1777 : un temps où il suffisait de pousser un verrou pour sanctuariser sa vie privée…

De Griveaux à Gibault : pour une éthique de la vie privée

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[ Mise à jour : 2 juillet 2023 ]   EPILOGUE – En juin 2023, la 17ème chambre du Tribunal de Paris a requis 6 mois de prison ferme contre l’artiste russe Piotr Pavlenski et 6 mois avec sursis contre sa complice Alexandra de Taddeo pour atteinte à la vie privée. Décision le 11 octobre. Benjamin Griveaux a abandonné la politique depuis les événements de février 2020.


« On reconnaît la vie privée au bruit qu’elle fait quand elle part, » a dit l’essayiste Denis Olivennes à propos de l’affaire Benjamin Griveaux. Ce fut même un fracas, qui marquera durablement notre société construite depuis les Lumières sur une séparation étanche entre vie publique et vie privée. Mais cette limite est en train de céder sous les coups de boutoir de la médiatisation à outrance, de la voracité des chaînes d’information continue et de l’impudeur des réseaux sociaux.

« Heureusement que le monde de l’entreprise est à l’abri de ces dérives, » se rassure-t-on à bon compte. Vraiment ? Cette séparation a déjà été mise à mal par l’expérience de télétravail quasi-permanent que nous avons vécue lors du « grand confinement », lorsque vie privée et professionnelle s’entre-dévorent. Et d’autres dispositifs sont à l’œuvre…

Responsabilité sociale et égarements de la vie privée

Voici un événement qui montre à quel point la frontière a été franchie. Une vidéo tournée dans un appartement lors d’une soirée privée pendant le réveillon du Nouvel An est diffusée sur les réseaux sociaux. Elle met en scène trois personnages dont une femme arborant une “blackface” et un homme déguisé en gorille. Bien qu’il s’agisse d’une soirée dans un lieu privé, qu’aucune marque ou entreprise ne soit citée dans la vidéo, des internautes dévoilent l’identité des fêtards et interpellent l’employeur de deux d’entre eux, la société Le Slip français, pour réclamer leur licenciement. Et la caisse de résonnance des réseaux sociaux fonctionne à plein, attisée par un appel au boycott sous la bannière du hashtag #boycottleslipfrancais.

Dès le surlendemain, Le Slip français, émet un communiqué officiel annonçant une sanction à l’encontre de ces deux salariés au motif que la vidéo ayant été rendue publique, l’image de l’entreprise s’en trouve ternie – même si le dévoilement du nom de leur employeur ne résultait pas d’eux.

Ce faisant, Guillaume Gibault, président et fondateur (en 2011) du Slip Français, commet la même erreur que Benjamin Griveaux : accepter le diktat des réseaux sociaux et se soumettre sans combattre à la vindicte publique, qui s’abat sur des actes de la vie privée.

Entendons-nous bien : l’aventure du Slip Français est une belle success story, qui vaut d’être défendue. Cette marque de sous-vêtements et accessoires fabriqués en France commercialise ses produits dans 22 magasins (un million de pièces vendues par an) et emploie 115 salariés auxquels s’ajoutent en équivalent temps plein plus de 220 personnes dans les 29 ateliers qui fabriquent leurs produits. Malgré sa taille réduite, elle a fait des efforts notables pour progresser en matière de responsabilité sociale, couronnés par l’obtention du label Lucie, qui contrairement à un label à la mode, n’a rien d’un trophée complaisant. Plus récemment, cette entreprise s’est fortement engagée avec ses partenaires de l’industrie textile française, pour répondre à la demande de masques de protection et de blouses de protection dans le cadre de la lutte contre le coronavirus, dès la mi-mars 2020[1]. Selon Guillaume Gibault, la crise sanitaire doit devenir « un point de départ d’une mode réinventée : locale, durable, innovante, ancrée dans nos territoires, » qui contribuera à accroitre encore le rayonnement de la mode française sur tous les marchés. Elle s’est par la suite transformée en société à mission, comme le propose la loi Pacte aux entreprises prêtes à faire preuve de transparence sur leurs engagements.

