Revenu universel : est-ce bien socialement responsable ?

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Sous le regard avenant du Revenu universel : trois prédictions menaçantes…

[Mise à jour : 16 août 2017]  Notre système de protection sociale parviendra-t-il à entrer dans le XXIème siècle ? Rien n’est moins sûr au vu des défis que nous affrontons. Mais voilà qu’une solution nous est proposée, dont on nous dit qu’elle se distingue par son caractère particulièrement innovant, socialement responsable et pertinent face à ces défis. Cette solution, vous l’avez reconnue, c’est le revenu universel. Je propose dans cet article une réflexion sur trois conséquences néfastes, qui ne sont pas toujours explicitées par ses défenseurs : le mur du financement, l’escamotage du travail et l’explosion des inégalités.

Je fais également référence aux propos qui se sont échangés lors du colloque organisé par Metis au Sénat en partenariat avec La Fonda, le 6 avril 2017. J’ai eu la chance d’exposer mes idées lors de cet événement très riche, « Le revenu universel : une nouvelle réponse à la question sociale »[1], mais aussi d’écouter et débattre avec des intervenants dont certains se situent aux antipodes de mes convictions ! Si je me suis permis de rapporter ici quelques-uns des propos exprimés, il va de soi que les opinions exposées par ailleurs dans cet article sont les miennes.

Si le revenu universel est la réponse, quelle était la question ?

Ces défis auxquels le revenu universel prétend apporter une réponse sont bien réels : la persistance d’un chômage de masse, qui affecte tout particulièrement les jeunes, la menace de ce que Keynes appelait déjà le « chômage technologique », la précarisation et l’« uberisation » du travail, la multiplication des travailleurs pauvres, la complexité des régimes de minima sociaux, les coups de boutoirs assénés par le numérique, qui fragmente le travail et transforme des salariés à l’abri des dispositifs de protection sociale en indépendants vulnérables, la stigmatisation des ayant-droits de nos dispositifs de solidarité.

Sachons d’abord de quoi nous parlons. Dans son rapport sur les minima sociaux, Christophe Sirugue reprend la définition donnée par le mouvement français pour un revenu de base (MFRB): « le revenu de base est un droit inaliénable, inconditionnel, cumulable avec d’autres revenus, distribué par une communauté politique à tous ses membres, de la naissance à la mort, sur base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie, dont le montant et le financement sont ajustés démocratiquement »[2].

Derrière son apparente clarté, il manque un élément essentiel à cette définition : sa finalité. S’il s’agit simplement de permettre à chacun de survivre, on parle d’un revenu de subsistance, bien différent d’un revenu d’existence. A l’inverse, le terme ‘revenu de base’ laisse supposer la nécessité de complément par d’autres sources de revenus. Les conséquences de cette distinction sont considérables mais passées sous silence : par exemple, dans le cas d’un revenu de subsistance, chacun s’efforcera de conserver ou de trouver un revenu d’activité pour le compléter et faire « mieux que subsister » alors que la fameuse « désincitation au travail » est plus forte dans le cas d’un revenu d’existence. Le terme ‘allocation universelle’, lui aussi souvent employé, ne se confond pas avec ‘revenu universel’, qui n’est pas non plus synonyme d’un ‘revenu de citoyenneté’ ni d’un ‘revenu garanti’.

De même, plusieurs expérimentations souvent présentées comme des modalités de mise en œuvre du revenu de base ne résistent pas au critère d’universalité. L’expérience de Plaine-Commune relatée dans le dossier consacré au revenu universel par Metis repose sur un revenu contributif mais pas un revenu universel (il serait versé à une centaine de jeunes vivant dans les communes de l’agglomération)[3]. En France encore, l’expérimentation à laquelle voudrait se livrer la Gironde, encore en discussion, débuterait en 2018 mais fonctionnerait sous conditions de ressources et sur un échantillon restreint de 2.000 à 5.000 personnes obtenu par tirage au sort[4]. C’est au Canada, dans la ville de Dauphin (10.000 habitants), que le concept de revenu universel a été expérimenté pour la première fois, entre 1974 et 1979. Mais dans cette configuration, seules les familles qui avaient un revenu très bas bénéficiaient d’une allocation. Malgré cela, le projet a finalement été abandonné, faute de moyens[5]. D’autres expérimentations réservent le revenu dit ‘universel’ à certaines catégories (les plus modestes, les précaires, les demandeurs d’emplois, les allocataires des minima sociaux, les jeunes, etc.) en contradiction avec le principe d’inconditionnalité.

Le silence sur les finalités permet à tout un chacun de se retrouver dans le revenu de base, qui apporte une réponse facile et immédiate à bon nombre des défis qui se présentent à nous. Dans une tribune publiée par le magazine de OuiShare, Diana Filippova pointe le « consensus par défaut autour du revenu universel », consensus qu’elle qualifie de « hautement toxique »[6]. A l’appui de sa thèse : « Comment une vision si radicale peut-elle mettre d’accord des politiques aussi différents qu’Alain Madelin et Bernie Sanders, des intellectuels aussi éloignés l’un de l’autre que Martin Luther King et Milton Friedman, des mouvements aussi divers que l’AIRE (revenu d’existence) et le MFRB (revenu de base) ? A l’origine de ce que la plupart de ses partisans voient comme un avantage certain – celui de rassembler ceux qui ne se ressemblent pas – il y a un impensé, un malentendu. Car il y aura bien un moment où il faudra débattre sur ce qui est trop souvent laissé de côté : montant, plan de financement, devenir de l’emploi salarié, distribution du capital, fiscalité ».

Mais derrière cette solution miracle, soutenue par des courants de pensée si disparates, se profilent trois dangers qu’il vaut mieux envisager avant d’aller plus loin…

1 – Le mur du financement est infranchissable

Depuis l’apparition de la protection sociale, la logique de notre économie est constante : on cherche à rendre universels les revenus d’activité (le droit au travail figure dans l’article 23 de la Déclaration universelle des droits de l’homme) et lorsque l’on n’y parvient pas, on complète ces revenus par des prestations sociales assurant une existence décente. Le grand renversement, auquel le revenu de base voudrait nous amener, consiste à inverser cette logique : on se préoccupe d’abord de donner à chacun un revenu d’existence, avant de le compléter éventuellement par des revenus d’activité.

