Face aux impasses du revenu universel : trois alternatives ‘disruptives’

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« La société se mutile en excluant les plus pauvres. » — Pierre-Yves Madignier,
ancien Président de la Fondation ATD Quart Monde

Le revenu universel apparaît comme une solution simple et immédiate aux problèmes économiques et sociaux auxquels nous faisons face. Pourtant, une analyse critique montre immédiatement que cette solution est confrontée à trois impasses : elle n’est pas finançable sans remettre en cause de façon abrupte les équilibres ; elle escamote les vertus d’émancipation et de sociabilité du travail derrière le déclinisme d’une pseudo-fin du travail ; elle est porteuse d’une explosion des inégalités et d’une fragilisation de la cohésion sociale. Faut-il pour autant en rester là ? Je crois que le revenu universel apporte de mauvaises réponses mais pose de bonnes questions. C’est pourquoi je propose ici trois alternatives permettant des évolutions significatives de notre modèle social pour mieux prendre en compte les problématiques réelles soulevées par le revenu universel.

Dans un article précédent, j’ai mis l’accent sur les trois impasses auxquelles fait face la solution du revenu universel : « Revenu universel : est-ce bien socialement responsable ? ». Comme dans ce précédent article, je fais référence ici aux propos qui se sont échangés lors du colloque organisé par Metis au Sénat en partenariat avec La Fonda, le 6 avril 2017, sous le titre « Le revenu universel : une nouvelle réponse à la question sociale »[1].

La campagne pour les élections présidentielles françaises, qui s’est achevée en mai 2017 aura permis un débat fertile sur le revenu universel, porté au sein de chacune des primaires (celle de la droite et du centre, celle des écologistes et celle du parti socialistes et de ses alliés), puis par Benoît Hamon lors de la suite de la campagne. Les ambiguïtés et inconstances qui ont caractérisé la définition du projet de ce dernier, perpétuellement en recherche de ses contours et de ses modalités de financement, n’ont pas favorisé la pédagogie d’un dispositif complexe. Le score qu’il a finalement obtenu au premier tour de l’élection ainsi que l’abandon du revenu universel par le parti qui le soutenait dans son programme pour les élections législatives ne résument pas l’attractivité de cette proposition, dont les aspects positifs mais aussi les risques ont été assez largement débattus. Elle reviendra sans doute, sous des formes renouvelées.

Reste désormais à envisager des solutions qui répondent aux problèmes posés sans pour autant présenter les inconvénients du revenu universel. Cette démarche s’impose car je souscris totalement à cette conclusion exprimée par Clément Cadoret dans sa tribune intitulée « L’adieu au gagne-pain ? » : « À trop s’en remettre aux vertus du revenu universel et à son horizon de mise en œuvre forcément très lointain, on oublie bien souvent l’immédiateté de la crise économique et sociale et la possibilité d’agir rapidement afin d’y remédier ».[2].

La réforme des minima sociaux : pour un revenu minimum décent

« Vous n’en avez sans doute jamais entendu parler mais le revenu de base existe déjà en France ; cela s’appelle le RSA [revenu de solidarité active]». Cette remarque à dessein provocante est exprimée par Nicolas Colin, qui recommande aussi de davantage s’intéresser à l’ensemble des minima sociaux[3]. Cette recommandation s’applique d’autant plus si vous appréciez les acronymes : revenu de solidarité active (RSA), allocation de solidarité pour les personnes âgées (ASPA), allocation adultes handicapés (AAH), allocation supplémentaire d’invalidité (ASI), allocation de solidarité spécifique (ASS), allocation veuvage (AV), revenu de solidarité outre-mer (RSO), prime transitoire de solidarité (PTS), allocation temporaire d’attente (ATA), allocation pour demandeur d’asile (ADA).

Cette longue liste illustre la complexité des réglementations concernant les minima sociaux. En ces temps de « phobie administrative », cette complexité se trouve à la source des motivations des tenants du revenu de base: ce dernier propose une alternative simplifiée (économie de temps et de coûts), permettant aussi d’éviter la culpabilisation des demandeurs, le non-recours aux droits et son contraire, la fraude aux prestations sociales. A noter cependant que ces problèmes ne sont pas spécifiques à la France (voir par exemple les débats en Grande-Bretagne à propos du decent living wage).