C’est justement par le prisme de la responsabilité sociale que je voudrais analyser sa décision de mise à pied de ses deux collaborateurs.

« Chacun a droit au respect de sa vie privée. »
Code Civil (article 9), 1804

La justification de cette décision a été donnée par communiqué officiel de la société le 3 janvier : « nous avons une responsabilité morale face à ces comportements racistes et discriminatoires qui sont aux antipodes de nos valeurs ». Mais ceci supposerait que l’employeur doit et peut contrôler les actes de ses salariés jusque dans leur vie privée. Or depuis Voltaire, et pour reprendre la terminologie du Code Civil (article 9), « chacun a droit au respect de sa vie privée », principe à valeur constitutionnelle. Les seules limites autorisées par la loi sont celles rendues strictement nécessaires par le but poursuivi dans le cadre de la relation de travail, comme le précise l’article L1121-1 du Code du travail : « Nul ne peut apporter au droit des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

C’est pourquoi, en principe, un motif issu de la vie privée ne peut justifier une sanction disciplinaire. Sanctionner le comportement d’un salarié suppose que soit constaté un manquement à une obligation découlant de son contrat de travail, ou un comportement créant « un trouble objectif caractérisé au sein de l’entreprise rendant impossible son maintien dans l’entreprise au regard de la fonction exercée ». Ce dernier motif est celui invoqué dans l’affaire de la ligue du LOL, dans laquelle des journalistes ont été licenciés pour avoir organisé un harcèlement à l’encontre de personnes choisies comme cibles. Mais dans notre cas, il faudrait démontrer que cette vidéo a rendu impossible le fonctionnement normal du collectif de travail dans l’entreprise.

Lorsqu’elle ne gêne pas celle des autres, la liberté des personnes doit être préservée. On peut admettre que leurs droits peuvent être limités pour ne pas nuire à la vie de l’entreprise, mais à condition qu’il s’agisse de faits commis sur leur lieu de travail ou durant leurs horaires de travail et que les collaborateurs en soient informés. Ainsi, par exemple, l’employeur ne peut pas installer la vidéosurveillance et la géolocalisation pour suivre ses salariés sans les en alerter au préalable. C’est selon ce même principe qu’un employeur peut fouiller votre armoire de bureau ou consulter votre ordinateur même en votre absence. Les matériels et documents mis à votre disposition durant vos heures de travail et à votre poste sont considérés comme professionnels et à ce titre, sont consultables à tout moment par l’employeur.

Mais en revanche, votre vie privée vous appartient. Dès lors qu’un document ou un matériel (téléphone portable, clé USB, …) est clairement indiqué comme personnel, l’employeur ne peut pas y accéder. Il en va de même pour les documents qui se révèlent être de nature privée, même en dehors de toute signalisation : l’employeur peut en prendre connaissance mais ne peut pas les utiliser contre vous. Mêmes principes pour la liberté d’expression des salariés en ligne. Si vous tenez des propos peu aimables sur votre employeur sur Facebook, le juge détermine s’ils sont publics (si votre page est accessible à tous) et donc sanctionnables ou bien privés (si elle est restreinte à vos seuls amis), auquel cas l’employeur ne peut vous sanctionner.

Un article du très libéral hebdomadaire britannique « The Economist » s’alarme dans une prise de position reproduite par le magazine français « Challenges » (du 12 mars 2020) intitulée « Des salariés contraints au silence », qui nous rappelle que ce droit à la vie privée est déjà bien écorné dans plusieurs pays développés. « De plus en plus d’employés sont licenciés pour avoir exprimé leurs opinions sur les réseaux sociaux. Une dérive dangereuse que le législateur doit combattre, » affirme cette tribune. Elle rappelle que selon l’avocat néerlandais Pascal Besselink, un licenciement sur dix aux Pays-Bas est lié au comportement des employés sur un réseau social. Certaines entreprises comme le géant américain de l’automobile General Motors ont édicté un code de conduite, qui contrôle la parole de ses employés même lorsqu’ils ne sont pas au travail.