Ce grand renversement est loin d’être anodin. Il pose une question simple : jusqu’à quel point sommes-nous prêts à favoriser une divergence qui s’approfondirait entre travail et emploi ; entre revenu d’activité et revenu de redistribution ?[7] Cette question est posée dans un contexte bien précis, résumé lors du colloque de Metis par Jean-Marie Vanlerenberghe, vice-président de la commission des affaires sociales du Sénat, en quelques chiffres : malgré les 690 milliards annuels que la France consacre à la protection sociale (12% des dépenses de protection sociale de la planète pour 1% de la population mondiale), on compte 8 millions de Français en-dessous du seuil de pauvreté et 6 millions inscrits à Pôle emploi.

Dans cet écart entre une efficacité toute relative et l’importance des sommes mobilisées, prospère le risque majeur : celui du non-consentement à l’impôt. L’OCDE a publié en avril 2017 son étude annuelle sur les impôts touchant les salaires (le « coin fiscal »[8]) dans les principales économies du monde. La France se situe en tête du classement des pays de l’OCDE avec 40% de taux d’imposition global (pour une famille comptant un salarié au salaire moyen et deux enfants), soit 13 points au-dessus de la moyenne de l’OCDE et, par exemple, 14 points au-dessus de la Grande-Bretagne ou 6 points au-dessus de l’Allemagne. Par comparaison, c’est en Nouvelle-Zélande que le coin fiscal est le plus faible (6.2 %), suivie du Chili (7 %), puis de deux pays situés en Europe, l’Irlande (8.3 %) et la Suisse (9.1 %)[9].

Certes, on peut soutenir à l’inverse, comme le fait Yannick Vanderborght (Université St Louis de Bruxelles et co-auteur avec Philippe van Parijs de « Basic Income »), que l’universalisme est un puissant facteur de solidarité : si je sais qu’à un (ou plusieurs) moment(s) de mon existence, je peux être bénéficiaire net du revenu universel (par exemple, pendant une période de formation), je suis plus susceptible de consentir à la solidarité. Mais par rapport à ses niveaux actuels (sans le revenu universel), la redistribution fiscale opérée par le système social français sur les salaires n’est pas extensible à l’infini…

Délégué général de La Fabrique de l’industrie et professeur à Mines ParisTech, Thierry Weil s’interroge sur les sources de financement du revenu universel et pointe le risque d’alourdir le « fardeau fiscal » qui pèse sur les classes moyennes : « On ne va pas faire payer les pauvres qui n’en ont pas les moyens, ni les riches qui auraient trop intérêt à s’expatrier (avec les prélèvements sociaux, leur taux marginal d’imposition est déjà supérieur ou proche de 65 %). Les capacités contributives exploitables sont donc celles des classes moyennes, dont certains pensent que le consentement à payer l’impôt atteint ses limites »[10]. Il rappelle que l’air du temps serait plutôt aujourd’hui à une « sécession des riches »[11].

Celle-ci peut se traduire concrètement par un risque de désaffiliation, c’est-à-dire un refus de contribuer davantage à la solidarité nationale, au profit d’un système d’assurance privé. C’est ce motif qui a entraîné un rejet massif (à 76,9 % des votants) du revenu universel par les Suisses lors du référendum d’initiative populaire de juin 2016.

Ce risque n’est pas négligeable en France. Ainsi Delphine Chauffaut, enseignante à Paris Dauphine et directrice de projet à l’INED, montre qu’en 2014, 53% des Français estimaient que le RSA (revenu de solidarité active) incite les gens à s’en contenter et à ne pas travailler. C’est sans doute pourquoi seuls 10% des Français estiment que le RSA serait une prestation à augmenter de façon prioritaire, alors que 23% estiment qu’on pourrait le réduire (Credoc 2015).

La déconnexion grandissante entre travail et emploi, le risque de non consentement à la solidarité nationale et la tentation de désaffiliation forment un triptyque redoutable, qui sape les fondements de notre système de protection sociale et jette une lumière crue sur le caractère socialement irresponsable du revenu universel.

L’ampleur de cette déconnexion nécessite un détour par les nombres. Dans le champs politique, les tenants du revenu de base n’aiment pas beaucoup les calculs et dédaignent les chiffrages. C’est dommage car l’exercice de chiffrage permet, par la confrontation au réel, d’évaluer l’univers des possibles. La Fondation Jean Jaurès (voir les références de son étude dans la section « Pour aller plus loin ») a estimé les impacts et les équilibres de financement de trois scenarios de revenu de base :

  • 500 € par mois et par Français, soit un montant proche de l’actuel revenu de solidarité active (RSA);
  • 750 €, proche du cumul entre les actuels RSA, prestations familiales et logement ;
  • 1000 €, un niveau proche du seuil de pauvreté.

Même le premier niveau, modeste en montant, met en tension le système de solidarité et l’objectif de limitation du déficit des finances publiques :

  • il nécessite de mobiliser 336 Md€ de dépenses, soit 16 % du PIB ;
  • il inclut les ressources des branches maladie et famille ainsi que l’assurance-chômage (rappelons que ces sommes « n’appartiennent » pas à l’Etat mais sont gérées paritairement par les partenaires sociaux sur la base des cotisations payées par les assurés)
  • il nécessite 38 Md€ de prélèvements obligatoires supplémentaires (près de 2 % du PIB).

Je vous épargne le second niveau, que vous pourrez lire à la page 8 de l’excellente note de la FJJ.

Pour l’anecdote, le troisième niveau suppose la redistribution de 675 Md€, soit la bagatelle de 31 % du PIB, incluant l’ensemble des dépenses actuelles de protection sociale, y compris les retraites (ce qui constituerait le hold-up du siècle auprès duquel le casse de la Wells-Fargo apparaît comme une douce plaisanterie). Malgré cela, le financement est un peu court, si bien qu’il faudrait ajouter 153 Md€ de prélèvements obligatoires supplémentaires, soit… près de 7,5 % du PIB.

