La France, start-up nation ou attardée numérique ?

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Cessons de nous payer de mots. La France est loin d’être un leader de la transition numérique. Elle est au contraire en retard par rapport aux autres pays comparables de l’Union européenne (UE). Le numérique « à la française » est handicapé dans sa diffusion par une vision technicienne de la technologie, trop centrée sur les outils plutôt que sur les usages et trop ignorante de l’indispensable accompagnement humain. Second facteur essentiel : le fond culturel empreint de méfiance, dû au manque de partage et de dialogue sur les impacts des technologies dans les entreprises, à l’insuffisante prise en compte par la ligne managériale et par l’éthique. Il est grand temps que les politiques de RSE (responsabilité sociétale et environnementale) s’emparent des enjeux du digital. A quand une vraie responsabilité numérique des entreprises ?

Au-delà des formules satisfaites et incantatoires, qu’en est-il réellement de la maturité numérique de la France et de nos entreprises ? Il existe une métrique à peu près robuste pour évaluer la maturité numérique des pays et de leurs entreprises. Elle est construite par la Commission européenne sous le nom de DESI (Digital Economy & Society Index), un indice synthétisant une trentaine d’indicateurs dont l’objectif est de « mesurer les progrès accomplis par les États membres de l’Union Européenne vers une économie et une société numériques ».

Publiée dans la torpeur de l’été, la dernière édition interpelle : troisième économie de l’UE (après l’Allemagne et… la Grande-Bretagne, qui était encore là…), la France ne se situe qu’au quinzième rang des 28 pays de l’Union, avec une note globale inférieure à la moyenne européenne, assez en retrait des leaders européens comme la Grande Bretagne (cinquième rang), la Belgique (neuvième), l’Espagne (onzième) ou l’Allemagne (douzième). De surcroît, la position de la France ne s’améliore pas depuis que cet indice a été construit en 2015 : nous faisons du surplace. Plutôt que de se satisfaire du déni, il faudrait d’abord reconnaître cet état de fait, afin de créer les conditions pour prendre des mesures correctives fortes.

L’inquiétude des salariés se traduit par un retard des entreprises en France

Le retard des entreprises françaises, notamment des PME, dans la transition numérique n’est pas un fait nouveau, même s’il est rarement mis en avant. Déjà en 2017, un rapport Deloitte commandé par Facebook sur la digitalisation des PME françaises soulignait le retard de notre pays en la matière. Il relevait notamment que seules 11% des TPE/PME françaises de moins de 50 collaborateurs étaient équipées en outils digitaux de productivité, soit deux fois moins que les PME européennes.

Plus récemment, un rapport du Sénat dirigé par Pascale Gruny, sénatrice de l’Aisne, pose un diagnostic lucide et trace des pistes de solution (“Accompagnement de la transition numérique des PME : comment la France peut-elle rattraper son retard ?”, Rapport d’information du Sénat No 635, juillet 2019). Ce rapport pointe le paradoxe français : « la France dispose d’atouts : des Français plus numérisés que la moyenne européenne et davantage que les entreprises françaises et une vague entrepreneuriale puissante de start-up qui monte en puissance et à qui le label French Tech donne de la visibilité ». En effet, la France se caractérise par le contraste entre d’un côté l’avance des usages privés et l’énergie entrepreneuriale et de l’autre côté le retard des entreprises.

Les Français sont-ils technophobes ? Selon une solide étude sur l’intelligence artificielle (IA) réalisée dans sept pays par Ipsos pour le BCG en juin 2018, la France est le pays dans lequel on se déclare le plus inquiet vis-à-vis de l’IA : 54% des actifs contre seulement 38% en UK, USA, Canada… et même 18% en Chine (alors que les Chinois sont bien placés pour constater certains effets néfastes de l’IA comme les traitements liés à l’identification faciale de masse)[1]. Ces chiffres sont confirmés par une autre étude, publiée conjointement par Oracle et Future Workplace en octobre 2019, qui montre le peu d’entrain des salariés français en faveur de l’avènement de l’intelligence artificielle : ils ne sont que 8 % à se déclarer enthousiasmés par l’IA contre 22 % aux États-Unis et 20% au Royaume-Uni.