La Cour des comptes a critiqué « ces dispositifs, en partie illisibles et inefficaces », qui ont vu leur coût exploser avec la crise économique. Ils concernent aujourd’hui 4,21 millions de personnes (+17,6% entre 2008 et 2013, dont +35% pour le RSA), et leur montant (hors coûts de gestion et dépenses d’accompagnement) a progressé de 30% en euros constants entre 2008 et 2014, à 24,8 milliards d’euros – ce qui ne représente toutefois que 3,5 % du total des prestations sociales (assurance maladie incluse) et un peu plus de 1 % du PIB. Les coûts de gestion de ces dix minima sociaux actuels sont estimés à près de 10 milliards d’euros…

L’étendue du non-recours aux droits sociaux, autre critique des tenants du revenu de base, a été révélée par une étude de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore, un laboratoire du CNRS rattaché à l’université de Grenoble), qui a publié en 2012, aux éditions de La Découverte, « L’envers de la ‘fraude sociale’ ; le scandale du non-recours aux droits sociaux ». D’après une étude de l’Observatoire des Inégalités sur « Le non-recours aux droits en France », publiée en 2011, le taux de non-recours au RMI (Revenu minimum d’insertion, remplacé aujourd’hui par le Revenu de solidarité active) qui s’établissait à 35 % en moyenne en France au milieu des années 1990[4] n’aurait guère évolué : il est équivalent à celui observé aujourd’hui pour le RSA dit « socle » (pour les personnes sans emploi). Mais surtout, le taux est beaucoup plus élevé pour ce qui concerne les prestations de complément : il était estimé très récemment à 67% pour l’ex. « RSA activité », qui fournissait un complément de revenus[5]. Ce taux de non-recours se situe à un niveau très élevé et relativement stable sur longue période: fin 2009, quelques mois après le remplacement officiel du RMI par le RSA, on observait alors un taux de non-recours de l’ordre de 70 %[6]. L’Observatoire rappelait que tout comme pour son prédécesseur le RMI, « il convient de prendre en compte le nécessaire temps d’adaptation des usagers face à une nouvelle prestation pour expliquer en partie ce non-recours à des aides existantes ». L’ampleur du phénomène a cependant persisté – malgré des chiffrages par nature lacunaires – et c’est d’ailleurs la persistance du non-recours au RSA activité qui a pour partie justifié la suppression de ce dispositif pour aboutir à la création de la prime d’activité.

Avant cette dernière, on estimait à 5,2 milliards d’euros le non-recours au RSA, selon le comité d’évaluation du RSA, chiffre que l’on peut comparer aux 60 millions que représente la fraude au même RSA et à la branche famille de la Sécurité sociale. Contrairement à une idée reçue, les personnes qui renonçaient à recourir au RSA activité étaient plutôt diplômées (54% avaient le bac et plus). Par ailleurs le taux de non-recours au RSA est plus élevé parmi les étrangers hors Union européenne que parmi les Français, ce qui n’empêchera pas certains d’agiter le fantasme des hordes de profiteurs de notre système social.

Au-delà de leur disparité et de la question du non-recours, Delphine Chauffaut, enseignante à Paris Dauphine et directrice de projet à l’INED, a énuméré lors du colloque de Metis, les problèmes posés par les minima sociaux : disparité des conditions d’octroi, qui crée des problèmes d’inégalité, complexité des formalités, fragilité de leur acceptabilité sociale, effets de stigmatisation vis-à-vis des ayant-droits. Le revenu universel apparaît comme une solution séduisante car il apporte des réponses à cette myriade de problèmes.

Pourtant, les réponses efficaces sont davantage à chercher dans une réforme profonde des minima sociaux. Le député socialiste de Saône-et-Loire Christophe Sirugue avait été à l’origine de la fusion du RSA «activité» et de la prime pour l’emploi, entrée en vigueur en janvier 2016[7]. Il est allé plus loin dans son rapport sur la réforme des minima sociaux (« Repenser les minima sociaux : vers une couverture socle commune« ) rendu au Premier ministre le 18 avril 2016. Il ne recensait pas moins de dix différents types d’allocations (voir la liste exhaustive ci-dessus) dont bénéficient actuellement quatre millions d’allocataires (soit 7 millions de personnes en tenant compte des personnes à charge). Trois scénarios étaient proposés dont le plus ambitieux consiste à regrouper ces dix allocations sur la base d’une « couverture socle commune » d’environ 400 euros par mois, versée sous conditions de ressources à partir de 18 ans. Ce regroupement trouve son inspiration notamment dans les travaux menés en 2004 par Martin Hirsch[8]. Cette allocation unique serait complétée si le bénéficiaire est une personne âgée, handicapée ou en situation d’insertion professionnelle. Elle serait accessible aux jeunes de 18 à 25 ans alors qu’il faut actuellement deux ans d’activité pour prétendre au RSA jeune.