Pour sa part, François Bourguignon, professeur à Paris School of Economics, a chiffré le coût d’un revenu universel de « 1.000 euros en moyenne par personne, soit environ le double du niveau actuel du RSA-socle. En termes de financement, un calcul simple montre qu’un revenu universel de 1.000 euros par personne par rapport à 500 euros demande un impôt additionnel de l’ordre de 25 %, du PIB. Un tel objectif est clairement hors de portée, même lorsque l’on prend en compte les économies administratives. En outre, il est probable que la fiscalité correspondante entraînerait une diminution de l’offre de travail, renchérissant d’autant le coût fiscal du revenu universel »[12]. Fermez le ban !

On peut également consulter avec profit l’analyse chiffrée des équilibres de financement confrontant les points de vue de l’économiste Jean Gadrey et du président de l’Association pour l’instauration d’un revenu d’existence (AIRE), Marc de Basquiat, sous le titre « Un revenu de base, mais à quel prix ?»[13].

A ces coûts directs évalués par la FJJ, il faudrait pouvoir ajouter les coûts induits, notamment les coûts sociaux. Par exemple, le redéploiement des dépenses d’assurance maladie (hors ALD, affections de longue durée) par le revenu de base augmenterait le risque de renoncement aux soins, préjudiciable en matière de santé publique.

Lors du colloque de Metis, l’économiste André Gauron, membre fondateur et administrateur du Lasaire, a invité à comparer les montants ci-dessus à nos ressources fiscales : l’impôt sur le revenu (IRPP) représente seulement 70 milliards (dans un pays qui préfère assoir sa fiscalité sur la consommation au travers de la TVA) et la CSG 100 milliards. Donc, le scenario modeste de revenu universel à 38 milliards représente tout de même… la moitié de l’IRPP. Selon lui, avec le revenu universel, nous changeons de système ; nous sortons d’un système de solidarité collective pour aller vers un monde dans lequel chacun est prié de s’assumer par soi-même… et s’assurer dans le secteur privé.

Déjà en 1979, Jacques Fournier et Nicole Questiaux voyaient dans le revenu universel le ferment d’une société à deux vitesses : « Faute de savoir peser sur le travail, certains en viennent à penser que l’on pourrait passer outre. Puisqu’il n’y a pas assez de travail pour tous, puisque la société ne sait le distribuer, elle devrait renoncer à en faire la base des revenus et des statuts. Il suffirait de généraliser pour ceux qui ne parviendraient pas à travailler une garantie de revenus. Il resterait alors à promouvoir une nouvelle culture, détachée des biens de ce monde, où chacun apporterait et trouverait la convivialité. (…) Loin de maitriser le travail, ces nouvelles théories font coexister deux sociétés. L’une domine nécessairement puisqu’elle est liée à la production et rassemble les plus aptes. L’autre est faite d’assistés qui n’auraient d’autres droits que ceux que les premiers voudraient bien leur reconnaitre. C’est pousser jusqu’à l’absurde une division du travail où certains décideraient que d’autres en sont exclus »[14].

Si l’on veut éviter de mobiliser les fonds alloués à la retraite et à l’assurance maladie, Bruno Palier directeur de recherche du CNRS à Sciences Po, nous prévient : « les ressources consacrées aux autres prestations sociales (familiales, chômage, insertion et pauvreté) sont d’un montant très inférieur qui ne peut suffire à financer un revenu minimum de niveau intermédiaire ou élevé »[15].

En synthèse, Delphine Chauffaut a bien résumé la problématique : le caractère universel du revenu de base conduit à envisager un très grand nombre de bénéficiaires, ce qui interdit d’octroyer un montant suffisant pour compenser efficacement les vulnérabilités sociales. Par exemple, la version libérale du revenu universel nous propose un revenu mensuel de 450 euros (l’équivalent de l’actuel RSA pour une personne isolée, une fois déduit le forfait logement) financé par un impôt proportionnel de 35,5%… soit un revenu net de 290 euros, ce qui pour les plus vulnérables, représente une régression sociale considérable. A l’inverse, la conditionnalité des prestations sociales permet de se concentrer sur les populations les plus fragiles, en nombre beaucoup plus restreint, et d’octroyer un revenu décent.

C’est pourquoi les politiques sociales ciblées sur les populations les plus vulnérables, à condition bien entendu de prévoir des dispositifs d’accompagnement, me semblent beaucoup plus socialement responsables qu’un dispositif aveugle comme le revenu universel.

2 – Du droit au travail au droit à la paresse : escamotage et passage dangereux

Le passage au revenu de base permettrait à certains d’oublier les devoirs liés au « droit au travail » inclus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme pour nous proposer un droit à la paresse. Rien de nouveau : dans « Le droit à la paresse », Paul Lafargue, gendre de Marx, dénonçait déjà en 1880 « la passion moribonde du travail poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu »[16]. La mauvaise qualité des conditions de travail est en effet l’un des arguments mis en avant par les tenants du revenu de base. Ce dernier permettrait à ceux qui n’en peuvent plus (de leur travail) de le quitter. C’est la bonne idée du revenu de base, qui consiste à dégager le travailleur de la peur du lendemain pour l’aider à être plus exigeant sur la qualité de son travail, de ses conditions de travail et d’emploi. Enfin une voie de sortie de la souffrance au travail (Christophe Dejours) et autres ‘bullshit jobs’ (David Graeber) !

Elle est bien résumée par Jean-Éric Hyafil, doctorant en économie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB) : « Le revenu de base porte un discours d’émancipation et de progrès social. Il vise à donner plus d’autonomie et plus de liberté de choix au travailleur afin qu’il exerce un travail qui a du sens pour lui. J’entends par travail toute activité rémunérée ou non, car toutes les activités n’ont pas vocation à être rémunérées, notamment pour celles qui ont une dimension sociale ou citoyenne. L’objectif est donc de réduire l’espace du travail subi et d’accroître celui du travail choisi au sens large »[17].

