence de leur fonction : l’intermédiation et la régulation avec le corps social de l’entreprise. A quoi bon alors garder au sein du Comex ceux dont le rôle s’est rétréci à la mise en œuvre de la stratégie, et non à sa définition ? Et le cercle vicieux se noue, dont les résultats sont tristement prévisibles: une perte de sens généralisée, une démobilisation des énergies et par conséquent une panne de l’innovation.
Les DRH doivent aussi dépasser les réponses des années 2000, qui ont clairement trouvé leurs limites : dialogue social de plus en plus institutionnalisé, évaluation des salariés transformée en routine administrative, absence de dialogue réel entre dirigeants et salariés. Les « process RH », professionnels autant que standardisés, se sont essoufflés et n’ont produit que des résultats limités en termes de confiance, de bien-être et de performance globale.
C’est donc aussi bien au sein du Comex qu’au travers de l’ensemble de l’organisation qu’il faut retisser de l’humain, c’est-à-dire rendre sa place au travail réel. En cela, le thème de la « qualité de vie au travail » (QVT), qui a émergé ces dernières années, constitue un réel apport car il permet d’envisager le travail sous un jour plus mobilisateur et constructif que les approches plus traditionnelles (telles que la souffrance au travail ou la prévention des risques psychosociaux).
Attention cependant : il est aussi parfois mis en avant pour masquer les vrais problèmes (organisation du travail, dispositifs de management) derrière les fausses solutions (floraison des numéros verts, des cellules d’écoute, des cours de sophrologie et autres conciergeries). Si la QVT n’offre aux salariés qu’un couloir humanitaire au milieu de la dévastation économique, elle ne procure qu’un baume apaisant : les trois niveaux de prévention doivent être articulés ensemble et permettre de révéler le travail réel.
L’enjeu en termes de performance globale est important, comme le montre la huitième édition du baromètre européen Edenred-Ipsos publiée en juin 2013 : parmi les six pays étudiés (Allemagne, Belgique, Espagne, France, Italie et Royaume-Uni) la France est celui qui présente le taux de satisfaction exprimé par les salariés vis-à-vis de la QVT le plus bas… et c’est donc aussi celui qui présente le niveau de motivation le plus détérioré. La Fondation Terra Nova a rendu compte des travaux universitaires internationaux (Sonja Lyubomirsky, Laura King, Ed Diener, T.A. Wright, R. Cropanzano, Eric Gosselin) qui montrent la force du lien qui unit la performance au travail et le bien-être[1]. La QVT est un projet fédérateur : l’ensemble des acteurs y trouve son intérêt.
Alors que la crise s’installe et se durcit, il est de la responsabilité des DRH de rechercher la cohésion. C’est une raison supplémentaire de travailler sur la QVT. Il s’agit de lancer un signal clair : oui, l’entreprise se soucie de la santé et du bien-être des salariés qui y travaillent. Ce signal d’attention peut s’incarner dans un projet fédérateur, mobilisateur pour les partenaires sociaux, le management intermédiaire et l’ensemble des salariés.
Voilà également un moyen de donner chair à la responsabilité sociale des entreprises (RSE), qui s’étale dans les plaquettes annuelles mais peine à s’incarner dans la vie des salariés : réconcilier l’économique et le social, l’efficacité productive et les conditions de travail. Une approche intégrative de la QVT permet ainsi de fédérer les champs de négociation trop compartimentés aujourd’hui : prévention de la pénibilité, maintien en emploi des seniors, prévention des risques psychosociaux, mise en place du télétravail, insertion du handicap, diversité et non-discrimination, conciliation vie personnelle / vie professionnelle.
La QVT favorise donc une approche plus stratégique du dialogue social mais également une transformation de la seconde voie de régulation, le management. Le manager n’est plus celui qui détient les ressources et la capacité de décision, c’est celui qui parvient à faire s’exprimer celles des collaborateurs de son équipe, celui qui catalyse énergies et talents. C’est un autre métier ; une transformation qui doit s’accompagner.
Sur un plan plus organisationnel, la Fondation de Dublin (Eurofound) vient de publier un rapport sur les OTP (organisations de travail participatives), une forme d’organisation qui procure aux salariés un espace d’implication, de participation directe, de capacité d’influence et de décision sur leur travail, à la fois pour les tâches qu’ils ont à effectuer et l’environnement organisationnel dans lequel ils évoluent. Cette forme d’organisation est très en retard en France, qui se situe en-deçà de la moyenne de l’UE, très loin des pays Nordiques mais aussi des Pays-Bas, de la Grande Bretagne, de la Belgique, du Luxembourg, de l’Irlande. Cela illustre le fait que nous sommes peu enclins à faire confiance aux capacités d’initiative des salariés, ce qui ne posait aucun problème aux grandes heures du taylorisme, mais se transforme en lourd handicap aujourd’hui. Eurofound montre en effet que les OTP investissent davantage dans leur « capital humain » (taux de formation plus élevés ; relations managériales de meilleure qualité) mais en recueillent les bénéfices avec eux : plus de motivation et d’engagement, moins d’absentéisme, qualité des conditions de travail, meilleur état de santé (physique et psychique)[2].
Sur le plan de la compétitivité, la QVT est en prise directe sur le « business model » de l’entreprise et procure une forte capacité de différenciation stratégique, dans le prolongement de la théorie des ressources (Resource Based Management : Edith Penrose, Jay Barney, C.K. Prahalad, Gary Hamel) proposant la construction de compétences clés, qui constituent autant d’avantages concurrentiels distinctifs et pérennes. De fait, les entreprises ont dépensé (avec raison) beaucoup d’énergie à travailler sur les compétences, mais souvent en pure perte. En effet, sans la motivation, la compétence reste à l’état de simple potentialité, une ressource inerte.
Face à l’épuisement de leur modèle d’affaires, la QVT offre aux entreprises l’opportunité d’inventer un nouveau modèle de croissance. Certains pensent que la solution est de remettre l’entreprise au centre ; d’autres voudraient plutôt y placer l’homme. Commençons par y inscrire le travail.
Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises
NB : Cet article a été publié par la revue « Personnel », revue de l’association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) dans son numéro de septembre 2013, qui comporte un dossier sur la qualité de vie au travail. Pour en savoir plus, cliquez ici.
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[1] « Bien-être et efficacité » : pour une politique de qualité de vie au travail, Note de Terra Nova, 18 mars 2013
[2] « Les organisations du travail participatives : les 5 piliers de la compétitivité », Management & RSE, 12 septembre 2013