Les propositions de Christophe Sirugue ne perdent pas de vue la nécessité de préserver le lien avec le monde du travail. Il précisait que « traiter la question de la réforme des minima sociaux n’aurait guère de sens si cette réflexion n’était pas complétée par des propositions relatives à l’insertion des allocataires. En effet, au-delà de l’objectif de fournir aux personnes concernées une garantie minimale de ressources, les minima sociaux doivent également viser à ce que leurs allocataires puissent voir leur situation s’améliorer, notamment à travers ces démarches d’insertion ».

De son côté, Terra Nova a construit une solution autour de la notion de «revenu minimum décent » (voir les références de cette étude dans la section « Pour aller plus loin » ci-dessous). Il s’agit de remplacer l’ensemble des dix minima sociaux (s’adressant aux actifs ou non, dédiés à des public particuliers ou non …) par

  • une prestation unique, dégressive,
  • sous seule condition de ressource,
  • attribuée dès 18 ans,
  • selon un système de semi individualisation (prise en compte des ressources conjugales),
  • d’un montant proposé de 750 €.

Le rapport souligne en outre que le soutien aux plus fragiles, afin de les mener sur le chemin de l’émancipation, ne doit pas être envisagé sous un angle purement financier, mais repose sur un accompagnement de qualité et des services publics qui contribuent, également, à la redistribution.

Le gouvernement s’est inspiré du troisième scénario issu du rapport Sirugue, le plus ambitieux, ainsi que des travaux menés par le Groupe de travail de Terra Nova pour jeter les premières pierres d’une réforme des minima sociaux, qui doit être effective dès 2017. A noter qu’en présentant les dispositifs en septembre 2016, Manuel Valls alors Premier ministre, a cédé aux sirènes médiatiques en évoquant un « revenu minimum universel garanti », issu du regroupement des différentes prestations. Il ne s’agit pourtant pas d’un revenu de base puisque ce revenu n’est ni universel, ni inconditionnel, ni dénué de contreparties.

Concrètement, il s’agit de simplifier les procédures d’accès à l’ensemble des minima et de relancer les politiques d’insertion professionnelle. Les dispositifs ont été formalisés dans le projet de loi de finances pour 2017, adoptée en décembre 2016. Cette approche ambitieuse mais pragmatique me semble beaucoup plus prometteuse que le revenu de base:

  • elle conserve l’exigence d’une adéquation des prestations sociales à des situations ou des besoins précis, faisant droit à l’idée selon laquelle on ne peut pas poursuivre des objectifs parfois très différents à l’aide d’un dispositif unique ;
  • elle ne bouleverse pas la centralité du travail ;
  • elle tient compte du cadre budgétaire et des marges de manœuvre contraintes dans laquelle elle s’inscrit ;
  • elle constitue un moyen efficace de lutte contre la pauvreté.

Ces orientations seront-elles poursuivies par le gouvernement qui sera prochainement mis en place par Emmanuel Macron ? On peut opter pour l’affirmative au vu de la réponse écrite fournie en avril 2017 par le candidat au questionnaire soumis par la CFDT : « Loin des fantasmes sur la fraude sociale généralisée ou des discours stéréotypés sur ‘l’assistanat’, nous avons constaté que la première cause de l’inadaptation de notre système est la complexité des démarches et la méconnaissance des droits sociaux. Pour traverser cette barrière invisible, nous nous engageons à créer un versement social unique et automatique pour lutter contre le non-recours aux aides sociales. Ce versement social consoliderait, en une seule fois, l’ensemble des prestations (RSA, APL, prime d’activité, etc.) auxquelles les prestataires ont droit. Elle concerne 12 millions de foyers, soit près de la moitié de la population française. (…) Ensuite, nous poursuivrons la généralisation de la Garantie jeunes. Ce parcours d’accompagnement intensif assorti d’une allocation sera proposé à tous les jeunes précaires ni en formation ni en emploi »[9]. Cette dernière phrase, qui rappelle une disposition déjà inscrite dans la loi Travail, laisse supposer que l’extension des minima sociaux aux jeunes dès 18 ans n’est pas acquise…

Rappelons également que le revenu de base ne réussit pas forcément à résoudre la problématique du non-recours aux prestations. Dans le cas de l’implantation d’un revenu inconditionnel dans des villages du Madhya Pradesh en Inde (l’un des Etats les plus pauvres du pays), on a constaté que 10 mois après sa généralisation, ce programme (par ailleurs très intéressant) n’avait atteint que 10 % des personnes ciblées, et fut abandonné peu de temps après[10].

