Etre manager aujourd’hui : de l’indi-gestion à l’indigence

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[ Mise à jour : 7 septembre  2019 ]  Etre manager fait-il toujours rêver ? Telle était la question posée par la session d’ouverture du Salon du management. La réponse est clairement négative : le management est une fonction qui n’attire plus, à tel point que 62% des salariés actuellement non-managers ne souhaiteraient pas le devenir s’ils en avaient la possibilité. Tel est le défi d’attractivité de la fonction, que doivent relever les entreprises. Il n’est pas mince. Pour tenter de dépasser les jugements à l’emporte-pièce, j’ai réuni dans cet article, les enseignements issus des baromètres et études qui m’ont semblés les plus robustes. Ils remettent en cause quelques idées reçues et esquissent des pistes d’amélioration.

Dès sa première édition, mon ami Philippe Détrie, qui a créé le Salon du management, a souhaité que cet événement s’ouvre par une conférence sur « L’état de l’art du management ». Selon cette tradition bien établie la session de 2018 (13 novembre) portait le titre : « Etre manager fait-il toujours rêver? », adossée à une étude quantitative menée par OpinionWay auprès de 1006 salariés représentatifs de la population des salariés français[1].

Le management n’attire plus les salariés. L’étude BVA – Audencia publiée fin 2017 confirme le chiffre ci-dessus : 79% des personnes interrogées disent ne pas souhaiter accéder à la fonction de manager. En cohérence, un manager sur deux actuellement en poste n’a pas demandé à le devenir. Cela dit, l’enquête de la Cegos relativise ce dernier chiffre : cette moitié de managers qui le sont devenus sans le demander résulte majoritairement (à 41%) d’une promotion (« On vous l’a proposé : vous avez accepté ») et très minoritairement (à 8%) d’un choix contraint (« On vous l’a imposé : c’était une condition pour évoluer »), même si la frontière entre ces deux situations est parfois ténue.

Par ailleurs, le malaise des managers (et celui des non-managers face à la perspective de le devenir) ne date pas d’hier. Dès 2009, l’Apec, l’association qui épaule les cadres dans leurs mobilités professionnelles externes mais aussi internes, rendait compte de ce phénomène dans une enquête montrant qu’environ la moitié des salariés du secteur privé ne souhaitait pas passer cadre. L’association Entreprise & Personnel a publié une étude intitulée « Manager de proximité ? Non merci ! » en mars 2011, qui relevait l’apparition de « signes d’un désengagement croissant, voire d’un certain mal-être des managers de proximité ». Un an plus tard, le Céreq (Centre d’Etudes et de Recherches sur les Qualifications) publiait à son tour, sous la plume de Nathalie Bosse, une enquête qualitative intitulée « Devenir cadre, une perspective pas toujours attrayante » (Bref du Céreq No 298-2, avril 2012).

Les sociologues et psychologues du travail (Yves Clot, Mathieu Detchessahar, Danièle Linhart, Vincent de Gaulejac) ont également attiré l’attention sur les difficultés de la fonction. En témoignent également les titres des trois derniers livres du sociologue François Dupuy : « La fatigue des élites » (Le Seuil, 2005), « Lost in management » (2011), « La faillite de la pensée managériale » (2015) ou celui du sociologue Denis Monneuse, « Le silence des cadres ; enquête sur un malaise » (éditions Vuibert), paru en mars 2014. Déjà dans les années 1960, le regretté Michel Crozier pointait le retard du modèle de management « à la française », la « pensée unique managériale », les modèles de gestion archaïques, hiérarchiques et autoritaires encore en vigueur, l’inertie mentale des dirigeants eux aussi retracés par le titre de ses ouvrages : « Le phénomène bureaucratique » (1963), « La société bloquée » (1970), « L’acteur et le système » (1977), « On ne change pas la société par décret » (1979), « La crise de l’intelligence » (1995).

La condition managériale est fortement imprégnée par les 5 D : désarroi, désillusion, désaffection, désengagement, défection.

Etre manager aujourd’hui, est-ce un sacerdoce ? Les études mobilisées pour cet article l’affirment sans ambiguïté : la condition managériale s’est largement détériorée. Il faut donc s’interroger pour cerner aussi précisément que possible les caractéristiques de la condition managériale, ce qui entoure la fonction de manager, fortement imprégnée aujourd’hui par les 5 D : désarroi, désillusion, désaffection, désengagement, défection. En m’appuyant sur les baromètres et études chiffrées sur le management, j’ai recensé 11 facteurs explicatifs de la réticences des salariés à devenir manager.

Cette dégradation de la condition managériale est d’abord le résultat d’un solde d’indigence, c’est-à-dire d’une perception défavorable entre les avantages et les inconvénients de la fonction.

