Ré-encastrer l’Entreprise dans la Cité : une analyse du rapport Notat-Senard

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L’enjeu : ré-encastrer l’Entreprise dans la Cité

Mon article « Une analyse du rapport de Nicole Notat et Jean-Dominique Senard sur l’entreprise, objet d’intérêt collectif », publié fin août dans la revue Futuribles de septembre-octobre 2018 (n°426) est désormais en accès libre. Vous le trouverez ci-après.

Dans le processus d’élaboration de la loi PACTE[1], le rapport remis au gouvernement le 9 mars 2018 par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard cristallise un équilibre subtil entre la frange la plus conservatrice du patronat français, qui après avoir obtenu une réécriture d’envergure du Code du travail tient à conserver le Code civil dans sa pureté originelle de 1804 et les tenants d’une conception de l’entreprise qui serait d’abord au service des « communs » et de l’intérêt général.

Le premier mérite de ce rapport est d’avoir posé avec beaucoup de pédagogie la problématique des finalités de l’entreprise[2].

Celle-ci avait fortement occupé le débat public dans les années 1960 et 1970, avec  notamment les rapports de François Bloch Lainé, « Pour une réforme de l’entreprise » (1963)[3] puis celui de Pierre Sudreau, « La réforme de l’entreprise » (1975)[4] puis, à l’autre extrémité du spectre, le célèbre article de l’économiste néo-libéral Milton Friedman (1970) selon lequel la mission exclusive de l’entreprise est de maximiser les revenus des actionnaires, « toute autre considération étant soit immorale soit anti-économique »[5]. Elle avait ensuite été recouverte à partir des années 1980 par le voile jeté lors de la phase de financiarisation de l’économie, qui marquait la victoire de la théorie de l’agence et du dogme de la création de valeur actionnariale.  Le lecteur intéressé trouvera une synthèse des arguments des uns et des autres dans le rapport que j’ai rédigé pour le think tank Terra Nova en préparation de la loi PACTE[6].

La formulation préconisée par le rapport, consistant à ajouter un alinéa à l’article 1833 du Code civil pour indiquer que « la société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité » est de portée juridique faible (« en considérant » n’engage à rien !) et ne fait que reconnaître la réalité des pratiques des entreprises en France et l’approche constante de la jurisprudence, notamment depuis le rapport Viénot (1995)[7]. Mais elle casse la pesante injonction de la prédominance actionnariale et effectue un pas décisif vers la notion de performance globale.

Le second mérite du rapport est de proposer d’intégrer enfin au Code civil la notion d’entreprise, aujourd’hui un impensé juridique, absent de notre droit, qui ne connaît que son enveloppe commerciale (la société) ou sociale (l’employeur)[8]. Même si cet apport est symbolique, il offre un levier utile à ceux qui refusent de caricaturer l’entreprise comme une collection d’actionnaires (la société) mais tiennent à ses aspects de prise de risque, de développement et de projet collectif. A ce titre, la notion de « raison d’être », véritable innovation du rapport, permet de rendre du sens à l’activité de l’entreprise en explicitant sa vocation, son apport à ses parties prenantes et à la société, plaçant ainsi le profit au rang de moyen et non de fin[9].

En allant plus loin, elle procure aussi un outil managérial fertile pour ceux qui souhaitent associer le corps social aux destinées de cette « aventure » qu’est l’entreprise. Le rapport propose implicitement une approche pour encourager les entreprises à revoir leur stratégie en fonction de leur raison d’être et mettre en cohérence leur gouvernance, réalisant ainsi un alignement de la raison d’être à la stratégie puis à la gouvernance.

Enfin, le troisième mérite du rapport est de consacrer la RSE (responsabilité sociétale et environnementale) et ses outils : association des parties prenantes à la marche de l’entreprise, prise en compte de critères dits « extra-financiers » dans la rémunération des managers et dirigeants, distinction entre partie prenante et partie constituante, présence accrue (même timidement) des administrateurs salariés dans les Conseils, développement des labels RSE sectoriels, reconnaissance dans la loi de l’entreprise à mission, etc.

Rapport Notat Senard : Aux entreprises de jouer !

Pourtant, une limite essentielle du rapport réside dans sa portée transformatrice. S’il s’agit réellement de « changer la philosophie de ce qu’est l’entreprise »[10], comme l’a annoncé le président de la République Emmanuel Macron, lors de sa première interview télévisée, alors on ne peut pas se contenter d’un simple rafraîchissement du Code civil assorti d’une évolution de la gouvernance des entreprises. Il faut instiller des changements qui auront un impact tangible sur la vie quotidienne de ceux qui y travaillent. De ce point de vue, la problématique de « l’entreprise et l’intérêt collectif » aurait gagné à déboucher sur des propositions concrètes concernant l’élaboration collective du projet d’entreprise, le dialogue professionnel, le management responsable ou encore l’implication élargie des salariés et des autres parties prenantes dans la conduite du changement.