Le revenu de base n’est pas le seul moyen de lutter contre le non-recours. Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak rappellent dans leur étude de l’OFCE que « le taux de recours à la prime d’activité devrait toutefois être nettement plus fort que celui du RSA-activité [qu’elle remplace] (sans doute 70 % contre 32 %) »[11]. Par ailleurs, la simplification et le regroupement des multiples types d’allocations permettront d’améliorer la lisibilité du dispositif, de même que la mise en œuvre du principe « dites-le une fois », qui doit permettre de limiter le nombre de pièces justificatives à fournir lorsqu’une personne désire bénéficier de minima sociaux. D’autres actions en ce sens ont été engagées, notamment dans le cadre de la lutte contre la pauvreté. A titre d’exemple, Christophe Sirugue rappelle dans son rapport que « la mise en place des ‘rendez-vous des droits’ entre la CNAF et l’Etat dès la Convention d’objectif et de gestion 2013-2017 a permis d’organiser 100.000 de ces rendez-vous dès 2014 avec un bilan positif, 40% des rendez-vous réalisés donnant lieu à ouverture des droits »[12]. La réforme amorcée de l’impôt sur le revenu avec la retenue à la source pourra également apporter une contribution en matière de simplification.

La technologie permet aussi d’apporter des réponses, comme l’illustre le grand succès rencontré par le simulateur de la prime d’activité. De son côté, le SGMAP (secrétariat général à la modernisation de l’action publique) a construit un simulateur visant à répertorier l’ensemble des prestations nationales (et certaines prestations locales) appelé «mes-aides»[13]. Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak rappellent que « dans quelques années, si le développement de la DSN (déclaration sociale nominative) le permet, les ressources des ménages pourront être suivies en temps continu ; le RSA, la prime d’activité, les allocations logement pourraient alors être servies automatiquement »[14]. Je veux aussi rappeler ici le travail de terrain, opiniâtre et indispensable, mené par des associations comme le Secours catholique ou ATD Quart Monde.

A l’exact inverse du revenu de base, la bonne approche de long terme vis-à-vis de la lutte contre la précarité de l’emploi et la volatilité du travail est de poursuivre la construction d’une protection sociale qui ne soit pas appréciée seulement par ses aspects défensifs mais aussi par ses vertus proactives. Ainsi par exemple, Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Sciences Po, met l’accent sur le renforcement des capacités des personnes et le soutien à leur participation dans la société et au marché du travail[15].

Le CPA pour organiser les articulations entre temps du travail et temps de vie

Une utilisation innovante du CPA (compte personnel d’activité), créé dans le cadre de la loi Rebsamen d’août 2015, permettrait de répondre à un besoin essentiel que le revenu de base tente de prendre en compte de son côté : faciliter les transitions entre emplois mais aussi entre emploi et inactivité, travail indépendant, bénévolat, etc. Dans l’étude que j’ai menée (avec Bernard Gazier, Thierry Pech, Bruno Palier,…) pour Terra Nova nous recommandons un CPA permettant d’assurer un revenu aux personnes éloignées de l’emploi sans pour autant rompre le lien avec le travail[16]. Ce dispositif puise dans l’expérimentation des territoires « zéro chômage de longue durée », votée en décembre 2015 sur la proposition de Laurent Grandguillaume, député de la Côte d’Or, et inspirée par ATD Quart Monde.

Délégué général de La Fabrique de l’industrie et professeur à Mines ParisTech, Thierry Weil estime que par rapport au revenu universel, « dans l’immédiat, des expérimentations comme ‘territoires zéro chômage de longue durée’, où un accompagnement individuel vise à proposer un CDI adapté aux aspirations et aux possibilités de chacun en solvabilisant des besoins latents pendant une période de transition semblent beaucoup plus adaptées à l’urgence de réinsérer les publics éloignés du travail et menacés d’exclusion sociale »[17]. Le rapport de Terra Nova sur le minimum décent insiste sur le fait que les modalités de fonctionnement de ce dispositif « maintiennent l’attractivité d’une activité professionnelle » (…) car « la valorisation de l’effort et du travail demeure au cœur de la philosophie sociale des progressistes »[18]. Il met l’accent sur l’importance de l’accompagnement, rappelant que « 22 % d’allocataires du RSA ne bénéficient d’aucun accompagnement » (rapport Sirugue).