1 – L’intérêt pécuniaire ne fait pas le poids

Le seul avantage majoritairement perçu par les non-managers est pécuniaire : « on gagne mieux sa vie », notent-ils à 60%, interrogés sur l’attrait de la fonction de manager. Les autres avantages sont plus minoritaires : « on a davantage de responsabilités » (48%), « on participe davantage à la prise de décision » (38%) ou « on délègue le travail à ses équipes » (30%). Mais qui plus est, la désillusion est rapide car lorsque l’on interroge cette fois ceux qui sont déjà managers, aucun avantage perçu n’est majoritaire : le premier d’entre eux, le fait d’avoir davantage de responsabilités ne pèse que 46% des suffrages. Même le fait d’être reconnu pour ses compétences n’est perçu que par 37% des managers…

2 – Le surcroît de pression est le principal inconvénient perçu

Ces facteurs attractifs, plutôt ténus, pèsent moins que les inconvénients mis en avant par les managers, à savoir la pression accrue de la hiérarchie (65%), le fait d’être responsable du travail des autres (45%), l’accroissement de la charge de travail (39%) et le fameux « fil à la patte », qui fait déborder le travail (« on est en permanence connecté à son travail », 35%).

Il y a quelques années déjà, en annonçant une Convention de la Maison du Management sur le thème « Y a-t-il un manager dans la salle ? » (avril 2014), Philippe Détrie écrivait : « Le manager aujourd’hui doit être un héros, investi de responsabilités de plus en plus nombreuses et exigeantes, garant de tout ce qui se passe dans son entité malgré des moyens limités et un environnement contraint ». Et il ajoute : « Il doit être pilote, commercial, gestionnaire, animateur, contributeur, développeur, coach, leader, communicant, ambassadeur, policier, pompier, assistant social… Tous les métiers du monde ! Et on ne parle pas des relations avec les clients, la direction, les fonctionnels, les syndicats… Ni de l’atteinte de ses propres objectifs »[2].

Annette Chazoule, Manager Offre et Expertise « Management » de la Cegos, précise que « quand on s’attarde sur les motifs de satisfactions du manager, on remarque qu’ils sont souvent intrinsèques à la fonction », citant notamment l’autonomie et les responsabilités accrues. « Les motifs de déception, eux, sont plutôt liés aux conditions et à l’environnement de travail (manque de temps, manque de soutien…). Or, si les salariés n’aspirent pas, dans leur grande majorité, à devenir manager, c’est qu’ils perçoivent les problèmes inhérents à la fonction bien avant les avantages à en tirer ».

Clin d oeil à Courbet de Blake and Mortimer

Les contraintes temporelles qui s’exercent sur les managers sont de plus en plus fortement ressenties comme le montre l’observatoire Oasys : pour chacun des items la proportion des managers qui disent y être souvent confrontés et l’évolution sur deux ans (2015-2017) en témoignent :

  • Directives contradictoires 59% (+ 4%)
  • Reporting (tableaux de bord…)  58% (+ 5%)
  • Réunionite  56% (+ 2%)
  • Manque de coopération inter-services 56% (- 1%)
  • Manque de soutien de la hiérarchie pour traiter les situations difficiles 52% (=)
  • Objectifs irréalistes 49% (=)
  • Conflits entre personnes 48% (+ 2%)

Le management est vécu comme un rôle qui vous englue dans les tâches administratives de contrôle et reporting et vous éloigne ainsi de la valeur ajoutée attendue par les collaborateurs : l’indi-gestion provoque l’indigence.

Ces contraintes temporelles sont très fortement ressenties par les managers ; beaucoup plus intensément que les difficultés liées aux comportements des collaborateurs comme les conflits ou les personnalités ingérables, qui perturbent nettement moins les managers dans leur quotidien (40%)[3]. Le management est vécu comme un rôle qui vous englue dans les tâches administratives de contrôle et reporting et vous éloigne ainsi de la valeur ajoutée attendue par les collaborateurs, celle du soutien professionnel : l’indi-gestion provoque l’indigence.

L’enquête Cegos offre la possibilité de comparer la façon dont les managers hiérarchisent les tâches sur lesquelles ils passent le plus de temps et celles qui leurs semblent les plus importantes et donnent le plus de valeur à leur fonction de manager. Les tâches de reporting sont celles qui présentent l’écart le plus important (28% de l’effort contre seulement 9% de la valeur). Une réduction de ces tâches à faible valeur ajoutée leur permettrait de s’impliquer davantage dans les 3 rôles qui à l’inverse, sont sous-investis selon eux :

  1. la montée en compétences des collaborateurs de leur équipe ;
  2. le développement de l’intelligence collective ;
  3. leur rôle d’expert technique.

