On ne pourra pas dire aux télétravailleurs que tout reprend comme avant

Dans cette interview publié par l’Usine Nouvelle, Christophe Bys interroge Martin Richer sur la manière dont les salariés vivent à l’heure du télétravail confiné. L’entretien aborde les conclusions du rapport qu’il vient de publier avec Thierry Pech pour la Fondation Terra Nova sur « La révolution du travail à distance », les avancées et les limites du télétravail, ce qui restera de cette période très particulière, la transformation à confirmer du management et l’essor prévisible du « blended-working », que nous traduisons en « travail hybride ».


Entretien – La fondation Terra Nova vient de publier une étude, « La révolution du travail à distance », sur la manière dont les salariés intéressés vivent à l’heure du télétravail confiné. Elle montre l’importance probable des changements en cours. Se focalisant sur des résultats quantitatifs, elle sera complétée dans un second temps par une étude qualitative reposant sur les témoignages des Français. En attendant, Martin Richer, co-auteur de la première note avec Thierry Pech, a répondu à nos questions.

L’Usine Nouvelle.Qu’est-ce qui vous a incité à réaliser une étude sur le télétravail en période de confinement ?

Martin Richer. – Nous avons voulu voir ce que le travail confiné a fait ou non au travail. En effet, nous sommes passés en moins d’une semaine d’une situation où à peine 3 % de la population active télétravaillait régulièrement, selon les données de la Dares, à un taux passé à 30 %. Une multiplication par dix en quelques heures, c’est très rare et cela mérite d’être étudié, d’un point de vue quantitatif d’abord, et dans un second temps nous allons publier une étude qualitative à partir des témoignages que nous avons recueillis.

Pour revenir aux données quantitatives, ce qui est intéressant dans la situation récente, c’est que cette multiplication par dix s’est déroulée dans une impréparation totale ou presque. Il n’y a pas eu de négociations avec les partenaires sociaux, on n’a pas eu le temps de penser ce changement. C’est vraiment une situation très particulière pour les entreprises.

Or, les travaux montrent qu’il y a de vrais risques avec le télétravail.

Il se passe d’autant mieux que les personnes ont un espace dédié pour télétravailler, qu’ils ont du matériel adapté… Nous avons d’autant plus voulu savoir comment cela se déroulait que, pour nous, et malgré les réserves que je viens d’évoquer, cette situation est une occasion de s’extraire de « la gangue du management » à la française, avec ses excès de hiérarchie, de contrôle… En résumé, nous avons voulu observer ce qui se passait, les évolutions à l’œuvre pour anticiper un éventuel changement du rapport des Français au travail en termes de mode de collaboration, d’outils utilisés, de relation entre managers et managés.

Pensez-vous que cette évolution sera durable au-delà de la crise du Covid-19 ?

Nous avons publié en 2013 une étude sur les moyens d’améliorer les conditions de travail et le télétravail était apparu comme un moyen prometteur. Nous avions aussi étudié les freins à son développement et notamment cette culture managériale qui constituait l’obstacle le plus sérieux, cette volonté d’avoir ses collaborateurs à portée de vue, à portée d’« engueulade »… Cette crise devrait agir comme un accélérateur. Déjà, les grèves de la fin de l’année dernière ont exercé un tel rôle. Je pense que ces deux événements vont favoriser la transition. Les éléments contenus dans cette étude le montrent, avec des salariés mais aussi des managers qui constatent les avantages du télétravail et voudront les préserver.

En temps normal, les freins venaient aussi des conditions de travail à distance, mais aussi des DSI qui longtemps ont trainé des pieds pour des raisons de sécurité. L’épisode actuel montre que l’entreprise peut continuer quand même. Etait-on trop prudent jusqu’ici ?

Le sujet des conditions de travail à domicile est un vrai sujet et si la situation actuelle a un effet d’accélérateur, le caractère d’improvisation temporaire devra déboucher sur une réflexion, une négociation sur le sujet.

Sur la sécurité informatique, des risques existent, mais que je sache, il n’y a pas eu une épidémie d’attaques pendant le télétravail. On n’a pas vu davantage qu’en temps normal de grandes entreprises attaquées ou de serveurs pénétrés par des hackers malveillants. Les DSI sont intervenues par rapport à certains outils insuffisamment sûrs à leurs yeux qu’elles ont remplacés par d’autres.