Au terme de leur plaidoyer charpenté en faveur du revenu universel, Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght acceptent, par souci de compromis pragmatique, de mettre à bas l’exigence de l’inconditionnalité, qui se situe au cœur du concept de revenu universel[19]. Ils se rallient à la proposition de « revenu de participation », soutenue par l’économiste britannique Anthony Atkinson, qui préconise l’exigence d’une activité (non nécessairement marchande mais reconnue socialement par des processus collectifs), qui légitime (plutôt que conditionne) le revenu obtenu[20].

Conçu comme un outil pour appuyer le retour au travail, le minimum décent trouve toute sa justification économique. Car comme l’écrivent Louis Gallois, Président de la Fédération des acteurs de la solidarité et Thierry Pech, Directeur général de Terra Nova, disposer d’un revenu décent garanti est un préalable nécessaire à la reprise d’activité : « Retrouver un emploi nécessite de pouvoir se déplacer pour se rendre aux entretiens d’embauche et sur le futur lieu de travail, de pouvoir faire garder ses enfants, d’être en bonne santé pour occuper un poste de travail – donc de pouvoir se loger, s’alimenter correctement, se soigner. Assurer des ressources à chacun en cas d’absence d’emploi, c’est donner les moyens de faire face à ces dépenses, et ainsi augmenter la probabilité de retrouver un emploi. Inversement, ne pas le faire, c’est souvent condamner les personnes à demeurer exclues du marché du travail »[21].

Il répond à la nécessité de repenser les politiques d’insertion et de leur affecter des moyens à bonne hauteur, mais aussi de dépasser une vision « punitive » ou coercitive de l’activation des politiques de l’emploi. Dans une perspective européenne, il est intéressant de noter la formation d’un début de convergence au sein de l’Union européenne autour de l’exigence des minima sociaux conçus comme un investissement social. Julien Damon rappelle que les institutions européennes ont lancé en 2016 une vaste consultation sur le principe d’un socle (ou « pilier ») social et met l’accent sur un extrait significatif d’une résolution du Parlement européen du 19 janvier 2017 sur un socle européen des droits sociaux, qui souligne « l’importance de régimes de revenu adéquat minimal pour protéger la dignité humaine et combattre la pauvreté et l’exclusion sociale, ainsi que leur rôle en tant que forme d’investissement social permettant aux citoyens de participer à la société et de poursuivre une formation et/ou de chercher un emploi »[22].

Le CPA est un outil adapté pour gérer l’ensemble des droits, des prestations et des obligations associées ainsi que pour permettre de traiter de front les difficultés d’accès ou de retour au travail, y compris les freins périphériques (logement, garde d’enfants, transport, santé, etc.) en offrant un accompagnement global (voir « CPA : pour une approche inclusive »).

C’est aussi un outil qui concrétise la notion de responsabilité sociale et permet une approche sur mesure, plus ciblée que la méthode globalisante du revenu dit « universel ». Or, Bruno Palier nous rappelle que les enjeux sont là, bien réels, même si beaucoup préfèrent ne pas les affronter: « D’une façon générale, ces débats autour du revenu minimum universel nous éloignent d’une réflexion absolument nécessaire sur les services que devrait garantir notre système de protection sociale. L’analyse des nouveaux risques sociaux auxquels les individus sont confrontés montre qu’ils ont besoin en priorité de services sociaux universels et réellement accessibles à tous. (…) Les services déjà existants et financés par de l’argent public profitent souvent davantage aux milieux aisés qu’aux plus démunis, qui en auraient pourtant plus besoin. Ainsi, les enfants vivant dans un ménage inférieur au premier quintile de niveau de vie sont sous-représentés dans les crèches par rapport à ceux issus des 20 % les plus favorisés. Les femmes seules avec enfants et au chômage n’ont pas priorité, dans bien des cas, à l’accès aux crèches pour leurs enfants (pour autant qu’il y ait des places disponibles). Les inégalités scolaires sont telles que les dépenses d’éducation bénéficient in fine davantage aux élèves issus de milieux aisés. Et ce sont les salariés les plus qualifiés qui ont le meilleur accès à la formation continue. La prise en charge des personnes dépendantes est particulièrement coûteuse pour les familles en France. S’il faut parler d’universalité, c’est plutôt du côté de ce type de service ‘d’investissement social’ qu’il faut pousser la réflexion, et proposer la mise en œuvre d’un accès universel garanti aux crèches, aux services d’accueil des personnes dépendantes, à l’éducation de la réussite pour tous et à la formation tout au long de la vie »[23].