Mais on ne parle pas de l’effet inverse, tout aussi crédible : avec la distribution inconditionnelle et universelle d’un revenu de base, les entreprises seront incitées à diminuer leur investissement dans le « capital humain » sous la forme des salaires qu’elles versent : sachant que le postulant dispose déjà d’un revenu lui permettant d’exister, elles seront tentées de diminuer les salaires,… réduisant d’autant les bases imposables pour le financement du revenu de base. Le célèbre sociologue Robert Castel, prenait soin d’attirer l’attention sur cette éventualité : « un stock de travailleurs potentiels déjà partiellement rémunérés par un médiocre revenu de subsistance constituerait une nouvelle armée de réserve dans laquelle le nouveau capitalisme pourrait librement puiser au moindre coût »[18].

L’impasse du revenu universel apparaît ici clairement : mathématiquement, il est impossible que ce « droit à la paresse » devienne universel. La France en effet, n’est pas l’Alaska, un pays qui verse à tous ses habitants un revenu de base grâce à la manne pétrolière. Elle n’a pas à sa disposition de rente naturelle à distribuer. Son seul pétrole étant constitué de ses idées, il faudra bien que certains travaillent à les mettre en œuvre pour financer l’inactivité des autres. Veut-on vraiment instaurer une tyrannie des oisifs sur les actifs ? Certes, ce « droit de tirage des inactifs sur les actifs » existe déjà en partie (que ce soit sur base contributive et salaires différés comme avec les retraites, ou sur base de minima) mais il repose sur un consentement à la solidarité dont l’extensibilité ne va pas de soi.

Certes le revenu universel encourage la consommation, mais il détourne l’énergie de la production et en cela, crée un déséquilibre autour du travail, sur lequel Adam Smith nous avait déjà prévenu : « Le Travail annuel d’une nation est le fonds primitif qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie; et ces choses sont toujours ou le produit immédiat de ce travail, ou achetées des autres nations avec ce produit ». Plus de deux siècles plus tard, nous en sommes toujours là, face aux déséquilibres de la balance des paiements, qui traduit la fracture entre consommation et production mais conduit aussi au creusement de la dette…

C’est ainsi qu’à Paul Lafargue répond John Rawls, l’auteur de la « Théorie de la justice » (1971), pour qui « ceux qui surfent toute la journée au large de Malibu doivent trouver un moyen de vivre par eux-mêmes et n’ont pas droit à des fonds publics »[19]. La controverse du surfeur de Malibu, débutée en 1987 lors d’une rencontre parisienne entre John Rawls et Philippe Van Parijs, agite encore les débats d’aujourd’hui sur le revenu universel…

Le deuxième problème puise dans l’anthropologie et la sociologie du travail. On sait que le travail exerce trois fonctions pour celui qui l’exerce : bien sûr, c’est une source de revenu. Mais c’est aussi un facteur d’insertion dans la société et c’est encore un facteur de réalisation de soi. En ne retenant que la première fonction et en encourageant ainsi les travailleurs à renoncer à leur travail (ou à en chercher un), les tenants du revenu de base prennent le risque de diluer les liens sociaux, les solidarités de métier, les sources de reconnaissance et de créer d’autres formes d’isolement et de désespoir. Bien sûr, la valeur intrinsèque du travail continuera à pousser les exclus du travail à s’en rapprocher – qui peut croire à la réalité de ce que certains appellent l’« assistanat », comme si cette situation était désirée par ceux qui en sont les victimes – mais ils ne trouveront plus les mêmes appuis dans une société anesthésiée par le revenu universel. La « désincitation » s’applique sans doute moins au travail et davantage à l’impôt : comment anticiper la réaction de ceux qui payent l’impôt dans une société qui n’exigerait plus aucune contrepartie de la part des bénéficiaires des revenus de solidarité ?

Se pose aussi la question des « emplois utiles à la collectivité », souvent peu qualifiés et aujourd’hui largement financés par la collectivité par le biais d’exonérations fiscales, comme c’est le cas des emplois de service aux particuliers. Que deviendraient les services à la personne en cas de revenu universel ? Les incitations fiscales seraient-elles abandonnées ? Ces services seraient-ils revalorisés ou au contraire dévalorisés ?

Jean-Paul Domergue, qui représentait l’association Solidarités nouvelles face au chômage (créée par Jean-Baptiste de Foucauld en 1985) a insisté lors du colloque de Metis, sur le fait que c’est par le travail que l’on s’accomplit. Ainsi, le revenu universel accentuerait la fracture entre ceux qui travaillent et les autres. Selon lui, les bons dispositifs sont ceux qui permettent de prendre appui sur le travail pour accéder à une activité. C’est le cas, par exemple, de la garantie jeune. Annaig Abjean, Directrice de la MRIE (Mission Régionale d’information sur l’exclusion), a rendu compte de l’expérimentation « Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée » menée à Villeurbanne, et va dans le même sens. Elle recommande de ne pas abandonner l’objectif du travail car « on risque d’exclure les pauvres du monde du travail ». Le travail, rappelle-t-elle, « ce n’est pas seulement la tâche que l’on fait ; il est libérateur, même quand les tâches ne sont pas épanouissantes ».

Denis Clerc, économiste et fondateur de la revue Alternatives économiques, insiste sur la fonction de socialisation exercée par le travail : « Il faut regarder l’envers du décor. Alors que pour certains, le revenu de base est synonyme de liberté, à l’inverse, pour les personnes qui sont en grande difficulté sur le marché du travail, il peut conduire à davantage d’isolement. Car si le revenu de base permet de lutter contre la pauvreté et la misère, il ne permet pas de lutter contre l’exclusion sociale. Or, pour ces personnes, la recherche d’un emploi ce n’est pas seulement la recherche d’un revenu mais aussi d’un lieu de socialisation, de valorisation, d’estime de soi »[20].

