Valeurs : l’Europe et la France ne sont pas celles que vous croyez

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[Mise à jour: 26 décembre 2015] L’Europe que nous voulons, et c’est heureux, n’est pas réductible à ses institutions. Elle se construit aussi « par le bas », par les mouvements sociaux, par les échanges entre citoyens, par les influences culturelles croisées. C’est pourquoi il est intéressant de tenter de capturer ce que sont les valeurs des Européens, dans leur diversité mais aussi leur unité. L’occasion pour moi, de me livrer à un exercice de déconstruction des idées reçues et de faire le point sur quelques valeurs constitutives de l’approche RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise).

La revue « Futuribles » a produit un excellent numéro spécial, « Les valeurs des Européens », qui s’appuie au travers d’une dizaine d’articles sur l’enquête EVS (European Values Study). Cette dernière offre une grande profondeur de champ puisqu’elle a débuté en 1981 pour 14 pays de l’Union Européenne et s’est progressivement étendue (1990, 1999 et 2008) à 47 pays du continent européen. Pierre Bréchon (IEP de Grenoble), qui a coordonné ce numéro, définit les valeurs comme « l’ensemble des orientations profondes d’un individu, ce qu’il croit, ce qui le motive, ce qui guide ses choix et son agir ».

J’ai extrait de cet ensemble très riche de données et d’analyses, quelques faits et chiffres qui présentent l’intérêt de mettre à bas des idées reçues parfois bien ancrées.

Futuribles

« Les Français sont viscéralement opposés à l’économie de marché »

Abel Francois, auteur de l’un des articles de Futuribles sur « Les Européens et l’économie de marché », utilise trois facteurs de l’enquête EVS pour juger de l’attachement à l’économie de marché : la concurrence (jugée plutôt comme une bonne chose ou au contraire dangereuse), la propriété (privée ou publique) des moyens de production, la préférence pour la différenciation ou l’égalité des revenus. Parmi les 15 pays étudiés (pays d’Europe de l’Ouest, élimination faite des pays anciennement communistes), la France présente l’opinion la plus négative sur la concurrence. En revanche, les pays les plus favorables à la propriété publique des moyens de production sont l’Espagne suivie de la Grèce, la Norvège et la Suède et cette préférence progresse partout sauf en Grande-Bretagne. Les pays les plus favorables à l’égalité des revenus sont l’Autriche, suivie du Portugal, de l’Espagne et de la Finlande.

L’auteur a construit un indicateur qui synthétise les trois facteurs, « d’autant plus élevé que la perception de l’économie de marché est positive ». A l’échelle de l’Europe occidentale, il observe une régression régulière de l’indice (6,1 en 2008), « traduisant une perception de plus en plus négative de l’économie de marché ». Il montre que l’appréciation positive de l’économie de marché est corrélée avec le niveau de diplôme, de revenus, l’insertion dans le monde du travail et l’indice de satisfaction au travail, ce qui montre « qu’il existe une dimension personnelle dans la perception de l’économie de marché ». De même, une corrélation négative existe entre perception positive de l’économie de marché et taux de chômage du pays et inégalité des revenus. Autrement dit (c’est ma conclusion, qui n’engage pas l’auteur), pour réconcilier les Français avec l’économie de marché, il suffit de réduire les inégalités, de résorber le chômage, d’améliorer les qualifications et les conditions de travail…

 

« La France est le berceau de l’antisémitisme »

La montée de l’antisémitisme périodiquement dénoncée est-elle réelle ? Dans l’enquête EVS, l’acceptation du voisinage est mesurée par la réponse à une question sur des catégories de personnes citées (homosexuels, alcooliques, gitans, etc.) que l’on ne veut pas avoir comme voisins. Ceci infirme l’idée d’une France antisémite. Alors que 8% des européens citent les juifs, la France est le pays dans lequel cette proportion est la plus faible (2%), bien en-deçà des taux atteints par certains pays comme la Lituanie (28%) ou la Turquie (69%).