Il existe une vraie question autour de l’environnement de travail. Sur les 1.800 personnes qui ont répondu à notre enquête, on a la moitié qui disent n’avoir eu aucun problème à effectuer leur travail à distance et un quart qui ont eu des problèmes importants. On constate que deux facteurs expliquent l’appartenance à l’un ou l’autre groupe : les aspects matériels, c’est-à-dire l’existence d’un espace pour travailler, le matériel disponible et la dimension expérientielle. Par-là, j’entends une expérience passée du télétravail.

La question de l’environnement de travail à domicile se posera et j’espère que les entreprises sauront négocier des accords pour améliorer les conditions de télétravail. Elles acceptent aujourd’hui de payer une partie de l’abonnement de transport, pourquoi ne financeraient-elles pas une contribution au loyer à l’avenir ? Après tout, un salarié en télétravail se déplace moins, nécessite moins de mètres carrés de bureau et réduit la pollution. Mais d’autres mesures pourraient être étudiées comme la formation, la prise en charge de coûts de coworking…

Vous pariez donc que les salariés voudront continuer à télétravailler. Ils ont en quelque sorte goûté une nouvelle manière de travailler et ils ne voudront pas retourner dans ce que vous appeliez les « gangues du management » à la française ?

Notre étude montre que les salariés disent majoritairement vouloir continuer. Et les managers aussi. Personne ne veut continuer à télétravailler tous les jours de la semaine comme aujourd’hui. Mais les uns et les autres disent vouloir le faire davantage qu’avant le confinement, pour ceux qui avaient commencé avant.

On voit aussi apparaître de nouveaux rapports au travail, avec un questionnement sur la place du travail dans la vie, la recherche de nouveaux équilibres entre la vie professionnelle et la vie privée. Je ne pense pas qu’on pourra dire aux salariés : « Tout recommence comme avant, oubliez ce qui vient de se passer ». Il y aura des entreprises qui le feront bien sûr, mais elles passeront à côté d’un changement en profondeur.

La culture française du management a donc disparu ? Elle s’est volatilisée alors qu’on dit d’habitude que rien n’est plus difficile à changer qu’une culture ?

Les salariés ont découvert et mieux, ils ont expérimenté qu’ils pouvaient travailler autrement. Leurs réponses à nos questions ne sont pas ambiguës à ce sujet : ils ne veulent pas retrouver le management d’avant. Et il y a une convergence des managés et des managers.

Notre étude met en avant des choses vraiment intéressantes. Les uns et les autres ont développé de la confiance les uns envers les autres. C’est un acquis important qu’on ne devrait pas effacer au retour. Les salariés non managers disent avoir eu plus d’initiative, qu’on leur a délégué davantage de responsabilités.

De leur côté, les managers révèlent que le plus difficile a été de continuer à programmer et de contrôler le travail, soit les deux missions traditionnelles du management « à l’ancienne ». Je crois vraiment que tout cela sonne le glas du management de type « command and control » et qu’on ne reviendra pas en arrière, même si, effectivement, les transformations se concrétiseront sur la durée.

Que faudra-t-il faire, alors, pour le quart qui a eu des difficultés à travailler à distance ?

Les accompagner, les former… Mais l’enquête montre que même ceux qui ont rencontré des problèmes matériels ont vécu plutôt positivement le télétravail, même s’il fallait le faire dans des conditions difficiles, avec les enfants et le conjoint, parfois dans la même pièce.

La négociation et la politique devraient s’attacher à réduire les trois inconvénients identifiés par les salariés, à savoir l’isolement, la fatigue et le stress. C’est tout à fait possible et ainsi les salariés et l’entreprise pourront capitaliser sur les trois avantages identifiés : l’autonomie, la sérénité et l’efficacité. Les managers observent un surcroît de productivité de leurs équipes. Les salariés sont ravis d’éviter ainsi les temps de transport, estimés en moyenne nationale à 20 heures par mois. C’est beaucoup plus en région parisienne ou dans les grandes agglomérations.

Pour améliorer la balance avantages et inconvénients, il va falloir outiller les managers, notamment les managers de proximité qui ont un rôle central dans cette affaire. Il y a celui qui a su mettre de la convivialité en organisant un café en visio. Ce sont ces petites choses simples qui font la différence. L’étude le montre aussi. Le télétravail invente de nouveaux modes d’interaction qui améliorent la qualité relationnelle selon les répondants. Par exemple, les gens font moins de réunions interminables, mais plus de moments d’échanges structurés. C’est aussi l’arrivée des messageries instantanées dans le monde du travail, un outil qui améliore l’efficacité.