Sauf erreur ou omission de ma part, tous les syndicats de salariés en France sont soit franchement opposés soit très réservés vis-à-vis du revenu universel. Un signe qui ne trompe pas…

Troisième problème : les tenants du revenu de base sont pour beaucoup d’entre eux des victimes de ce que j’appelle le déclinisme du travail. Selon l’expression de Marc Andreessen, concepteur du premier navigateur graphique, Mosaic, et désormais l’un des plus influents venture-capitalists, robots et algorithmes « dévorent le monde » et détruiraient nos emplois. C’est d’ailleurs le Conseil national du numérique (CNNum) qui a relancé le débat avec son rapport « Travail, Emploi, Numérique, les nouvelles trajectoires » remis à la ministre du travail Myriam El Khomri en janvier 2016. « Les acteurs publics doivent anticiper l’éventualité d’un chômage structurel persistant et d’une montée des inégalités du fait de l’automatisation. Aussi devons-nous examiner une nouvelle manière de penser la relation entre le travail et la distribution des richesses, » justifie le CNNum, qui incite le gouvernement à réaliser « une étude de faisabilité » autour du revenu de base. De son côté, Julien Dourgnon, conseiller de B Hamon sur le revenu universel lors de la campagne électorale de 2017 et auteur de « Revenu universel. Pourquoi ? Comment ? » (Les petits matins, 2017) parle de « l’irrésistible ascension du précariat ».

J’ai eu l’occasion dans Metis, de dire ce que je pense de cette conception malthusienne, qui nous prédit depuis plusieurs siècles une fin du travail qui se dérobe pourtant obstinément à ces sombres pronostics[21].

Emilie Bourdu, chargée d’études à la Fabrique de l’Industrie, a réalisé une synthèse des principaux travaux académiques menés ces dernières années sur le sujet des incidences de la transition numérique sur les destructions et les créations d’emploi. Rendant compte de ses conclusions au colloque de Metis, elle attire l’attention sur les amalgames et raccourcis effectués par certains commentateurs de ces études, qui confondent des tâches impactées par l’automatisation avec le fait que les emplois qui incorporent ces tâches seraient menacés, voire détruits. Les créations d’emplois sont tout aussi difficiles à estimer. Finalement, la seule certitude est que le numérique transforme profondément le travail et son organisation, si bien que le solde net dépend sans doute de notre capacité collective à en tirer parti[22].

Il apparaît ainsi clairement que la solution du revenu universel s’accommode un peu facilement de l’hypothétique fin du travail et tient pour acquis l’impossibilité de réformer notre système social. Comme le disent Jean-Marie Harribey et Christiane Marty dans leur livre « Faut-il un revenu universel? », « la proposition avancée [par le revenu universel] ne contribue à résoudre ni le problème du chômage ni ceux de la pauvreté et des inégalités. Elle s’appuie sur l’idée fausse que le travail serait en voie de disparition, que les protections sociales seraient obsolètes et que nous serions condamnés à vivre dans une société de plus en plus ‘uberisée’ »[23].

Je pense également que bon nombre de tenants du revenu de base, notamment ceux qui se revendiquent de la décroissance, voient d’un bon œil la désindustrialisation de notre pays, qui se transformerait sans inconvénient en un gigantesque parc d’attraction baigné par la société des loisirs… Ils voient aussi dans le revenu de base, une réponse facile à l’extrême difficulté que connaît la France à réformer son marché du travail. Là encore, c’est une fable puisque contrairement à une idée reçue, la France est l’un des pays européens qui a le plus profondément réformé son marché du travail ces dernières années[24].

Cette conception est aussi celle de la « société du dividende » (par référence à la notion d’euro-dividende promue par Philippe Van Parijs), que l’on retrouve dans les fondements du développement durable[25]. Selon cette conception, nous sommes tous également responsables (mais aussi « propriétaires »), d’un morceau de notre planète (et de ses ressources) si bien que notre seule existence justifierait un dividende, une rétribution. Voici en effet comment Philippe Van Parijs défend le revenu universel dans cet article : « Pour moi, il est acceptable que les gens reçoivent un revenu sans condition, parce que ce revenu n’est pas le produit du travail acharné d’autres personnes ; c’est un fragment de l’héritage massif que nous devons à la nature, aux générations précédentes, au progrès technologique, au savoir-faire, et tous ces dons que nous recevons de la nature et du passé. (…) Une partie de ces dons, que nous avons reçus dans le passé, seraient redistribués de façon plus équitable entre tous. C’est la justification fondamentale de l’inconditionnalité de ce revenu de base ».

Le seul fait de naître dans un lieu donnerait un droit à une part de ses ressources. Mais on pourrait renverser la proposition en relevant que le seul fait de vivre sur cette planète et de consommer ses ressources (et nous en consommons chaque année 60% de plus que ce qu’elle est capable de renouveler) crée non pas une dette mais bien au contraire une créance sur l’environnement. Plus que vers le revenu universel, c’est donc vers la fiscalité écologique (et le redoutable retard qu’a pris la France dans sa mise en œuvre) qu’il faut se tourner.

Cette idée de dividende naturel inspire l’expérience menée par l’Alaska, qui redistribue ainsi une partie de la rente pétrolière de son territoire. Dans les années 1970, comme l’a rappelé Yannick Vanderborght lors du colloque de Metis, se crée la première incarnation du revenu universel dans le monde réel. Elle concerne l’Alaska, sous forme d’un fonds souverain, l’Alaska Permanent Fund, qui verse un dividende annuel et inconditionnel à tous les habitants de la naissance à la mort. Le montant de ce dividende est variable en fonction du cours du pétrole (de ce fait, il répond imparfaitement à la demande de prédictibilité et de stabilité), 2.000 USD par personne et par an en 2015 peu après un point bas à 600 USD. Il bénéficie à un nombre de bénéficiaire qui reste limité (645.000 environ en 2015). C’est aussi sur cette idée qu’était fondée la première formulation de RU à proprement parler : en 1848, Joseph Charlier (1816 – 1896), juriste, écrivain, marchand et socialiste bruxellois, publie son œuvre maîtresse, « Solution du problème social », dans laquelle il préconise l’expropriation des terres, redistribuées sous forme d’un dividende territorial. Au siècle précédent, l’intellectuel anglo-américain Thomas Paine (1737 – 1809), soutenait déjà l’idée d’une dotation inconditionnelle versée à tous les habitants, « usufruitiers de la terre », en vertu de sa propriété commune et du juste partage d’une partie de ses fruits[26].