Rappelant que « il y a une différence entre ce que les gens font au travail et ce qu’ils font à l’extérieur », ‘The Economist’ établit une analogie intéressante entre liberté de parole et code vestimentaire et conclut sur une recommandation à laquelle nous souscrivons pleinement :

« Tout comme les entreprises peuvent exiger de leurs employés qu’ils soient correctement vêtus au travail, elles sont également en droit de fixer des limites à ce qu’ils peuvent y exprimer, à condition que les règles soient claires et équitables. Mais, une fois rentrés chez eux, tout comme ils sont libres de se mettre en jean et T-shirt, les gens devraient pouvoir être libres de s’exprimer. Il faudrait voter des lois fermes qui empêchent les licenciements abusifs et protègent la liberté d’expression ; elles aideraient les entreprises à faire face aux polémiques qui enflamment parfois les réseaux sociaux ».

Que font le Coronavirus et la technologie à notre vie privée ?

Des technologies de reconnaissance faciale et d’intelligence artificielle ont été déployées par la RATP depuis le 6 mai 2020 dans la station de métro Châtelet-Les Halles afin de détecter les usagers qui passent devant plusieurs caméras de vidéosurveillance et ne porteraient pas de masques. Cela rappelle les mesures prises par des « démocratures », comme la Chine ou la Russie, où la reconnaissance faciale est utilisée pour punir les individus qui ne respectent pas les règles du confinement. Mais sachons raison garder. Selon la RATP, il ne s’agit en aucun cas de sanctionner les récalcitrants mais de mesurer en temps réel le taux d’adoption de la protection faciale dans cette station centrale et donc riche en enseignements, afin de vérifier si les consignes sont respectées ou non, dans une perspective de prévention et d’orientation des politiques publiques.

Ce type d’initiative, montre que la protection de la vie privée passe par la réponse à quelques questions précises :

  • Quelle est l’intention de cette mesure ? (ex : plutôt l’intérêt général ?)
  • Cette mesure est-elle basée sur le volontariat ou imposée (ex : consentement explicite ?)
  • Quelles garanties avons-nous que ces intentions n’évoluent pas dans un sens répressif ou restrictif des libertés ? (ex : protections institutionnelles comme la CNIL)
  • Les mesures sont-elles réversibles une fois l’objectif atteint ? (ex : il est souvent difficile de revenir en arrière, comme dans le cas des mesures prises face aux attentats de 2015, qui ont été pour une grande partie, pérennisées dans le droit commun)
  • Quelles sont les informations traitées et stockées ? (dans ce cas précis, la détection est effectuée par le logiciel d’IA qui compare le visage à ses banques d’image pour déduire s’il est masqué ou non et ne génère que des jeux de données et des moyennes statistiques qui ne permettent pas de remonter à un groupe de personnes)
  • Qu’est-ce qui empêcherait d’étendre ces mesures du domaine public vers les entreprises ? (ex : protections liées au code du travail).
  • Y a-til des alternatives moralement et économiquement acceptables ? (ex : les brigades sanitaires seront-elles des limiers sur la trace du virus plus efficaces que le tracking sur nos smartphones ?)

« La nouvelle norme, c’est la vie en public. »
Mark Zuckerberg, CEO de Facebook, 2010

L’exemple de la reconnaissance faciale à la RATP montre bien que « c’est l’intention qui compte », que les technologies ne sont que des outils, dont les usages sont plus ou moins vertueux selon l’éthique de ceux qui les mettent en œuvre. On peut se demander si Internet a une éthique. Mais les GAFA ont la leur. Je me souviens de ma stupéfaction, en 2010, lorsque j’ai entendu Mark Zuckerberg, le CEO de Facebook, affirmer que les utilisateurs d’aujourd’hui sont beaucoup plus à l’aise avec le partage généralisé, le partage sans obstacle (« frictionless sharing ») et conclut son propos par cette formule : « la nouvelle norme, c’est la vie en public »[2]. Quelques années plus tard, c’est un pionnier d’Internet, le co-inventeur du protocole TCP/IP, le très respecté Vint Cerf, à l’époque « chief evangelist » chez Google, qui nous déclare sans ciller que « la vie privée pourrait bien devenir une anomalie », une parenthèse de l’histoire[3].