Déjà dans son édition 2017, le baromètre Cegos mettait l’accent sur la pression exercée sur les managers d’une part par leurs propres managers et d’autre part par les acteurs extérieurs à l’entreprise (clients, fournisseurs, sous-traitants, etc.) qui se dégradait de façon notoire sur la période 2015–2017 (respectivement de 8 et 16 points). Les deux tiers des managers déclarent subir un stress régulier au travail et 65% d’entre eux affirment que ce niveau de stress a un impact négatif sur leur santé (en léger recul comparé à 2015). Un peu plus du quart d’entre eux admet d’ailleurs que leur travail a causé des problèmes psychologiques graves (dépression, burn-out) au cours de leur carrière (même tendance du côté des salariés).

D’après l’observatoire Oasys, les managers jugent leur rôle stressant à 77% et ce chiffre culmine même à 84% chez les managers de managers. Les salariés ressentent le stress de leur manager : 53% d’entre eux estiment que leurs managers sont stressés. Pourquoi ce stress ? D’abord, à cause de la pression du court terme (70%). Ensuite, du fait du manque de moyens financiers pour motiver les collaborateurs les plus performants (67%). Cette perception aigue du stress n’est pas neutre en termes de management : elle met les managers en difficulté quant à leur propre capacité à détecter et traiter le stress au sein de leur équipe. Or on sait que les managers de proximité exercent un rôle majeur à cet égard (voir : « Démarches QVT : la nécessaire refondation du rôle du manager de proximité »).

Déjà en avril 2012, l’enquête qualitative du Céreq intitulée « Devenir cadre, une perspective pas toujours attrayante » relevait ces mêmes constats : les salariés confrontés au choix de devenir cadre redoutaient la charge de travail, le stress et les horaires trop contraignants. Aujourd’hui comme hier, l’équation « gain financier contre pression accrue et mauvaise allocation du temps » n’emporte pas l’adhésion.

3 – Le manque de compétences se joue entre réalisme et estime de soi

La réticence des non-managers vis-à-vis de la perspective de sauter le pas n’est pas seulement due à un calcul coûts/avantages. Elle est aussi le résultat d’un manque perçu de compétences : 41% des non-managers ne pensent pas avoir les qualités requises pour être un bon manager (et 10% des managers déjà en place pensent de même !). Voilà un facteur sur lequel les entreprises peuvent agir !

Cette auto-évaluation défavorable constitue un obstacle de taille car comme le dit Nathalie Brosse, auteur de l’étude du Céreq mentionnée ci-avant, « le passage au statut de cadre peut être vu comme trop sélectif, et l’évaluation des compétences est vécue comme une épreuve, un jugement ». Entre en jeu également l’éternelle tension entre l’inné et l’acquis : « certains considèrent ne pas posséder les compétences requises ou pensent, d’une manière plus générale, que devenir manager ne correspond pas à leur personnalité. Apparaît alors en filigrane l’idée que le management repose sur des qualités ou compétences naturelles ». D’où l’importance, pour les entreprises, d’expliquer que le management n’est pas réservé à une « élite naturelle », qu’il s’apprend – même si cet apprentissage passe davantage par des mises en situation que par des processus de formation classiques.

Ce manque de compétence perçu par les non-managers est aussi le reflet de ce que leurs renvoient les managers, qui pour la plupart sont récents dans la fonction : d’après l’enquête du Salon du Management de 2017, l’expérience moyenne des managers tourne autour de 4 ans avec des écarts importants : moins d’un an pour 8%, 1 à 2 ans pour 16%, 3 à 5 ans pour 30%, 6 à 10 ans pour 22%, plus de 10 ans pour 24%.

Malgré cela, les managers peuvent se laisser gagner par la suffisance : l’enquête Oasys 2015 montrait que les managers apparaissent confiants dans leurs compétences managériales (82% des managers se sentent suffisamment formés pour assumer leur rôle) mais ce sentiment n’est pas toujours partagé par leurs collaborateurs, puisque 37% des salariés ne partagent pas cet avis.

4 – Le difficile épanouissement du management au féminin est un obstacle

Lorsqu’on est une femme, la majeure partie des obstacles abordés par ce document sont tout simplement accentués : conciliation vie personnelle – vie professionnelle, tendance accrue (et infondée) à s’estimer incompétent, etc. Malheureusement, peu d’enquêtes sur les managers ont travaillé sur les différences de genre face au choix d’évolution de carrière, si bien que les données sont rares.

Les indicateurs réunis par Eurofound démontrent que le management à la française se caractérise par… une véritable misogynie.