Le coup de pouce décisif : pour une allocation d’entrée dans la vie active

Dans les alternatives au revenu universel, il en est une qui a les faveurs des décroissants et d’une partie des écologistes : la gratuité des « biens et services de base ». Cette approche permet un ciblage par les prestations (mais pas par les destinataires). Elle consiste à faire prendre en charge par la collectivité un accès aux transports, aux soins, à la culture, les premiers kWh électriques, les premiers m3 d’eau, etc. Mais cette solution présente deux inconvénients majeurs :

  • Il faut trouver une large adhésion, si ce n’est un consensus, sur la définition des besoins essentiels de l’être humain (ou de la famille), ce qui est loin d’être acquis.
  • Comment justifier que ce serait à la société de définir ce qui fait partie des besoins essentiels plutôt que de laisser l’individu, libre et responsable, en décider lui-même (par exemple en dépensant son RSA comme il l’entend, en fonction de ses priorités propres) ?

La dernière alternative que je souhaite verser au débat s’inspire de cette solution mais en laissant la marge de décision au bénéficiaire. Il s’agit de miser sur une allocation unique (de type dotation) plutôt que sur un revenu récurrent. Il s’agit également de tenir compte des besoins particuliers que connaissent les jeunes adultes en entrant dans la vie active. Là encore, l’idée n’est pas nouvelle. Julien Damon rappelle que dans un court manifeste adressé au Directoire en 1797, « La justice agraire », l’intellectuel anglo-américain Thomas Paine proposait qu’une somme de 15 livres – de quoi alors acheter une vache et un peu de terrain – soit versée à tous les jeunes arrivant à l’âge de vingt et un ans, afin de faciliter leur « commencement dans le monde »[24].

Les jeunes n’ont pas droit, sauf exception, au RSA. Cette exclusion apparaît comme une anomalie européenne. Selon Yannick Vanderborght (Université St Louis de Bruxelles et co-auteur avec Philippe van Parijs de « Basic Income »), presque tous les pays d’Europe qui disposent d’un revenu minimum en ouvrent le bénéfice aux résidents majeurs (c’est évidemment le cas de la Belgique, de l’Allemagne, des Pays-Bas, pour prendre des pays proches). Par ailleurs, comme l’écrit Christophe Sirugue, « priver la très grande majorité des jeunes de l’accès à notre dispositif universel de lutte contre la pauvreté ne me paraît plus acceptable (…) au regard de la situation de nos voisins européens et, surtout, [de la nécessité] de lutter efficacement contre la pauvreté des plus jeunes, dont la hausse depuis 2008 est malheureusement frappante« [25]. Bercy a chiffré à 6,6 milliards d’euros le coût de l’extension des minima aux jeunes.

Lors du colloque de Metis, Alexandre Leroy, ancien président du syndicat étudiant FAGE a bien montré que le temps de la jeunesse s’allonge mais reste absent (à l’exception de la garantie jeunes) des trois temps reconnus par notre modèle social : scolaire, travail, retraite. Le taux de pauvreté qui s’élève en France à 13,3% de l’ensemble de la population en 2014 d’après Eurostat, atteint 21,2% pour les 18-24 ans. Conséquence, d’après Alexandre Leroy : « on fabrique une génération qui n’aura pas connu le soutien de la solidarité nationale lorsqu’elle en avait besoin et risque donc, plus tard, de rester en dehors du consentement à l’impôt ». Pour lui, la question est de trouver « comment soutenir les parcours d’autonomie » et non de proposer une « allocation de maintien à domicile » !