Et les crises sont toujours des accélérateurs. En l’occurrence, la crise sanitaire génère son venin, c’est-à-dire la peur, qui peut lever les obstacles et faire évoluer les usages des technologies.

Pour l’instant, les entreprises semblent protégées de ces débats et controverses – peut-être parce qu’elles ont été désertées lors de la période du grand confinement. Peut-être aussi parce qu’on confond souvent la maladie, qui relève du privé et qui est protégée par le secret médical, et la santé qui devient un sujet pour l’entreprise. Mais des questions se posent d’ores-et déjà, ou se poseront sans doute dans l’avenir, en fonction de l’évolution de la pandémie.

  • Un employeur est-il en droit d’imposer à ses employés de subir une prise de température à leur arrivée sur leur lieu de travail, un test sérologique ?
  • Ces prises de température ou tests peuvent-ils s’accompagner d’un enregistrement ou d’un traitement de données ?
  • Quels seront les compromis trouvés pour concilier l’obligation de sécurité de l’employeur (domaine de l’entreprise) et le respect de la vie privée des salariés, sachant que l’état de santé relève de la sphère privée ?

Certes, dans une publication officielle du 6 mars 2020, la débonnaire CNIL rappelle que l’employeur ne peut pas prendre des mesures susceptibles de porter atteinte au respect de la vie privée des personnes concernées, notamment par la collecte de données de santé qui iraient au-delà de la gestion des suspicions d’exposition au virus.

Mais sur leur forum, les juristes de Dalloz posent la question : l’employeur peut-il exiger de son salarié de le tenir informé de ce qu’il peut être en contact avec un « cas source » ou être déjà « contaminé » ou probable « contaminant » pour éviter que d’autres salariés soient désormais des « cas exposés » ? On peut aussi se demander si une entreprise peut rendre publique (livrer ?) l’identité d’un salarié testé positif pour demander à ses collègues qui auraient été en contact avec lui de se déclarer ? Et qu’en est-il si cette information est donnée non pas par l’entreprise mais par le médecin du travail, qui dispose d’un rôle exclusif de prévention des risques professionnels et d’information des salariés ?

La forteresse RGPD[4] offre une certaine protection du respect de la vie privée aux citoyens de l’Union européenne mais elle n’est pas pour autant absolue. « Le droit à la protection des données à caractère personnel n’est pas un droit absolu ; il doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité, » affirme clairement le Règlement. La protection des données à caractère personnel ne peut donc constituer une entrave absolue à la lutte contre la pandémie du Coronavirus. Il faut trouver un équilibre entre protection de la vie privée et prévention des risques sanitaires.

Nous avons vécu dans notre intimité la porosité entre vie privée et vie professionnelle avec le travail confiné, l’expérience de télétravail quasi-permanent qu’ont connu 30% des salariés (voir : « Enquête sur le travail par temps de confinement »). Même si elle a été vécue globalement très positivement (voir le rapport de Terra Nova), elle a fait émerger la nécessité d’adapter nos comportements pour préserver notre vie privée. Il ne s’agit pas seulement de savoir utiliser le fonds d’écran de Zoom, qui permet de masquer le décor de votre cuisine lors des visioconférences. Il s’agit, plus fondamentalement, de s’adapter au changement de contexte. Par exemple de mettre en débat les outils de reporting et de surveillance mises en œuvre pour superviser les tâches des équipes pratiquant le télétravail ou le travail distribué. Par exemple, dans le cas de l’utilisation d’agendas partagés, d’apprendre à gérer deux agendas et à ne partager que ce qui concerne l’entreprise.