Parmi les pays étudiés, la France est celui dans lequel la proportion des salariés qui déclarent que l’IA leur a été présentée comme un outil d’importance stratégique est la plus faible.

En conséquence de ces réticences, les entreprises françaises sont les plus en retard : 56% des actifs déclarent ne pas utiliser d’applications de l’IA et que leur déploiement n’est pas prévu au sein de leur entreprise alors que seuls 22% des Chinois sont dans ce cas. Parmi les pays étudiés, la France est celui dans lequel la proportion des salariés qui déclarent que l’IA leur a été présentée comme un outil d’importance stratégique est la plus faible : 40%, contre 55% en Espagne ou 85% en Chine.

Plus largement, l’étude DESI montre que les entreprises françaises ont accumulé un retard important par rapport à leurs concurrentes européennes sur beaucoup de facteurs : utilisation des réseaux sociaux professionnels, de la formation en ligne, du commerce électronique, du cloud computing, des imprimantes 3D, des places de marché,… Ainsi par exemple, la part des internautes français qui utilisent les réseaux sociaux (48% contre 65% pour la moyenne de l’UE) est la plus faible de l’UE. Les internautes français qui participent aux votes et consultations en ligne (9% contre 10%), qui utilisent les réseaux sociaux professionnels (10% contre 15%) ou qui suivent des cours en ligne (7% contre 9%) sont eux aussi relativement peu nombreux. Nos entreprises sont peu présentes sur les réseaux sociaux (16% contre 21%).

De façon générale la présence en ligne des entreprises françaises laisse à désirer, et ce depuis longtemps. L’association pour le nommage internet (AFNIC) a réalisé en août 2018 une étude dont le titre résume le diagnostic : “La présence en ligne chez les TPE et PME: un canal jugé indispensable mais une pratique encore trop timide”. En consultant 3.249 entreprises françaises, cette étude montrait que 11 % seulement des PME avaient une activité quotidienne sur Internet.

Dans le même ordre d’idées, les niveaux d’adoption du commerce électronique par les entreprises françaises restent inférieurs à la moyenne de l’UE et varient considérablement selon la taille des entreprises : seulement 15 % des petites et moyennes entreprises vendent en ligne (contre 17% pour la moyenne de l’UE), contre près de 44 % des grandes entreprises.

D’après les chiffres publiés par la Fédération du e-commerce (Fevad) en février 2020, les ventes sur internet en France ont pour la première fois dépassé les 100 milliards € en 2019 (103 milliards €, soit une croissance de 12% par rapport à 2018). Les achats en ligne représentent désormais 10% du commerce de détail en France, ce qui nous place encore très loin de la Grande-Bretagne (18%). D’après le rapport sénatorial mentionné ci-dessus, internet n’est pas suffisamment mobilisé pour soutenir les exportations : « actuellement, seules 8 % des entreprises françaises vendent en ligne à des consommateurs dans d’autres pays européens contre 10 % des entreprises allemandes ».

Dans une étude publiée en avril 2017, le cabinet Mc Kinsey a montré que les TPE et PME françaises accusent un retard inquiétant en matière de dématérialisation des processus d’entreprise. Seules 63 % des TPE hexagonales disposent d’un site web contre 91 % en Allemagne. Et l’automatisation de la chaîne logistique (supply chain) n’a été engagée que par 25 % des PME françaises (11 % des TPE) contre 43 % au Danemark (26 % pour les TPE) ou 41 % en Allemagne (21 % pour les TPE).

D’autres enquêtes montrent le retard des entreprises françaises dans la mise en œuvre de processus ou outils d’intelligence collective (voir : « Le grand renversement : de l’engagement à l’intelligence collective »).

Le retard des entreprises françaises se traduit par des pertes d’emploi, de croissance et de compétitivité

Le retard français a des conséquences néfastes sur le plan de la croissance et de l’emploi. Le cabinet McKinsey remarquait en avril 2017 que libérer le potentiel digital de la France constituait l’un des 10 enjeux cruciaux à l’horizon 2022. Si la France dépassait la position moyenne qu’elle occupe pour la numérisation de ses entreprises, « le gisement de croissance serait considérable, estimé entre 245 et 390 milliards d’euros, qui s’ajouteraient ainsi à la richesse nationale à l’horizon 2025 ». Le rapport sénatorial constate que « notre pays peine à faire émerger des licornes ; elles sont moitié moins nombreuses qu’en Allemagne et six fois moins qu’au Royaume-Uni » ; « on estime que ce classement très médiocre de la France lui coûte au moins un point de croissance ». En juin 2019, sur les 361 licornes mondiales répertoriées par le site de référence CBInsights, on comptabilisait seulement 5 françaises, représentant moins de 1% de la valorisation cumulée de ces start-up (1 127 milliards de dollars). « Start-up nation, » vraiment ?