Ces mécanismes de distribution expliquent que le revenu universel dans ce pays soit fortement soutenu par l’opinion publique : il est financé par des ressources naturelles et non par un prélèvement sur le travail ou la consommation. Mais l’existence d’une rente (et sa distribution sous forme d’un dividende) est précisément à l’origine de la fameuse « dutch disease » ou « malédiction des matières premières », analysée par les économistes dont la conclusion est sans appel : c’est un calcul à courte vue, comme le montre l’histoire économique. Dans un pays comme le nôtre, qui ne bénéficie pas d’une rente naturelle, notre rétribution tient à notre contribution, c’est-à-dire au ‘faire’ que nous imprimons, à notre activité, notre travail.

Je remarque d’ailleurs que plusieurs implémentations du revenu de base ne remettent pas en cause la centralité du travail. Dans certains projets, le versement du revenu de base reste conditionné à une obligation de participation sociale, comme c’est le cas pour le « revenu de participation » proposé par l’économiste britannique Anthony Atkinson, qui définit la condition de participation sociale de manière suffisamment large pour couvrir l’essentiel de la population et se rapprocher d’une quasi-universalité – inclusion des travailleurs, mais aussi des chômeurs, handicapés, personnes en formation, retraités…[27] De même, dans l’expérimentation menée à Utrecht, les personnes d’un des groupes analysés seront récompensées par un supplément de 150 euros si elles exercent une activité socialement utile alors qu’à l’inverse, les membres d’un autre groupe seront « punis » par le retrait de cet extra s’ils ne parviennent pas à exercer une telle activité[28].

Daniel Percheron, à l’initiative de la Mission Commune d’Information sénatoriale sur le revenu de base, a évoqué lors du colloque de Metis, l’expérimentation menée en Finlande depuis janvier 2017. Il a indiqué que tous les syndicats finlandais sont opposés au revenu universel (comme les grandes organisations caritatives)… mais que beaucoup sont favorables à l’expérimentation. Pourquoi ? La Finlande est dirigée depuis mai 2015 par une coalition conservatrice avec la participation d’un parti populiste de droite qui veut lutter contre le taux de chômage élevé (9%) en coupant dans les dépenses sociales. Cette expérimentation n’a rien d’universel : 2.000 chômeurs de longue durée tirés au sort recevront 560 euros par mois durant deux ans. Elle vise à mesurer l’effet d’un complément de revenu sur la reprise d’emploi et à ramener au travail ceux qui en sont les plus éloignés en les incitant à créer leur entreprise ou à accepter un emploi même précaire ou mal rémunéré.

3 – L’impact social : une explosion des inégalités

La version libérale du revenu de base consiste à remplacer les prestations sociales présentées comme peu justifiées (puisqu’elles sont à la main du monstrueux Etat) et inefficaces (puisqu’elles encouragent les bénéficiaires à l’oisiveté) par un revenu de base égal pour tous et financé par un impôt dont Friedrich Hayek, Milton Friedman et leurs incarnations plus contemporaines (Marc de Basquiat) aimeraient qu’il soit financé par ce que l’on appelle aujourd’hui une « flat tax » (impôt proportionnel au revenu). Cette version libérale tient par-dessus tout à l’inconditionnalité car elle permet de retirer du pouvoir à l’Etat : il n’a plus son mot à dire, dans un monde d’uniformité pure et parfaite, dans lequel le milliardaire recevra autant que celui que l’on n’appelle pas pour rien le « nécessiteux ». L’inconditionnalité permet donc, enfin, de mettre à bas le diable, l’Etat-providence.

Dans cette version, le revenu de base apparaît comme triplement inégalitaire :

  1. Au lieu de distribuer à qui a besoin, on distribue de façon indifférenciée, y compris à ceux qui n’en ont absolument pas besoin.
  2. On supprime des prestations sociales, qui jouent aujourd’hui un rôle considérable pour réduire (bien sûr en partie seulement) les inégalités primaires de revenu.
  3. On complète le financement par une flat tax proportionnelle au revenu et donc très inégalitaire, puisque contradictoire avec le principe de progressivité de l’impôt selon lequel chacun contribue à hauteur de ses moyens (« égalité d’effort »).

D’autres conséquences s’ajoutent à ce triptyque ou en découlent :

  • La suppression des prestations sociales ouvrirait un large marché aux assurances privées, que seule une partie des bénéficiaires du revenu de base pourrait s’offrir.
  • En termes d’inégalités de genre, il est probable que le revenu de base (d’un montant égalitaire et distribué par individu et non par foyer) se traduira par le retour à la maison du salaire le moins élevé au sein du couple, c’est-à-dire dans la vaste majorité des cas par celui de la femme. En 1993, l’extension au deuxième enfant de l’allocation parentale d’éducation avait provoqué un fort retrait du marché du travail des femmes avec de jeunes enfants. Anne Eydoux, maîtresse de conférences au Cnam et chercheuse au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET), a rappelé que d’après une enquête, malheureusement non renouvelée datant du début des années 2000, 6 femmes au foyer sur 10 souhaiteraient travailler.
  • Le risque d’approfondissement des inégalités des âges est également important. Comme la plupart des scénarios de financement incluent les fonds de retraite dans leur assiette, et sachant que la pension moyenne des retraités du régime général se situe à 1 066 € en 2015 selon la CNAV, tout revenu de base inférieur à 1.000 euros se traduirait par une paupérisation des retraités, qui eux, n’ont plus toujours la santé nécessaire pour reprendre une activité de complément… Est-ce cela le progrès ?

« Plus qu’un sujet d’avenir, le revenu universel est un sujet de crise ». C’est ce qu’affirme Anne Eydoux. Selon ses calculs, les perdants du revenu universel en version libérale sont les familles monoparentales alors que les gagnants sont les plus hauts revenus (du fait de la flat tax à 35,5% ou 23% dans sa version libérale). Or, nous prévient Bruno Palier, « les femmes seules avec enfants sont les personnes qui courent le plus grand risque de pauvreté en France ; un tiers d’entre elles sont pauvres et leur prise en charge n’est pas bien garantie avec les prestations actuelles »[29]. La proposition du MFRB, documentée par deux livres, comme celle de Baptiste Mylondo[30], reposent sur l’impôt négatif et la CSG.