StopCovid : fiasco technologique ou impasses éthiques ?

RGPD ou non, les utilisations des technologies avancent à bonne allure. En 2011, des chercheurs avaient découvert que les iPhones envoyaient de nuit à Apple, à l’insu des utilisateurs, les coordonnées des points d’accès Wi-Fi détectés dans la journée. Officiellement, il ne s’agissait pour Apple que d’enrichir sa base de données en vue d’améliorer la rapidité des connexions. Dans un pub très fréquenté de Londres, des capteurs installés jusque dans les toilettes permettaient de déterminer la fréquence, la durée de la visite mais aussi le sexe des clients. Tout cela dans la perspective d’afficher des publicités dans les rues voisines vantant les produits que les habitants du quartier étaient susceptibles d’acheter.

Dans le trilemme que nous pose le Coronavirus (santé versus économie versus libertés), c’est l’éthique qui nous permet de guider nos comportements et nos choix et c’est la technologie qui, parfois, les obscurcit.

Ainsi, par exemple, les mêmes questions éthiques des limites à assigner à la technologie peuvent être posées à propos du « tracking », technologies embarquées sur les smartphones qui permettent de remonter aux personnes qui ont croisé un porteur du virus pour les informer du risque de contamination. Toutes les technologies ne sont pas porteuses des mêmes risques de violation de la vie privée : celles qui fonctionnent par géolocalisation permettent de savoir où la personne s’est déplacée mais celles qui mettent en œuvre le Bluetooth (cas de l’application StopCovid développée en France) se contentent de donner l’identifiant des téléphones (cartes SIM) croisés à moins d’une distance donnée dans un laps de temps donné. L’utilisation de ce type d’application est fondée sur le consentement des individus, elle ne permettrait pas de connaître l’identité de la personne infectée croisée, pas plus que le tracking ou la géolocalisation des individus, garantissant ainsi les principes européens de protection des données personnelles.

Mais même au sein des applications qui mettent en œuvre le Bluetooth, toutes les architectures n’offrent pas la même neutralité. On a appris en avril que Google et Apple se sont alliées pour travailler à une infrastructure de « contact tracing » et se proposent de jouer les intermédiaires entre utilisateurs diagnostiqués positifs et autorités sanitaires. Le système repose sur des « numéros uniques » envoyés aux serveurs lorsqu’un utilisateur diagnostiqué positif le déclare sur l’appli, qui seront fournis par Google et Apple aux autorités publiques ainsi que les identifiants techniques des personnes qui auront été en contact avec le malade. Les deux entreprises assurent que l’identité des personnes infectées ne sera partagée avec personne, ni les gouvernements, ni les entreprises elles-mêmes. Mais les GAFAM (cf l’affaire Cambridge Analytica et bien d’autres) ne se sont pas toujours bien comportées sur ce point…

On peut donc comprendre le choix du gouvernement français, sensible à la « souveraineté numérique », de ne pas se rallier à la solution de Google et Apple et de poursuivre sa propre solution. Mais voilà… La solution du duopole offre cet énorme avantage d’une décentralisation complète : les données de contact restent privées, stockées uniquement dans les smartphones. Alors que la France, engluée dans son centralisme étatique et colbertiste s’est cramponnée à sa solution centralisée, qui communique des informations sur des serveurs gouvernementaux et pose donc un problème de taille en termes de respect de la vie privée. Dans un pays qui possède le record de la défiance de l’Etat envers les citoyens (nous avons été le seul pays, mis à part l’Italie du Nord, à imposer durant 8 semaines une superbe « attestation de déplacement dérogatoire » à remplir tous les jours sous peine d’une amende de 135 euros) et d’une défiance symétrique des citoyens vis-à-vis de l’Etat (voir les études du Cevipof), une telle solution était vouée à l’échec.