De son côté, le rapport sénatorial remarque que « les emplois liés au numérique ne représentent que 2,7 à 3,7 % du total des emplois en France, dans la fourchette basse de la moyenne des pays de l’OCDE ».

France Stratégie a pointé ce retard français vis-à-vis de l’adoption des technologies numériques dans son rapport sur la compétitivité ( « Compétitivité : que reste-t-il à faire », Rapport France Stratégie, 2016). Le constat est sans appel :

« Les entreprises françaises n’ont pas encore adopté assez largement les technologies numériques (voir le graphique ci-après qui montre que dans tous les domaines, la France est en retrait par rapport à la moyenne de l’UE) alors que celles-ci sont devenues un déterminant essentiel des gains de productivité, de l’innovation et donc de la compétitivité. Ceci est d’autant plus dommageable que l’industrie 4.0 va profondément bouleverser l’ensemble des modes de production à partir d’une utilisation plus intensive de ces outils numériques. La moindre diffusion du numérique dans l’économie pourrait s’expliquer, là encore, par le déficit de compétences de la population active et la faiblesse du management : pour investir dans les nouvelles technologies, les entreprises ont besoin d’une main-d’œuvre capable de s’adapter et de maîtriser ces nouveaux outils ainsi que d’un encadrement disposé à s’appuyer sur ces outils pour améliorer la performance ».

Diffusion des usages numériques en France et dans l’UE

Mais l’inquiétude des salariés vis-à-vis de la technologie est souvent injustifiée

L’étude Ipsos montre que les salariés qui travaillent dans des entreprises qui utilisent déjà des outils de l’IA sont considérablement plus optimistes et satisfaits que les autres : l’IA gagne à être connue et apparaît comme une solution mutuellement gagnante puisque ces salariés disent que l’impact de ces technologies est positif aussi bien pour l’intérêt de leur travail (70%), leur bien-être (69%) que pour leur efficacité au travail (75%), leurs résultats (75%) et l’organisation du travail (74%). Même en France où les jugements sont les plus négatifs, les salariés qui sont déjà en contact avec l’IA émettent un avis globalement positif (par exemple, 57% d’entre eux signalent un impact positif pour leur bien-être).

Globalement pour les 7 pays (dont la France qui est le plus en retrait) le soutien à l’IA est largement majoritaire et plus encore de la part de ceux qui l’utilisent déjà : 64% des salariés (et 77% de ceux qui sont aussi utilisateurs) pensent que l’IA leur permet de passer plus de temps sur les tâches à plus forte valeur ajoutée ; 61% (et 76% des utilisateurs) pensent qu’elle réduit les risques d’accident du travail ; 61% (et 77%) qu’elle améliore leurs possibilités d’innover dans leur travail. L’IA, comme plus généralement les technologies lorsqu’elles sont mises au service de l’homme, permet donc de faire converger performance économique et performance sociale.

L’accompagnement est le facteur de progrès essentiel

Ce point de rencontre entre l’économique et le social rappelle que les technologies sont initialement envisagées dans un rapport antagoniste, qui se mue après une phase d’acclimatation en rapport plus collaboratif. Il arrivera à l’IA ce qui est arrivé à la robotique : le passage du robot destructeur de travail au « cobot », c’est-à-dire le robot collaboratif. Rappelons-nous : lorsque les premiers robots ont été installés en France, c’était dans les usines automobiles et dans des cages. Les systèmes de sécurité immobilisaient automatiquement le fonctionnement du robot en cas de détection d’une présence humaine dans la cage. Hommes et robots : tout les opposait, depuis la révolte des canuts à Lyon ou des Luddites dans le Nord de l’Angleterre, détruisant leurs machines pour préserver le travail humain.