Enfin le choix de l’équilibre politique opéré par les deux auteurs pourrait se révéler contrecarré par la force des lobbies à l’œuvre, qui ont déjà réussi à rabaisser le niveau des ambitions, si bien que le contenu de la loi PACTE présentée en Conseil des ministres le 18 juin 2018 se situe significativement en retrait des propositions du rapport. C’est donc le débat parlementaire, au sein de la commission à l’Assemblée nationale en septembre, puis en séance publique à l’automne, qui décidera si les deux dernières lettres de l’acronyme PACTE signifient effectivement « transformation des entreprises ».

La loi PACTE : un texte en quête de sens

Après plus de deux mois de report, la loi Pacte (Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises) a été présentée en conseil des ministres le 18 juin 2018. Composé de 70 articles, le texte aborde des sujets les plus divers : la simplification, notamment par la réduction des seuils sociaux, la facilitation de la création d’entreprises, le développement de l’épargne retraite, la privatisation d’ADP ou d’Engie, en passant par un nouveau cadre pour les cryptomonnaies, le développement de l’économie sociale et solidaire et un (prudent) accroissement de la présence des représentants des salariés au sein des Conseils d’administration des grandes entreprises (voir ci-après l’Annexe 2).

Malgré les louanges sur le rapport Notat-Senard exprimées par Bruno le Maire, ministre de l’Économie et des Finances[11], le texte se situe significativement en retrait de la vision de l’entreprise responsable portée par ce rapport. C’est maintenant au débat parlementaire de rétablir éventuellement les ambitions initiales… et de donner un sens politique à cet assemblage hétéroclite[12].

Martin RICHER, fondateur de Management & RSE, consultant en Responsabilité sociale des entreprises

Pour aller plus loin :

Consultez cet article sur le site de Futuribles   

Allez plus loin sur le concept de la Raison d’être, innovation du rapport Notat-Senard

Lisez mon analyse du livre de Nicole Notat sur l’entreprise responsable

Consultez la préface que Jean-Dominique Senard a donnée à mon livre (écrit avec l’Anact et La Fabrique de l’Industrie) sur la Qualité de vie au travail (voir pages 11 à 13 du fichier PDF)

Analysez les « Transformation des finalités de l’entreprise »

Questionnez : « Faut-il redéfinir la mission de l’entreprise ? »

Consultez ma tribune publiée à l’initiative de Patrick d’Humières (Académie durable internationale) avec Geneviève Férone (Prophil), Pierre Victoria (Fondation Jean Jaurès) et Denis Metzger (BreakPoverty) dans « La Tribune » : « Les entrepreneurs ne doivent pas passer à côté de « la révolution Pacte » »

Formez-vous au potentiel de création de valeur issu de la RSE : « RSE : d’un modèle de conformité à la dynamique de compétitivité »

Annexe 1 : Une synthèse des 14 recommandations du rapport Notat-Senard

  1. Ajouter un alinéa à l’article 1833 qui officialise la prise en considération des entreprises pour leurs enjeux – risques et opportunités – sociaux et environnementaux.
  2. Confier aux conseils d’administration et de surveillance la formulation d’une « raison d’être » visant à guider la stratégie de l’entreprise en considération de ses enjeux sociaux et environnementaux.
  3. Accompagner le développement de labels RSE sectoriels et faire de la RSE un outil de renforcement du dialogue social dans les branches professionnelles.
  4. Inciter les grandes entreprises à se doter à l’initiative des dirigeants d’un comité de parties prenantes, indépendant du conseil d’administration. Intégrer la stratégie RSE dans les attributions de l’un des comités.
  5. Développer les critères RSE dans les rémunérations variables des dirigeants.
  6. Renforcer le nombre des administrateurs salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance de plus de 1000 salariés à partir de 2019.
  7. Faire le point sur la représentation des salariés dans les conseils par une mission tirant les enseignements de 12 ou 24 mois de pratique, avant d’envisager de l’étendre aux sociétés de 500 à 1000 salariés, ou d’augmenter la proportion des administrateurs salariés dans les conseils.
  8. Doter les sociétés par actions simplifiée (SAS) de plus de 5000 salariés d’un conseil d’administration ou de surveillance régis par les dispositions applicables aux sociétés anonymes, afin qu’ils disposent des mêmes proportions d’administrateurs salariés.
  9. Engager une étude sur le comportement responsable des investisseurs, dans la continuité de la réflexion enclenchée sur l’entreprise.
  10. Engager une étude concertée sur les conditions auxquelles les normes comptables doivent répondre pour servir l’intérêt général et la prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux.
  11. Confirmer à l’article 1835 du Code civil la possibilité de faire figurer une « raison d’être » dans les statuts d’une société, quelle que soit sa forme juridique, notamment pour permettre les entreprises à mission.
  12. Reconnaître dans la loi l’entreprise à mission, accessible à toutes les formes juridiques de société, à la condition de remplir quatre critères.
  13. Envisager la création d’un acteur européen de labellisation, adapté aux spécificités du continent européen, pour labelliser les entreprises à mission européennes.
  14. Assouplir la détention de parts sociales majoritaires par les fondations, sans en dénaturer l’esprit, et envisager la création de fonds de transmission et de pérennisation des entreprises.