L’Allemagne faisait partie avec la France de ce « front du refus ». Mais le 26 avril, le directeur de la Chancellerie Helge Braun et le ministre de la Santé Jens Spahn, ont annoncé que, tout bien réfléchi, l’application allemande de traçage utiliserait le système décentralisé d’Apple et Google. L’Allemagne a ainsi rejoint la Suisse, l’Estonie et l’Autriche, qui avaient déjà accepté de décentraliser leur méthode de traçage des contacts. La France et le Royaume-Uni sont les seuls à privilégier une approche centralisée, sans tenir compte de la méfiance qu’elle suscite et sans même prendre la peine d’expliquer comment ils comptent résoudre les problèmes d’interopérabilité ni pourquoi une approche centralisée serait nécessaire.

Je ne dis pas qu’il fallait se soumettre à la Silicon Valley mais qu’il fallait décentraliser l’architecture de l’application StopCovid pour lui donner une chance de convaincre ses utilisateurs. Dès mi-avril, un sondage Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès montrait que moins d’un Français sur deux (46%) était prêt à télécharger sur son téléphone portable la future application StopCovid. Non seulement 53 % étaient hostiles à un dispositif obligatoire et imposé par les autorités sanitaires, mais dans le cas où l’installation de l’application serait volontaire, option retenue par le gouvernement, seuls 46 % des Français se disaient prêts à l’installer. Cependant, 45 % ne le feraient pas, ce qui condamnait déjà le dispositif à l’échec.

Au 16 juin 2020, l’appli StopCovid lancée 14 jours plus tôt n’avait été activée que par 1,7 million de personnes, soit 2,5 % des Français, un chiffre supérieur au nombre d’utilisateurs puisqu’il englobe ceux qui ont déjà pu supprimer l’application… Cet échec était programmé. Il résulte de la réticence de nos dirigeants à poser en transparence les problèmes éthiques et d’effectuer des choix collectifs dans le trilemme du Coronavirus. Nous avons montré ailleurs que le retard français dans l’adoption des technologies est souvent du à notre incapacité à mettre en débat les questions éthiques posées par leur adoption (voir : « La France, start-up nation ou attardée numérique ? »). La tension à analyser n’est pas seulement une tension entre libertés et santé mais aussi entre libertés… et libertés. En effet, le choix irresponsable de l’Etat nous oblige à soupeser les risques de la solution proposée en regard de la solution alternative. Dans ce cas, l’alternative est le confinement, lui aussi attentatoire aux libertés publiques et porteur de dégâts économiques et psychologiques considérables.

Et l’application StopCovid n’est que le début des trilemmes éthiques. Le fait d’avoir été testé positif (et donc d’être présumé immunisé) sera-t-il un atout sur son CV ou en entretien de recrutement ? Certes, l’article L. 1221-6 du code du travail veille à ce que « les informations demandées, sous quelque forme que ce soit, au candidat à un emploi ne peuvent avoir comme finalité que d’apprécier sa capacité à occuper l’emploi proposé ou ses aptitudes professionnelles, » mais combien de temps faudra-t-il, en cas de prolongation de la pandémie, pour que quelqu’un s’oppose à la jurisprudence de la Cour de cassation et prétende que justement la maladie obère la capacité à occuper l’emploi ? Des caméras peuvent-elles être installées dans les locaux de l’entreprise pour vérifier l’application de la malnommée « distanciation sociale » ? Aujourd’hui, rien ne l’empêche, à condition d’en avertir les salariés préalablement. Mais quid si elles sont couplées à un système de reconnaissance faciale, comme cela semble être le cas dans certaines entreprises chinoises ?

Est-ce bien responsable ?

Revenons vers nos contrées bien françaises. Dans le cas du Slip français, l’entreprise a agi non pas en droit et en responsabilité mais dans la précipitation et pour éteindre la polémique. Mais il n’y a pas de RSE sans éthique (voir : « Trois pistes d’action pour mettre en jeu l’éthique professionnelle »). Un comportement a priori socialement responsable eut été de défendre les salariés dans leur droit de conduire leur vie privée comme ils l’entendent (même si l’entreprise désapprouve les propos qui, tenus en privé, ne la concernent pas) et de résister aux pressions de l’opinion publique.