Aujourd’hui, nous sommes à l’ère des cobots, c’est-à-dire des robots qui travaillent avec nous, qui enrichissent notre travail et nous soulagent de sa pénibilité. La robotique sort de son univers contraint caractérisé par les 4 D (« dull, dirty, dumb, dangerous »), qui qualifiaient les tâches ennuyeuses, sales, stupides et dangereuses, pour se couler dans notre quotidien. Dans l’assistance aux malades ou aux personnes âgées, les exosquelettes assistent et soutiennent en direct le geste de l’opérateur, en démultipliant ses capacités en termes d’efforts pour « manipuler » le patient et ainsi soulager l’auxiliaire de soins. La même logique s’applique en milieu industriel, avec des cobots qui manipulent avec sûreté et précision des pièces chaudes, lourdes ou encombrantes, ou au contraire trop petites pour être saisies naturellement avec la précision nécessaire, tout en s’adaptant aux caractéristiques de l’utilisateur.

Mais cette transition de l’antagonisme vers la collaboration ne va pas de soi. Elle nécessite une mise en œuvre participative des technologies, beaucoup d’information, des possibilités d’expérimenter proposées aux collaborateurs. Elle requiert aussi un effort conséquent en matière de formation, et cela selon des modalités qui sortent du format classique du présentiel en « salle de formation » : il s’agit de marier le présentiel et le on-line learning, de créer des situations de travail permettant aux collaborateurs de s’acclimater, de découvrir par eux-mêmes et par la discussion avec leurs collègues ce qu’apporte la technologie (voir : « Le Netflix de la formation professionnelle, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? ») .

Le rôle de la formation professionnelle continue dans ce domaine est d’autant plus important que le rapport DESI pointe le retard de notre système éducatif : la part de diplômés en TIC (technologies de l’information et de la communication) dans l’ensemble des diplômés en France est relativement faible au regard de la norme européenne (3% contre 3,5% ; 21ème rang sur les 28 pays de l’UE). Alors que la Commission européenne estime que 90 % des emplois dans l’Union européenne nécessitent au moins une culture numérique sommaire, 39 % des actifs en sont dépourvus en France, soit le double du chiffre observé au Danemark ou au Pays-Bas.

L’accompagnement nécessaire est aussi celui des dirigeants, du moins dans les PME et TPE qui composent l’essentiel du tissu d’entreprises en France. En septembre 2017, une enquête de terrain conduite par Bpifrance, intitulé “Histoire d’incompréhension : les dirigeants de PME et ETI face au digital”, menée auprès de 1814 dirigeants de PME et d’ETI, faisait apparaître que la révolution numérique a été subie, extérieure à l’entreprise, invisible et fondamentalement incomprise. Par exemple, 45 % de ces dirigeants n’avaient pas de vision de la transformation numérique de leur entreprise et 73 % avouaient qu’ils étaient très peu avancés dans la numérisation. Les dirigeants de TPE en France sont particulièrement exposés au manque de compétences digitales. Selon une enquête sur l’illectronisme (illettrisme numérique) en France, commandée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel et publiée en juin 2018, 19 % des Français ont renoncé à faire quelque chose parce qu’il fallait utiliser Internet, ce taux s’élevant à 32 % dans la catégorie artisan, commerçant, chef d’entreprise. Cela représente 13 millions de Français qui n’utilisent pas ou peu internet, dont 6,7 millions qui ne s’y connectent jamais (voir : « Illectronisme : nouvelle fracture française »).

En France, la proportion des salariés qui ont échangé avec leurs managers sur le développement de l’intelligence artificielle et la transformation numérique de leur organisation tombe à un niveau pathétique de 28%, la plus faible des pays étudiés.

Pour incarner l’accompagnement, les managers doivent s’impliquer. Mais, comme le montre l’étude Ipsos, seuls 40% des salariés interrogés ont déclaré que le développement de l’intelligence artificielle et la transformation numérique de leur organisation avaient été des sujets sur lesquels ils ont échangé avec leurs managers. En France, cette proportion tombe à un niveau pathétique de 28%, la plus faible des pays étudiés et très loin de l’Espagne avec 42% ou la Chine avec 79%. Le management en France a déserté le champ du dialogue sur le numérique. Le résultat est paradoxal : l’étude d’Oracle mentionnée ci-dessus montre que 56 % des salariés français font plus confiance aux robots qu’aux managers, notamment parce qu’ils pensent que la machine se comportera de manière plus équitable, plus juste. Le besoin d’éthique apparaît fortement ici.