Sont aussi les perdants du revenu universel ceux qui peuvent trouver dans le modèle social d’aujourd’hui des leviers pour échapper à leur condition initiale et progresser. De ce point de vue, je suis d’accord avec Frédéric Monlouis-Félicité, délégué général de l’Institut de l’entreprise : le revenu universel « fige les positions sociales en rendant accessoire la recherche du mieux-être et en faisant comme si les inégalités réelles (patrimoine ou éducation, par exemple) n’existaient pas. Enfant naturel du conservatisme social et de l’utopie marxiste, le revenu universel est le contraire d’une révolution : il perpétue le statu quo »[31].

L’exemple des différents âges de la vie montre bien que l’égalité apparente peut se révéler très inéquitable : on n’a pas les mêmes besoins à 25-30 ans lorsque l’on accède à l’autonomie et à la parentalité qu’à 10 ans lorsque l’on bénéficie du soutien des adultes ou à 60 ans lorsque le capital accumulé durant la vie active procure des revenus. Pourquoi alors se cramponner à un revenu identique pour tous ? Les tenants du revenu de base en ont bien conscience puisque certains d’entre eux excluent les enfants de la distribution (ou les maintiennent mais avec un montant inférieur), d’autres excluent les retraités (ou les maintiennent avec un montant cette fois supérieur), accrocs multiples au principe d’universalité par ailleurs sacralisé.

Un autre exemple de cette inéquité du revenu de base est la fiction d’absence d’inégalités territoriales : compte tenu de l’importance de plus en plus forte des différences de niveau de vie entre régions, entre zones fortement urbanisées et zones rurales, comment justifier l’existence d’un revenu identique pour tous ? A l’inverse, les actuelles allocations logement sont fortement variables pour tenir compte de la différence territoriale de coût du logement, qui constitue un tiers de la différence du coût de la vie, et compensent ainsi pour une part les inégalités territoriales.

Dans son article au titre explicite (“Enough With This Basic Income Bullshit”), Nicolas Colin, cofondateur de TheFamily, conclut sur les impasses politiques : « le revenu de base est impossible à mettre en œuvre ; il est politiquement suicidaire ; personne n’est prêt à mourir pour lui et même s’il finissait par exister, il déclencherait probablement des tensions politiques très fortes et le plus haut niveau d’inégalités jamais connu dans l’histoire de l’Occident »[32].

Il me semble que la liberté revendiquée par la version libérale du revenu de base (Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, « Liber, un revenu de liberté pour tous », Génération libre, 2015) est celle du renard libre dans le poulailler libre. En 1988, le gouvernement de Michel Rocard avait créé l’ISF (impôt sur les grandes fortunes) pour financer le RMI, ancêtre du RSA. En 2017, va-t-on décider de le supprimer et d’éliminer la progressivité de l’impôt sur le revenu pour financer un revenu de base?

Et maintenant ?

Le revenu universel souffre de deux inconvénients majeurs en termes de conduite du changement : la difficulté d’expérimentation et la non-réversibilité.

Le titre du rapport du Sénat sur le revenu de base, « De l’utopie à l’expérimentation » (99 personnes ont été auditionnées sous forme de 43 sessions), ne souligne pas le fait que les plus grands doutes règnent sur la validité d’éventuelles expérimentations[33]. Clément Cadoret a bien montré leurs limites[34]. Ainsi par exemple, Delphine Chauffaut souligne qu’une expérimentation limitée à une ville ou une région ne permet pas de prendre en compte les effets systémiques comme l’évolution de l’offre et de la demande de travail. Philippe Van Parijs lui-même, pointe leurs limites, même si il se réfère plutôt aux expérimentations à durée limitée aux USA et au Canada à propos de l’impôt négatif : « Ce type de démarche soulève plusieurs problèmes. Le premier est celui de la durée limitée qui induit un certain nombre de comportements du type ‘je ne vais pas lâcher mon boulot…’ ou au contraire ‘Je vais en profiter’, qui rendent hasardeuse l’extrapolation aux effets d’une allocation à vie. Le second problème est celui de la taille des échantillons. Supposons, par exemple en Finlande que ce soit une vraie allocation universelle. Si l’échantillon aléatoire est de 5.000 personnes (avec un bon groupe de contrôle) pour un marché du travail de 4-5 millions d’actifs, on ne sera pas en mesure de prendre en compte l’impact escompté d’une telle mesure sur le marché du travail »[35]. Il n’est pas encore certain que les multiples expérimentations puissent être conduites dans des conditions (ex : comparaison des populations cibles avec un groupe de contrôle) permettant d’en déduire des conclusions utiles.

Qu’en est-il de la réversibilité ? Comme l’indiquent justement Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak, « un revenu universel généreux pourrait être un piège pour ceux qui décident de s’arrêter de travailler : que se passerait-il si la société décidait de faire marche arrière ou si le revenu universel était progressivement réduit, par exemple par une non-indexation sur le niveau de vie ? »[36]

Pour toutes ces raisons, le revenu universel, ne fait pas véritablement recette dans l’opinion. En France, 59% des salariés sont défavorables à l’instauration d’un tel revenu, selon un sondage BVA pour le site mediarh.com. Ils sont encore plus nombreux (69%) à juger cette mesure « non finançable ». Les Suisses, qui s’étaient déclarés plutôt positifs à l’occasion de plusieurs sondages, ont rejeté massivement la proposition lors du référendum organisé en juin 2016. En Europe, l’initiative citoyenne pour le revenu de base inconditionnel lancée en 2013 a recueilli près de 300.000 signatures mais cette adhésion reste bien loin des 1 million visés initialement.