La vie privée doit être réinstaurée comme ce qu’elle
n’aurait jamais dû cesser d’être : notre pré-carré.

A supposer que le comportement retracé par la vidéo incriminée soit raciste (ce qui reste à démontrer), cela ne suffit pas à sanctionner professionnellement, et c’est heureux. La vie privée doit être réinstaurée comme ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : notre pré-carré. Sinon, dans la mesure où les enjeux de réputation vont devenir essentiels pour les entreprises, voici ce qui finira par se passer : limiter la liberté pour un salarié d’avoir dans sa vie privée une opinion politique, syndicale, les préférences sexuelles qu’il souhaite, au prétexte que cela pourrait entacher l’image de son entreprise. Imposer partout, y compris chez vous, à votre domicile, l’hystérie d’un anti-racisme fanatisé, la bien-pensance, la morale confite, le puritanisme et la tyrannie de la transparence.

L’approche RSE (et celle de l’éthique) invite à bien cerner la responsabilité des salariés et celle de l’entreprise.

Vis-à-vis de ce type de situations problématiques, l’approche RSE (et celle de l’éthique) invite à bien cerner la responsabilité des salariés et celle de l’entreprise. En effet, il ne s’agit pas de prétendre que vie professionnelle et vie privée sont des compartiments étanches – rappelons d’ailleurs que la démarche de qualité de vie au travail nous enjoint de « concilier » l’une et l’autre. Nous sommes des êtres humains et nous nous exprimons dans l’une et dans l’autre. Lorsque nous rentrons chez nous après une journée de travail, il n’est pas toujours possible d’accrocher les scories professionnelles à la patère avec notre manteau. C’est bien la responsabilité des parties qu’il faut différencier.

Commençons par la responsabilité des salariés. Elle est moins engagée, par exemple, lorsqu’ils ne sont pas des dirigeants qui incarnent les valeurs et le projet (bientôt : la raison d’être) de l’entreprise. En 2011, le créateur John Galliano avait été licencié par Dior après la diffusion d’une vidéo filmée à son insu, dans laquelle le styliste proférait des insultes antisémites à la terrasse d’un café parisien. Mais Galliano, c’était Dior… et cette incarnation ne concerne pas les deux salariés sanctionnés par le Slip Français.

Quid de la responsabilité de l’entreprise ? Si le Slip français s’est trouvé aussi vulnérable aux accusations de racisme, c’est sans doute parce que la marque avait préalablement été épinglée en septembre 2019 par les internautes pour son manque de diversité, après la publication par l’entreprise d’une photographie d’équipe sur laquelle ne figuraient que des personnes blanches. Cette controverse n’est pas de la responsabilité des deux salariés sanctionnés.

Pas plus qu’ils ne sont responsables du contexte économique dans lequel elle s’est inscrite. Sur le site francetvinfo, on trouve une interview de Guillaume Gibault (15 janvier 2020) à propos de la sanction infligée aux deux salariés, mentionnant un « impact économique » pour l’entreprise : « Le contexte économique est compliqué. C’est la grève nationale depuis le 5 décembre. Pour nous, les fêtes et les soldes sont une période très importante (…) Je ne suis pas inquiet mais forcément il y aura des conséquences économiques ».

La responsabilité de l’entreprise est aussi de prévenir ce type de controverses. A ce titre, l’initiative des entreprises qui travaillent à la définition de leurs valeurs doit selon moi être soutenue. Mais à trois conditions :

  • le caractère participatif de la démarche (afin que ces valeurs reflètent effectivement celles de toute l’entreprise et pas seulement une idéalisation construite par les seuls dirigeants) ;
  • sa communication et diffusion à tous les salariés (afin que nul ne soit censé ignorer les règles que le collectif de travail s’est données) ;
  • et sa limitation au domaine professionnel (afin d’éviter le mélange des genres).