Pourtant, les attentes sont là du côté des collaborateurs : une très large majorité des actifs (79%) attendent aujourd’hui que leurs dirigeants leur parlent d’IA et prennent des décisions à ce sujet.

Cet accompagnement doit aussi reconnaître une dimension indispensable : l’éthique et la RSE

Est-ce à dire que le chemin de l’IA est pavé de roses ? L’étude Ipsos identifie quatre risques associés au déploiement de l’IA mis en avant par les salariés, et en particulier par ceux qui en sont déjà utilisateurs :

  • la surveillance et le contrôle au travail, signalé par 76% des salariés dont 82% des utilisateurs (sans surprise, c’est une préoccupation particulièrement élevée en Chine, pour 84% des salariés),
  • les pertes d’emploi en raison d’une charge de travail réduite (68% dont 76% des utilisateurs),
  • la déshumanisation du travail (65% dont 71%),
  • la protection des données personnelles (64% dont 71%).

Parmi les pays étudiés, c’est en France que les préoccupations concernant la déshumanisation du travail et l’augmentation des inégalités dues à l’IA, entraînent le plus d’inquiétudes. Voilà pourquoi le numérique doit absolument être intégré aux politiques de RSE et aux démarches de management éthique. Or ces questions sont très peu abordées dans les entreprises. On peut d’ailleurs remarquer que les pays qui apparaissent les leaders du palmarès DESI, à savoir les pays scandinaves et les Pays-Bas (la Finlande, la Suède, les Pays-Bas et le Danemark occupent les quatre premiers rangs du classement dans cet ordre) sont aussi ceux qui sont les plus reconnus dans les classements internationaux sur l’éthique (ex : Tranparency International) et plus largement la mise en œuvre de la RSE (ex : Vigeo-Eiris, EcoVadis).

18 à 20% : c’est la part de la note donnée aux entreprises par les agences de notation qui concernent l’éthique et la compliance. Cette dimension est donc très consistante dans ce qui forme la réputation des entreprises. Reste à y incorporer le numérique. Vigeo-Eiris, la première agence de notation européenne, dirigée par Nicole Notat a annoncé en septembre 2019 qu’elle va désormais questionner le degré auquel les entreprises s’engagent à user de façon responsable des technologies relevant de l’IA. La notation portera sur les engagements des entreprises des secteurs impliqués dans la conception et/ou l’utilisation de l’IA à se doter de principes, d’objectifs et de procédés clairs, documentés et vérifiables de prévention des externalités négatives de l’IA et sa contribution à la maîtrise des impacts sociaux et sociétaux. Plus largement, un sociologue spécialiste des nouvelles technologies a rappelé à France Info (septembre 2019) que « depuis 2016 on a assisté à la parution d’au moins 87 documents sur l’IA socialement responsable, l’IA éthique et l’IA équitable et économiquement soutenable ». Il ajoutait que « des groupes de recherche, des laboratoires et des chaires de recherche qui portent sur ces questions poussent comme des champignons en France ».

Nous avons en France une vision très « hardware » des impacts sociaux et environnementaux de la technologie. On parle beaucoup (en bon français) de greentech, de cleantech, de green IT. Cela n’est certes pas illégitime lorsque l’on sait que le numérique représente déjà 4 % des émissions de CO2 mondiales, soit autant que le secteur aérien, et son impact devrait doubler d’ici 2025. Alors que la contrainte climatique impose une baisse drastique des émissions mondiales de gaz à effet de serre dans les prochaines années, le numérique accroît sa consommation d’énergie de 9 % par an (étude du Shift Project). Qui sait qu’envoyer un mail représente la consommation d’une ampoule pendant 24 heures ? Que regarder une vidéo sur son smartphone, est équivalente à celle d’un réfrigérateur pendant un an ? Ces chiffres, très peu connus du grand public (Novethic, 15 mai 2018), mettent en évidence le poids environnemental du secteur numérique. S’il était un pays, il représenterait le sixième consommateur d’énergie sur la planète. Certes, tout cela est vrai et doit être pris en compte. Mais l’essentiel n’est pas là : l’impact du numérique est d’abord social, par les transformations qu’il induit sur le travail[2].