 

« L’Europe et la France sont en proie à la peur de l’autre et à la xénophobie »

Les inquiétudes des Européens se polarisent moins sur les origines des personnes (les juifs et les personnes « d’une autre race » sont ceux qui suscitent le moins d’hostilité) que sur leurs comportements (drogués, alcooliques et délinquants sont les plus rejetés). « En Europe, la France se présente comme un pays remarquablement ouvert à l’égard des minorités déviantes et des minorités ethniques. (…) Les Français arrivent en dernière position pour les craintes à l’égard des drogués, des délinquants, des musulmans (cités par seulement 7% des Français), des travailleurs immigrés (4%), des gens d’une autre race (3%) ou encore des juifs (2%) » (Vincent Tournier, auteur de l’article sur « Le capital social en Europe »). Ces données relativisent le diagnostic de méfiance à l’égard des autres, qui caractériserait les Français (Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg, « La fabrique de la défiance… et comment s’en sortir« , Albin Michel, février 2012).

L’enquête met aussi à mal l’image d’une Europe en glissement vers la xénophobie, prête à se livrer aux mains des extrémistes et des populistes. « Majoritaires partout, les valeurs de tolérance recueillent le plus d’adhésion dans les pays d’Europe du Nord et les taux les moindres en Europe du Sud et dans les pays de l’ancien bloc soviétique, l’Europe occidentale présentant un profil plus hétérogène » (Guillaume Roux, « Tolérance et xénophobie en Europe »). Globalement, les valeurs de tolérance progressent en Europe et la xénophobie est en déclin (et c’est le cas en France, qui présente des caractéristiques proches de l’Europe du Nord). La montée effective de l’extrême droite en Europe pose ainsi la question d’un décalage éventuel entre posture (opinion affichée) et comportement (pas seulement électoral)…

 

« L’Europe se réfugie dans un repli identitaire »

Contrairement à une autre idée reçue, l’anxiété européenne ne se concentre pas sur les aspects identitaires ou culturels. Au sein de l’Union Européenne, les craintes vis-à-vis de l’intégration européenne se concentrent sur des aspects économiques (crainte de perte d’emploi dans leur pays pour 60% des Européens, que leur pays ne paye pour les autres pour 55% et que l’Europe n’entraine une perte de sécurité sociale pour 52%) beaucoup plus que la perte de leur identité nationale ou de leur culture (46%) ou de voir leur pays perdre du pouvoir sur la scène internationale (43%). Une originalité de la France : elle est le seul pays où la crainte d’une perte de sécurité sociale supplante toutes les autres (Céline Bellot et Isabelle Guiaudeau, « Les Européens et l’Europe »).

Sur le sujet brûlant de la préférence nationale (mesurée par la proportion de répondants qui estiment qu’en cas de chômage, les emplois devraient être réservés aux nationaux), la France est loin d’être le pays le plus touché : 39% d’adhésion contre 58% pour la moyenne de l’UE. Le principe de la préférence nationale en matière d’emploi apparait majoritaire dans l’UE, massivement accepté à Malte et en Lituanie (92%), Chypre (90%), Hongrie (89%) mais aussi dans certains des pays le plus développés de l’UE (49% en Allemagne et 69% en Grande-Bretagne).

 

« Droite et Gauche, cela ne veut plus rien dire »

Dépassées, les notions de droite et de gauche ? D’après le « 5ème baromètre de la confiance en politique » du CEVIPOF (janvier 2014), pour 73% des Français, les notions de droite et de gauche ne veulent plus dire grand-chose. Ils étaient 63% en 2011. Les repères traditionnels de l’échiquier politique sont-ils totalement dilués ? Comment se situe la France dans le paysage européen sur cette problématique ? L’enquête EVS montre que l’arc républicain fait de la résistance. Les répondants sont invités à se positionner sur une échelle de 1 (gauche) à 10 (droite). Le % de non-réponse (17%) est relativement faible et régresse à chaque vague, ce qui montre la validité du positionnement droite / gauche : très peu d’Européens se déclarent incapables de se situer sur cet axe.

Autre point intéressant : le score global — 5,44 en 1990 ; 5,36 en 1999 et 5,17 en 2008 – traduit une « gauchisation ». Ceci éclaire d’un jour nouveau le débat provoqué en France par la publication du livre du linguiste et philosophe italien Raffaele Simone, « Monstre doux : l’Occident vire-t-il à droite ? » (Gallimard, 2010). Il décrivait un Occident ayant abdiqué ses valeurs, en proie au populisme, à « un système de représentations placé sous le signe du fun », à l’obsession de « consommer, s’amuser, rester jeune » et voué à une dérive droitière. Les faits s’inscrivent à rebours de ce tableau. Quant à la France, avec un score de 4,91, elle apparait comme l’un des pays les plus à gauche avec l’Espagne (4,64) et… l’Allemagne (4,81).