Un rapport du CESE remis à la ministre du Travail en mars 2017 par la conseillère d’État, Célia Verot, et Antoine Dulin, vice-président du Conseil économique, social et environnemental, prône un choc de simplification concernant l’accès des jeunes à leurs différents droits. En effet, pas moins de 238 seuils d’âge différents ont été identifiés par les auteurs du rapport (« Arrêtons de les mettre dans des cases ! Pour un choc de simplification en faveur de la jeunesse ») pour l’accès des jeunes aux différents droits qui leur sont ouverts. En lien avec le dispositif de la « garantie jeunes », les auteurs proposent de permettre l’accès dès 18 ans à un revenu minimum garanti (qui pourrait prendre, pour l’instant, la forme d’un RSA ouvert aux jeunes à partir de 18 ans). Une autre suggestion formulée par les auteurs pour accompagner l’autonomie consiste à intégrer la formation initiale dans le compte personnel d’activité (CPA) en le créditant, à partir de 16 ans, d’un capital de trois à cinq ans pour faciliter notamment les allers et retours entre la formation et l’emploi.

En complément, je propose de mettre en œuvre l’idée du « coup de pouce » (nudge) vis-à-vis des jeunes au travers d’une allocation d’un « capital d’entrée dans la vie active » versée de façon inconditionnelle aux jeunes, par exemple à 18 ans, pour leur permettre d’assurer des dépenses comme l’achat d’un véhicule ou la création d’une entreprise. Cette proposition s’inspire du Livre vert remis en juillet 2009 et élaboré par la Commission sur la jeunesse présidée par Martin Hirsch, destinée à refonder la politique en faveur des 16-25 ans. D’autres propositions ont été élaborées et d’autres expériences intéressantes ont été menées autour de l’idée d’une dotation aux jeunes. Pierre-Yves Cusset et Julien Damon ont effectué une revue des propositions ou des dispositifs mis en œuvre à travers le monde, aux Etats-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne, en Hongrie, à Singapour ou en Corée du Sud.

Cette « dotation d’autonomie » serait versée après l’inscription du jeune (ayant résidé quelques années sur le territoire national) sur les listes électorales, qui matérialise son appartenance à la communauté des citoyens. A titre d’exemple, une allocation de 4.000 euros représenterait un coût budgétaire de 3,2 milliards d’euros. Comme l’écrivent Pierre-Yves Cusset et Julien Damon, il y a un intérêt spécifique à miser sur une dotation (unique) plutôt que sur une allocation (récurrente) : « Le point commun des diverses réflexions menées en termes de dotations en capital réside dans l’idée que la détention d’un patrimoine a des effets psychologiques particuliers : se voir doté d’un patrimoine ou être aidé pour le constituer – n’est pas équivalent au fait de recevoir régulièrement une certaine somme d’argent, quand bien même la valeur actualisée des flux ainsi perçus se révélerait de même montant que le patrimoine attribué. Pour les promoteurs des dotations en capital, aider les individus à accumuler un patrimoine – un patrimoine qu’il faudra apprendre à gérer, à faire fructifier et à transformer en capital humain – est aussi un moyen de les aider à se réapproprier l’avenir, à prendre confiance en eux, à retrouver la dignité par la responsabilité qui leur est donnée de réaliser des choix »[26].

Un autre avantage de cette proposition est de gommer, au moins en partie, les fortes inégalités de patrimoine et de moyens disponibles lors de l’entrée dans la vie active. Ce facteur d’égalisation pourrait être renforcé par le mode de financement de cette mesure, qui s’adosserait à une augmentation de la taxation des héritages et successions.

L’effectivité de cette mesure repose dans son caractère additif : elle ne doit pas se substituer aux efforts visant à améliorer les services publics de l’éduction et de l’enfance.

Conclusion

Le revenu universel est le plus grand dénominateur commun. Il est mobilisable par des projets politiques très différents pour répondre à des questions elles-mêmes très diverses, et non nécessairement compatibles entre elles. C’est la réponse de ceux qui cherchent les moyens de la libération de l’aliénation du travail, comme de ceux qui veulent mettre à bas l’état-providence ou encore de ceux qui sont mus par l’aspiration libertaire à une émancipation délicieusement décroissante. Je prédis donc que le destin médiatique du revenu universel, qui a pris une épaisseur certaine au cours de cette campagne électorale, a encore de beaux jours devant lui : il est une solution (trop) facile et (trop) évidente à des questions et enjeux (beaucoup plus) complexes et subtils. Pourtant, le grand renversement provoqué par le revenu universel est lourd de menaces. Continuons à creuser les alternatives !

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,

Management & RSE

Pour aller plus loin :

Christophe Sirugue, « Repenser les minima sociaux : vers une couverture socle commune », Rapport rendu au Premier ministre le 18 avril 2016. Ce rapport contient une annexe 2 (« Revenu universel et minima sociaux », pages 140 à 152) basée notamment sur des travaux menés par la Drees, qui synthétise les approches du revenu universel. Un très grand nombre d’écrits disponibles sur le revenu de base sont de simples plagiats de cette annexe… sans toujours y faire référence !