Mais on a tendance, en France, à occulter l’impact de la technologie sur le travail, même si la loi sur le droit à la déconnexion a contribué à remettre cette thématique au cœur du dialogue social. On peut d’ailleurs rappeler que le fameux accord interprofessionnel (ANI) du 19 juin 2013 sur la qualité de vie au travail (QVT) et l’égalité professionnelle veut promouvoir une « gestion intelligente des technologies de l‘information et de la communication au service de la compétitivité des entreprises, respectueuse de la vie privée des salariés ».

Comprendre le lien entre technologie et travail passe par une réflexion et une observation (bientôt le retour des ergonomes ?) des usages.

Experience versus design (usage vs technologie)

La réflexion autour de l’usage des outils numériques en milieu professionnel peut s’articuler selon quatre axes, questionnant l’organisation du travail autant que l’individu :

  1. Le respect de l’équilibre vie privée / vie professionnelle, à l’heure ou la connectivité permanente rendue possible par les smartphones, tablettes et ordinateurs portables remet en question les unités de temps et de lieux du travail.
  2. La gestion de la confidentialité et la protection des données personnelles des collaborateurs, dans le cadre de l’usage de matériel numérique personnel à des fins professionnelles, de la « vie numérique » du collaborateur sur son poste de travail, des outils de suivi mis en œuvre par l’entreprise : emails, SMS, usage des réseaux sociaux professionnels, respect de la RGPD, outils de surveillance à distance…
  3. L’utilisation de l’IA dans certains process RH (ex : recrutement) ou autres.
  4. L’évolution de la relation managériale, remise en question par les nouveaux modes de travail à distance et les organisations du travail soutenues par les outils numériques, dites agiles, libérées, « opales », lean,…

Que faire ?

La première chose est de reconnaître le besoin d’intégrer les enjeux de diffusion du numérique dans les politiques d’éthique et de RSE. Les salariés sont de plus en plus confrontés à des situations dans lesquelles des algorithmes créent des situations de discrimination (comme l’exemple de l’algorithme de recrutement d’Amazon, basé sur une IA, qui minorait systématiquement la valeur des candidatures des femmes).

Dans son livre « Algorithmes, la bombe à retardement », Cathy O’Neil donne de nombreux exemples des procédures de recrutement des entreprises basées notamment sur le modèle Kronos développé dans les années 1970 par des ingénieurs du MIT et qui a gagné pratiquement toute l’économie du recrutement[3]. L’objectif des tests n’est pas de dénicher le meilleur employé, mais d’exclure le plus possible de candidats de la façon la plus économique selon des règles totalement opaques et interdisant le retour d’information. Ces processus sont selon elle « invisibles de tous sauf des mathématiciens et des informaticiens, (…) leurs verdicts, fussent-ils nuisibles ou erronés sont sans appel, ne rendent compte de rien et ne souffrent aucune discussion, (…) leurs algorithmes confondent corrélation et causalité, (…) ils privilégient l’efficacité au détriment de l’équité, (…) et ont tendance à punir les plus défavorisés et les opprimés tout en rendant les riches encore plus riches ». En France, le rapport Villani a pointé le risque éthique lié à l’utilisation de l’IA.

Avec la montée des TIC s’impose le besoin d’éthique…

Je propose l’approche par la controverse, qui se prête bien aux cas d’usage des technologies.

Face au risque éthique, la clé est de parvenir à un ancrage de l’éthique dans les comportements, ce qui nécessite de mettre en œuvre plusieurs dispositifs : organisation dédiée, réseaux de correspondants éthique, sensibilisation, formation, communication interne, questionnement éthique, système d’alerte, etc. En particulier, même si l’éthique est d’abord une affaire personnelle, il faut souligner ses aspects collectifs dans le cadre professionnel. Au-delà des chartes et codes de bonne conduite, je propose l’approche par la controverse, qui se prête bien aux cas d’usage des technologies : les entreprises doivent organiser le débat entre managers et salariés autour des cas qui « posent problème », qui mettent les valeurs (les valeurs incarnées, pas celles qui ne sont que proclamées sans traduction dans le travail réel) en tension afin de construire collectivement le mode de résolution des conflits éthiques. C’est ainsi que l’on construit une cohésion sur les valeurs… c’est-à-dire une culture d’entreprise.