De même, les chartes et codes de conduite peuvent exercer un impact très positif, ne serait-ce que parce qu’elles sont l’occasion de mettre ces questions en débat, mais à condition de respecter ces trois conditions, ce qui est somme toute assez rare, même lorsque la direction de l’éthique est à la manœuvre. Les conditions de respect du contradictoire, de loyauté et d’auto-limitation (n’imposer de limites à la liberté que lorsqu’elles sont nécessaires, justifiées, efficaces et proportionnées) ne sont pas toujours au rendez-vous.

Ce ne sont pas les réseaux sociaux qui sont coupables
mais ceux qui cèdent à leur diktat.

Dans les deux cas, Griveaux et Gibault, les réseaux sociaux ont été accusés pour la pression qu’ils exercent. Effectivement, ils enferment chacun dans une bulle de conviction partagée, chambre d’écho qui ne fait que porter les débats à incandescence, renvoyer, amplifier et cliver les opinions de ceux qui pensent la même chose. Mais dans les deux cas, la responsabilité de la cible de la vindicte était de se défendre, d’argumenter, d’opposer au vacarme médiatique, la force de la loi et de la raison. Ce ne sont pas les réseaux sociaux qui sont coupables mais ceux qui cèdent à leur diktat.

Conclusion (provisoire)

Dans une interview à Medium le 12 février 2020, Guillaume Gibault a défini les valeurs de son entreprise : « Mes valeurs, celles du Slip, sont et seront toujours celles-ci, l’audace, le courage, la joie de vivre, le respect, la liberté et l’ouverture ». Cette décision témoigne de leur exact contraire. Elle nous montre qu’il faut toujours défendre ce à quoi nous tenons vraiment : tenir bon face à la pression exercée et sanctuariser la vie privée.

Plus largement, le « retour » au travail, après la phase de confinement (voir « Les enjeux du retour au travail : 4 points d’attention ») est l’opportunité de débattre collectivement de ces questions éthiques trop souvent passées sous silence, d’examiner au sein des équipes les compromis à passer dans le trilemme du Coronavirus (santé, économie, libertés), afin de déterminer ensemble ce à quoi nous tenons vraiment dans notre fonctionnement, ce qui fait notre attachement à l’entreprise.

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,
Management & RSE

Pour aller plus loin :

« Management par les valeurs : 4 points d’attention pour les managers »

Lisez l’article de Christophe Bys, « Que faire face à une liberté d’expression qui déborde », Usine Nouvelle, 12 janvier 2021

Cet article est une version augmentée d’une chronique de Martin Richer publiée par l’hebdomadaire Entreprise & Carrières dans son n° 1471. Pour lire cette chronique en format PDF, cliquez ici : « De Griveaux à Gibault : les égarements de la vie privée »

Explorez les dernières chroniques de Martin Richer dans Entreprise & Carrières

Consultez le site de Entreprise & Carrières

Crédit image : « Le verrou », 1777, par Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), huile sur toile, Musée du Louvre, Paris. Cette toile est l’une des premières représentations de l’intimité d’un couple, à la fois voluptueuse et polissonne. Mais elle exprime aussi l’ambivalence de la passion : scène de libertinage mais peut-être, empreinte d’une certaine violence : le bras de l’amante, lui aussi tendu vers le verrou, cherche-t-il à fermer la porte (séduction du pêché, légèreté et transgression) ou à résister à l’étreinte (pomme sur une table, chaise renversée, bouquet jeté à terre) ? A chacun sa vision…

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[1] En coordination avec l’action du Comité Stratégique de la Filière (CSF) Mode et Luxe, qui regroupe 8 branches dont l’habillement et le textile

[2] « Public is the new social norm », discours pour la remise des Crunchies, 2010

[3] « Privacy may actually be an anomaly », Vint Cerf, 2013

[4] Règlement européen général sur la protection des données à caractère personnel

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