Comment faire pour éviter que les entreprises à l’avenir ne vivent un nouveau conflit entre ceux qui télétravaillent, le peuvent et les autres qui seront obligés de continuer à venir ?

Il y a un risque de fracture. Pendant l’épidémie, on a vu les soignants en première ligne, ceux qui sont obligés d’aller travailler en seconde ligne avec – les études en témoignent – une vraie peur d’être contaminés et de contaminer sa famille. C’est le monde des livreurs, manutentionnaires, producteurs, caissiers des magasins… et les télétravailleurs encore derrière, épargnés par cette angoisse alors qu’ils travaillaient. Que se passera-t-il à la sortie ? D’abord, on peut regarder comment faisaient les entreprises qui y parvenaient en temps normal car beaucoup d’entreprises ont des salariés en télétravail et d’autres non.

Ensuite, le télétravail n’est jamais permanent et il ne le sera pas comme en ce moment. Or, on peut hybrider télétravail et présentiel. Il va falloir réfléchir à ce qui nécessite une présence et ce qui peut être fait autrement. C’est un peu ce qu’on a vécu dans le monde de la formation où après des années de formation en face à face, on a pensé qu’on allait tout faire à distance, avant de réaliser que la solution était dans un bon mélange des deux.

Si on réussit bien le mix, – le « blended working » – on parviendra à améliorer la qualité de vie des salariés et l’efficacité des entreprises, sans laisser les autres au bord de la route. C’est un enjeu important pour les semaines et les mois qui viennent.

La note de Terra Nova (avec les résultats de l’étude quantitative) peut être lue ici : « La révolution du travail à distance », 29 avril 2020


Un article ultérieur de l’Usine Nouvelle, intitulé « Salariés et managers se font enfin confiance », publié le 16 mai 2020 également sous la plume de Christophe Bys, revient sur un ingrédient essentiel, la confiance :

« En novembre (il y a six mois !), une étude de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) établissait que seulement 3 % des Français télétravaillaient régulièrement.

En cause, notamment, explique Martin Richer, le co-auteur d’une note intitulée « La révolution du travail à distance » réalisée pour la fondation Terra Nova, « le management à la française et ses excès de hiérarchie et de contrôle ». Un monde de présentéisme, où un vrai chef doit avoir ses équipes « à portée de vue et d’engueulade ».

RIP ce management ? Une étude Ifop pour Securex indique que 70 % des cadres français qui ont télétravaillé souhaitent continuer à le faire. Ils sont 58 %, managers ou non, dans cette disposition, selon celle de Terra Nova. Parmi les enseignements de cette dernière, on découvre que, pour 76 % des managers, le travail à distance a eu un effet positif sur leur confiance vis-à-vis de leurs collaborateurs et, pour 72 %, sur la confiance des collaborateurs vis-à-vis d’eux. S’ils sont moins nombreux, les managés, eux aussi, considèrent majoritairement que la confiance s’est renforcée. Tout n’est pas rose et tous n’ont pas trouvé le télétravail facile, notamment ceux qui ne l’avaient jamais pratiqué auparavant. Des solutions devront être trouvées, négociées au sein des entreprises. Reste que cet épisode de télétravail obligé aura prouvé qu’une expérimentation in vivo vaut parfois mieux que de longs débats hors-sol. Puissions-nous nous en souvenir. »

Pour aller plus loin :

Accédez à cet article en ligne sur le site de l’Usine Nouvelle : cliquez ici.

Prolongez la réflexion sur les conditions d’un télétravail socialement responsable : « Enquête sur le travail par temps de confinement », 3 avril 2020

Participez vous aussi à la réflexion sur le télétravail de demain sur le site « Mon travail à distance j’en parle« 

Le développement raisonné du télétravail fait partie depuis longtemps des mesures préconisées par Terra Nova, notamment depuis les conclusions apportées par un groupe de travail et une démarche collaborative en 2013. Téléchargez le rapport de Terra Nova publié à l’époque : « Pour le progrès social et la compétitivité : Agir sur la qualité du travail »  

Consultez l’article bien informé d’Anne Bariet dans actuEL-RH sur le Groupe PSA, qui a signé un accord sur le télétravail très prudent en début de cette année mais qui maintenant veut pousser les feux sans prendre le temps pour un retour d’expérience partagé. En matière de télétravail, ce sont parfois les mêmes qui passent d’un excès (on appuie fort sur le frein) à l’autre (on « généralise »).

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