« Pour un minimum décent : Contribution à la réforme des minima sociaux », Rapport Terra Nova, Novembre 2016. Président du groupe de travail : François Chérèque ; Rapporteur : Delphine Chauffaut ; Membres du groupe de travail : Françoise Bouygard, Denis Clerc, Victor Duchamp, Alexis Goursolas, Thomas Guays, Jean-François Le Ruof

L’introduction à cet article : « Revenu universel : est-ce bien socialement responsable ? »

« Le CPA, ossature d’une nouvelle responsabilité sociale », 10 mars 2016

Crédit image : Josef Danhauser (1805 – 1845), « Der Reiche Prasser », 1836, Huile sur toile, Belvedere Museum, Vienne

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[1] Voir le programme.

[2] Clément Cadoret, « L’adieu au gagne-pain ? », La Vie des idées, 29 novembre 2016

[3] Nicolas Colin, Co-Founder & Partner, TheFamily, “Enough With This Basic Income Bullshit”, Medium, September 9, 2016

[4] Voir l’étude d’Antoine Terracol publiée par Les cahiers de la MSE en 2001

[5] Soulignons que le RSA activité, puis, depuis le 1er janvier 2016, la prime d’activité, ne relèvent pas de la catégorie des minima sociaux.

[6] Nicolas Duvoux, « Le RSA et le non-recours », La vie des idées, 1er juin 2010

[7] Christophe Sirugue a été nommé secrétaire d’état à l’Industrie début septembre 2016, peu après la démission du gouvernement d’Emmanuel Macron.

[8] Martin Hirsch, « Au possible nous sommes tenus », 2004

[9] « Réponse de En Marche ! au questionnaire de la CFDT sur le travail et les questions sociales », Avril 2017

[10] Voir Eva Quéméré, « Le revenu de base : une arme de lutte contre la pauvreté en Inde », Metis, 9 Juillet 2016

[11] Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak, « Le revenu universel : une utopie utile ? », OFCE, Policy brief n° 10, 15 décembre 2016

[12] Voir F.Chérèque, C.Abrossimov et M.Khennouf (IGAS), « Evaluation de la 2e année de mise en œuvre du plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale »

[13] Voir : mes-aides.gouv.fr

[14] Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak, « Le revenu universel : une utopie utile ? », op.cit.

[15] Bruno Palier, « La stratégie d’investissement social », rapport du CESE, février 2014

[16] « Le bel avenir du Compte personnel d’activité », Note Terra Nova, 16 février 2016

[17] Thierry Weil, « Revenu universel : évitons les discours simplistes », The Conversation, 1 mars 2017

[18] Rapport déjà cité

[19] Philippe Van Parijs et Yannick Vanderborght], « Basic Income ; A Radical Proposal for a Free Society and a Sane Economy », Harvard University Press, 2017

[20] Anthony Atkinson, « The Case for a Participation Income », The Political Quarterly, 1996 et plus récemment, “Inequality. What can be done ?”, Harvard University Press, 2015

[21] « Pour un revenu décent ouvert à tous », Libération, 2 mars 2017

[22] Julien Damon, « Le revenu universel pour de vrai ; À propos et à partir de Basic Income », Droit Social, N° 4, Avril 2017

[23] Bruno Palier, « Le revenu de base : une fausse bonne idée qui préempte les débats sur le nécessaire renouveau du système de protection sociale », Les Cahiers Français No 393, Juin 2016

[24] Julien Damon, « Le revenu universel pour de vrai ; À propos et à partir de Basic Income », article déjà cité

[25] Rapport Sirugue déjà cité

[26] Pierre-Yves Cusset et Julien Damon, « Les dotations en capital pour les jeunes », Droit social, n° 12, 2009, pp. 1159-1168

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Une réponse

  1. Merci Martin pour cet article et pour les 3 pistes qui s’y profilent.
    J’en suggère une quatrième, en lien avec celle portant sur le CPA. Il s’agit du passage progressif aux 32h sur 4 jours; pour cela, mobilisation des régions et des partenaires sociaux pour un vaste plan de formation et d’apprentissage en alternance; réduction des cotisations sociales (transfert sur csg) afin que les embauches supplémentaires se fassent à salaire net constant pour les employés et à masse salariale constante pour les entreprises qui jouent le jeu.

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