 

« Les Français n’ont pas confiance dans les syndicats »

Voilà qui surprendra bien des DRH… et des syndicalistes : la France se distingue par un indice de confiance vis-à-vis des syndicats relativement favorable. « En France, 45% des actifs déclarent faire confiance aux syndicats alors que seulement 9% d’entre eux sont syndiqués ». Cet écart important (qui s’observe aussi dans d’autres pays comme l’Espagne) relativise la thèse de l’affaiblissement syndical dû à la « crise de confiance » (sur la relation entre les Français et les syndicats, voir : « Oui, les syndicats sont utiles ! »).

 

« En France, l’assistanat est très répandu »

On connait cette antienne, périodiquement entonnée par des politiques sans scrupules, ou pire, sans imagination : les Français n’aiment pas travailler, sont des « tire-au-flanc » et profitent des allocations et des prestations sociales pour vivre dans l’oisiveté. On trouve deux réponses percutantes dans l’étude EVS :

• La valeur travail est fortement ancrée en France (voir ci-après)

• La morale du travail est aussi fortement développée et se trouve d’ailleurs dépendante de l’estime de soi. Sur ce plan, la France est très proche de la moyenne européenne : 77% des Français (moyenne de l’UE : 74%) adhèrent à l’idée selon laquelle « pour développer pleinement ses capacités, il faut avoir un travail » et 46% (UE : 50%) considèrent que « c’est humiliant de recevoir de l’argent sans avoir à travailler pour ça ».

 

« Les loisirs, c’est de l’oisiveté »

Qui n’a entendu la ritournelle sur les Français paresseux ? Or pour l’importance accordée aux loisirs, la France se place en retrait de la moyenne européenne et de la plupart de ses voisins, Grande-Bretagne, Espagne… et même l’industrieuse Allemagne.

Par ailleurs, on a tort d’opposer frontalement travail et loisirs car ces derniers sont aussi un « engagement dans l’activité ». Les Européens attendent des loisirs certes la détente (55% d’entre eux jugent ce critère comme « très important ») suivie de la liberté de faire ce que l’on veut (48%), mais aussi des contacts humains (45%) et l’apprentissage de choses nouvelles (37%). Bref, on apprend, « on se forme » dans les loisirs comme dans le travail. La compréhension de ce continuum entre loisirs et travail permettrait de poser plus sereinement la question du partage du temps de travail, qui va devenir impératif pour réduire le chômage dans une société à croissance faible.

 

« La valeur travail a été mise à mal »

On se souvient du débat houleux autour du supposé abandon de la valeur travail par les Français, controverse qui ressurgit à chaque réapparition de la question du temps de travail dans le débat public. Mais qu’en est-il réellement ? Les données de l’enquête EVS tempèrent très substantiellement ce constat par des faits et des comparaisons européennes. Voir sur ce point : « Transition managériale : heurts et malheurs français ».

 

Conclusion

Dans son éditorial introductif, Hugues de Jouvenel, fondateur et directeur de la revue, cite Tocqueville (« De la démocratie en Amérique ») pour qui « la force collective des citoyens sera toujours plus puissante pour produire le bien-être social que l’autorité d’un gouvernement ». Il attire l’attention sur « le cas des pays scandinaves, qui témoignent de manière particulièrement exemplaire de la manière de concilier liberté et solidarité, compétitivité et cohésion sociale ». Il n’y a pas pour autant de modèle européen unique et chacun peut se reconnaître ou se projeter dans un idéal différent. Mais le mérite de ce tour d’Europe des valeurs est de nous rappeler que notre bulletin de vote ne déterminera pas seulement la couleur du futur parlement européen mais contribuera à poursuivre la longue marche de la RSE dans ce construit social qu’est l’Europe.

 

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises

 

Pour aller plus loin : J’ai retenu ici quelques faits saillants mais je ne saurais trop vous inciter à lire l’intégralité de cette excellente livraison de « Futuribles » : « Les valeurs des Européens », Futuribles, No 395, juillet-aout 2013

Cet article est la suite de « Transition managériale : heurts et malheurs français ». Il s’attache à poursuivre la réflexion sur les valeurs en déconstruisant quelques idées reçues. Il a été publié à l’origine à l’occasion des élections européennes sur le site de Metis Europe.

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