Conclusion

La France peut combler son retard dans la transition numérique mais pour ce faire, elle doit d’abord reconnaître l’ampleur de ce dernier. Ensuite, elle doit se départir de son approche centralisatrice et technologique pour privilégier la mobilisation des entreprises et des acteurs sociaux. C’est en rétablissant la confiance des salariés vis-à-vis des bénéfices apportés par la technologie, en développant une vraie responsabilité numérique des entreprises, que l’on pourra créer collectivement les conditions d’un rattrapage.

Les DRH et les responsables de la RSE doivent aussi s’impliquer. Ils apportent l’indispensable dimension humaine qui permet d’insérer les technologies de façon socialement responsable. Selon l’étude DESI, la France est l’un des pays dans lesquels la proportion des salariés utilisant des équipements informatiques pour leur travail et qui considèrent que leurs compétences informatiques sont adéquates est la plus faible (61% contre 64% pour la moyenne de l’UE). La proportion de ceux qui déclarent leurs compétences insuffisantes est en revanche élevée (17% contre 11%). Le Plan national pour un numérique inclusif annoncé en 2018 est donc une initiative bienvenue. Il va falloir combler ce fossé numérique avant qu’il ne se transforme en gouffre.

Malgré ces multiples manifestations du retard français dans la transition numérique, il est consternant de voir la plupart des dirigeants, politiques et économiques, faire comme si tout allait pour le mieux et célébrer l’excellence de la « start-up nation » et la gloire de la « FrenchTech ».

Lundi 14 octobre 2019, au siège du groupe Les Echos à Paris.

Pour la sixième année consécutive, « Les Echos Executives » remettent le prix de la transformation numérique, qui évalue la maturité numérique des entreprises du CAC 40, décerné par un jury baroque présidé par Gilles Babinet, qui sur 12 membres, ne comprend pas moins de 3 cadres de Capgemini, une entreprise qui vend et implémente des technologies numériques, justement aux entreprises du CAC 40. Et pour la sixième année consécutive, l’autosatisfaction règne ; on s’auto-congratule chaudement ; on s’entre-félicite, on célèbre « les champions de la transformation numérique » (titre du quotidien Les Echos, qui rendra compte de l’événement dans son édition du 21 octobre 2019).

Enfin, apparaît, le secrétaire d’Etat chargé du Numérique, Cédric O, qui alerte : « La difficulté pour les entreprises réside moins dans la transformation numérique en tant que telle que dans les questions de management et de gouvernance qui en découlent ». En voilà tout de même un qui a compris !

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,

Management & RSE

Pour aller plus loin :

« Le management 2.0 sera-t-il socialement responsable ? »

Site du DESI : https://ec.europa.eu/digital-single-market/en/desi

Cet article est une version augmentée d’une chronique de Martin Richer publiée par l’hebdomadaire Entreprise & Carrières dans son n°1449. Pour lire cette chronique en format PDF, cliquez ici 

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Crédit image : « Computer operators with an Eniac, the world’s first programmable general-purpose computer », Corbis / Getty Images

“Mary Allen Wilkes with a LINC at M.I.T.” She was a programmer in the ’60s. LINC was to be one of the world’s first interactive personal computers. Photo : Joseph C. Towler, Jr.

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[1] « Artificial Intelligence: Have No Fear The revolution of AI at work », étude réalisée par Ipsos pour BCG GAMMA auprès de 7 077 personnes appartenant à la population active, dont un minimum de 1 000 personnes dans chacun des sept pays étudiés (France, Allemagne, Royaume-Uni, Espagne, Etats-Unis, Canada, Chine). Dans chaque pays, un échantillon représentatif (méthode des quotas) de la population active nationale âgée de 18 ans ou plus a été interrogé. Ce sondage a été effectué en ligne entre le 18 mai et le 6 juin 2018.

[2] Voir : « Comment travaillerons-nous demain ? » 

[3] Éditions Les Arènes, 2018

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