Annexe 2 : Une synthèse des 14 mesures phares de la loi PACTE

  1. Simplifier les seuils applicables aux PME
  2. Privatiser plusieurs entreprises à participation publique (Française des Jeux, ADP, Engie)
  3. Supprimer le forfait social sur l’intéressement et la participation
  4. Repenser la place de l’entreprise dans la société
  5. Etendre la présence des représentants des salariés dans les conseils d’administration des grandes entreprises
  6. Développer l’investissement socialement responsable (ISR)
  7. Créer son entreprise 100 % en ligne à moindre coût
  8. Faciliter le rebond des entrepreneurs
  9. Rapprocher la recherche publique de l’entreprise
  10. Faciliter la transmission d’entreprise
  11. Simplifier et assurer la portabilité des produits d’épargne retraite
  12. Soutenir les PME à l’export
  13. Protéger les entreprises stratégiques
  14. Améliorer la transparence sur les écarts salariaux (publication de l’écart entre la rémunération des dirigeants et le salaire moyen et médian des salariés)

Crédit image : Construction du métropolitain, 1900, par Luigi Loir (1845-1916), huile sur toile, musée d’art et d’industrie de Roubaix

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[1] Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation des Entreprises

[2] Pour un aperçu des avancées apportées par ce rapport, qui nous ont semblé devoir être publiquement soutenues, voir : « Appel collectif de soutien aux conclusions du Rapport Notat Senard sur l’entreprise et l’intérêt général » http://management-rse.com/2018/03/29/appel-collectif-de-soutien-aux-conclusions-rapport-notat-senard-lentreprise-linteret-general/

[3] François Bloch-Lainé, « Pour une réforme de l’entreprise », Le Seuil, 1963

[4] Pierre Sudreau, « La réforme de l’entreprise ; rapport au président de la République du Comité d’études pour la réforme de l’entreprise », Documentation Française et Éditions 10/18, février 1975

[5] Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits », « The New York Times Magazine », September 13, 1970

[6] Martin Richer, « L’entreprise contributive : 21 propositions pour une gouvernance responsable », Rapport Terra Nova, 5 mars 2018 http://tnova.fr/rapports/l-entreprise-contributive-21-propositions-pour-une-gouvernance-responsable

[7] Marc Viénot, « Le Conseil d’administration des sociétés cotées », Rapport pour le Conseil national du patronat français (CNPF) et l’Association française des entreprises privées (AFEP), juillet 1995

[8] Voir le livre collectif dirigé par Blanche Segrestin, Baudoin Roger et Stéphane Vernac, « L’entreprise, point aveugle du savoir – Actes du colloque de Cerisy », Editions Sciences Humaines, Le Seuil, octobre 2014, qui rend compte des travaux sur ce thème réalisés au Collège des Bernardins.

[9] Voir « La raison d’être : un objet managérial disruptif » http://management-rse.com/2018/07/17/la-raison-detre-un-objet-managerial-disruptif/

[10] Interview sur TF1, le  15  octobre  2017

[11] « Le rôle de l’entreprise ne se limite pas à créer du profit. Nous reprendrons donc intégralement les recommandations du rapport Senard-Notat, qui fera date », annonce Bruno Le Maire lundi 18 juin 2018, avant la présentation du texte de loi PACTE en Conseil des ministres.

[12] La loi PACTE a été examinée (avec ses 2.300 amendements) en commission spéciale à l’Assemblée nationale à partir du 3 septembre 2018 et est entrée en discussion en séance le 25 septembre. Elle a été adoptée en première lecture le 9 octobre par 361 voix pour et 84 contre. Compte tenu de la navette avec le Sénat, son adoption définitive est annoncée par le gouvernement pour le printemps 2019.

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