Faut-il pour autant désespérer d’évolutions possibles de notre modèle social pour mieux prendre en compte les problématiques réelles auxquelles le revenu universel prétend apporter des réponses ? Je suggère trois alternatives au revenu de base, permettant d’atteindre la plupart de ses objectifs sans générer les conséquences néfastes analysées ici. Ces propositions seront à lire dans un prochain article sur ce blog, qui paraîtra dans quelques semaines (c’est ici : « Face aux impasses du revenu universel : trois alternatives ‘disruptives’ »).

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,

Management & RSE

Cet article s‘appuie sur une première analyse que j’avais publiée dans Metis, à une époque où le revenu universel n’était pas aussi « tendance » qu’aujourd’hui : « Revenu de base : petits calculs et grand renversement », 26 Septembre 2016

Pour aller plus loin :

Thomas Chevandier, Jérôme Héricourt (dir.), « Le revenu de base, de l’utopie à la réalité ? », rapport de la Fondation Jean Jaurès, 22 mai 2016

Mon débat avec Philippe Louis, leader de la CFTC et Jean-Baptiste de Foucault, fondateur et porte-parole du mouvement Le pacte civique : « Faire vivre notre modèle social au XXIème siècle », sur RCF dans l’émission de Stéphanie Gallet

Crédit image: “His Fortune”, 1902, English School, Huile sur toile

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[1] Voir le programme

[2] Christophe Sirugue, « Repenser les minima sociaux : vers une couverture socle commune », Rapport rendu au Premier ministre le 18 avril 2016

[3] Voir « Un revenu contributif à Plaine Commune ; interview de Bernard Stiegler, propos recueillis par Jean-Marie Bergère », Metis, 12 Septembre 2016

[4] « Gironde : quelles modalités concrètes » in « Dossier : pour ou contre le revenu universel », Alternatives Economiques, No 366, mars 2017

[5] « Vers un revenu de base en France ? », Novethic, 3 juin 2016

[6] Diana Filippova, « Les secrets bien gardés du revenu universel », OuiShare Magazine, 25 février 2016

[7] Martin Richer, « Travail et nouveaux modèles économiques : quels futurs ? », Metis, 4 Mai 2015

[8] Définition : montant total des impôts sur les revenus du travail versés par les salariés et les employeurs, diminué des prestations familiales reçues, en pourcentage des coûts de main-d’œuvre pour l’employeur.

[9] « Les impôts sur les salaires 2017 », Rapport de l’OCDE, avril 2017

[10] Thierry Weil, « Revenu universel : évitons les discours simplistes », The Conversation, 1 mars 2017

[11] Voir Thierry Pech, « Le temps des riches ; Anatomie d’une sécession », Seuil, 2011

[12] François Bourguignon, « En France, le revenu universel existe déjà », Les Echos, 9 juin 2016

[13] « Dossier : pour ou contre le revenu universel », article cité

[14] Jacques Fournier et Nicole Questiaux, « Le pouvoir du social », PUF, 1979, page 224. Je remercie Paul Santelmann qui m’a signalé ce passage.

[15] Bruno Palier, « Le revenu de base : une fausse bonne idée qui préempte les débats sur le nécessaire renouveau du système de protection sociale », Les Cahiers Français No 393, Juin 2016

[16] Voir Eva Quéméré, « Revenu universel : petite histoire d’une grande idée », Metis, 25 septembre 2016

[17] « Travail : le revenu de base peut-il vraiment libérer le salarié ? », Novethic, 3 juin 2016

[18] Robert Castel, « Salariat ou revenu d’existence ? Lecture critique d’André Gorz », La Vie des idées, 6 décembre 2013

[19] John Rawls, « Libéralisme politique » (1993), Paris, PUF, 1995

[20] « Travail : le revenu de base peut-il vraiment libérer le salarié ? », article cité

[21] Voir « Robot, mon ami », Metis, 9 Mai 2016

[22] Pour aller plus loin, voir la synthèse d’Emilie Bourdu et Thierry Weil, « Numérique et emploi : quel bilan ? », Note de la Fabrique de l’Industrie, avril 2017

[23] Jean-Marie Harribey et Christiane Marty (coord.), « Faut-il un revenu universel? », Collectif des Economistes atterrés et Fondation Copernic, Editions de l’Atelier, mars 2017

[24] Voir « Marché du travail : réforme impossible ? »

[25] Voir « À crise européenne, dividende européen ? ; interview de Philippe Van Parijs, propos recueillis par Tanja Milevska », Metis, 25 Septembre 2016

[26] Thomas Paine, « Agrarian Justice », 1796

[27] Voir Anthony Atkinson, « The Case for a Participation Income », The Political Quaterly, 1996 et plus récemment, “Inequality. What can be done ?”, Harvard University Press, 2015

[28] Voir Loek Groot, « Utrecht : l’expérimentation d’un revenu de base local », Metis, 9 Juillet 2016

[29] Bruno Palier, article cité ci-dessus.

[30] Professeur d’économie à Sciences Po Lyon et à Centrale Paris, Baptiste Mylondo défend, pour sa part, la décroissance et l’attribution d’un revenu inconditionnel à chacun, dès la naissance, à hauteur de 1.000 euros par adulte et de 250 puis 300 euros par enfant. Voir Baptiste Mylondo, « Un revenu pour tous ! Précis d’utopie réaliste », Utopia, 2010.

[31] Frédéric Monlouis-Félicité, « L’idée du revenu universel est le produit d’une grande fatigue collective », Les Echos, 26 juillet 2016

[32] Nicolas Colin, “Enough With This Basic Income Bullshit”, Medium, September 9, 2016

[33] « Le revenu de base en France : de l’utopie à l’expérimentation », rapport d’information du Sénat, n° 35, 2016

[34] Clément Cadoret, « L’adieu au gagne-pain ? », La Vie des idées, 29 novembre 2016

[35] « L’allocation universelle c’est une formule souple de partage du temps de travail ; interview de Philippe Van Parijs », propos recueillis par Jean-Yves Boulin, Metis, 10 Juillet 2016

[36] Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak, « Le revenu universel : une utopie utile ? », OFCE, Policy brief n° 10, 15 décembre 2016

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