En revanche, le constat est là : mesuré par la différence entre la part des femmes dans la population active et leur part parmi les managers, les indicateurs réunis par Eurofound démontrent que le management à la française se caractérise par… une véritable misogynie (voir : « Management responsable ?« ). Cela signifie que se focaliser sur les écarts de salaire entre femmes et hommes laisse de côté la plus grande partie de la problématique de l’égalité professionnelle : la conduite des parcours.

5 – Le douloureux passage du côté obscur passe par le choix du « eux contre nous »

En France, on a du mal à prendre le parti des salariés et « en même temps » celui de l’entreprise. Devenir manager, c’est un peu changer de camp, « passer du côté obscur », voire trahir ses anciens collègues. Or cette « génuflexion managériale » est loin d’être neutre. Une très large majorité (77%) des non-managers estiment que le manager défend avant tout les intérêts de l’entreprise. Les managers, qui sont un peu plus près du pouvoir, partagent ce constat à 76%. Ce désalignement est le fruit de siècles de relations sociales basées sur la confrontation plutôt que sur la recherche de solutions mutuellement gagnantes (voir : « Le dialogue social à la française, chef d’œuvre en péril »).

Les entretiens qualitatifs que j’ai pu mener avec des managers de tous niveaux hiérarchiques et de tous secteurs d’activité ramènent presque systématiquement la figure du marteau et de l’enclume. Un intéressant travail d’enquête réalisé par des universitaires menés par Christine Erhel, chercheuse au Centre d’études de l’emploi et du travail (CNAM) pointait cette conclusion : « Les encadrants sont aux prises avec les multiples tensions d’organisation qui attendent beaucoup d’entre eux. (…) Leur situation est d’autant plus difficile qu’ils sont pris à la fois dans une injonction d’autonomie et dans une forte dépendance sociotechnique aux contraintes parfois rigides »[4].

La pression accrue, mise en avant comme le principal inconvénient de la fonction de manager, n’est pas seulement celle de la charge de travail mais celle de la jonction douloureuse opérée par le manager entre « l’entreprise d’en-haut », celle des décideurs et « l’entreprise d’en-bas », celle des opérateurs, des exécutants, des salariés « de base ». La césure entre ces deux mondes est fortement marquée dans la culture managériale française, encore très empreinte de taylorisme et d’obéissance à l’autorité (voir : « Autonomie et autorité: les enfants terribles du management »).

L’enquête 2017 mettait déjà l’accent sur les difficultés de la conduite des transformations ressenties par les managers. La lutte contre les habitudes ou la résistance au changement au sein de son équipe est la seconde source de frustration exprimée par les managers : 39% (après la gestion des tensions au sein de l’équipe). Accompagner le changement est également l’une des pratiques managériales considérée comme la moins évidente au quotidien. Seule la moitié des managers considère qu’il est facile de représenter son employeur auprès des parties prenantes internes et externes. La difficulté d’assumer la politique et les décisions de l’entreprise – auxquelles ils ne sont pas toujours suffisamment associés – constitue un frein réel à l’envie de postuler à une fonction managériale ou à l’accepter.

Dans le modèle traditionnel, le manager est encore perçu comme celui qui doit endosser l’autorité et la discipline. Or, qu’est-ce qui a changé du fait des évolutions managériales ? Interrogés dans l’enquête IGS sur l’évolution de l’état d’esprit de leurs collègues de travail au cours des dernières années, les salariés jettent un regard sans complaisance sur leurs collègues, jugés d’abord « obéissants », à 65% (et même à 70% chez les cadres). Certes, ils les trouvent aussi « ouverts d’esprit » (dans les mêmes proportions) mais également « prétentieux » (55%) ou encore « heureux » (43% seulement) et « très motivés » (40% seulement).

Ceci se ressent sur la qualité des relations tissées entre salariés, managers et dirigeants. Interrogés dans l’enquête IGS sur l’évolution de leur propre expérience professionnelle vis à vis du management au cours des 10 dernières années, les salariés pensent que

▪ les relations entre salariés se sont améliorées (40%) plutôt que détériorées (26%), bien que 34% estiment qu’elles n’ont pas changé ;

▪ de même, les relations avec le supérieur hiérarchique direct (40% oui, 27% non, 33% sans avis) ;

▪ mais en revanche, le rapport s’inverse s’agissant des relations avec la direction d’entreprise, dont les relations sont nettement plus verticales (28% signalent une amélioration, mais 34% une détérioration, 38% ne se prononcent pas). « Depuis les années 2000 les cadres se sentent plus proches de l’ensemble des salariés que de leur direction. C’est un véritable retournement par rapport à ce que nous analysons depuis 80 ans », commente Philippe Dabi, directeur général adjoint de l’Ifop France. On remarque aussi que selon les items entre un quart et un tiers des salariés ressentent une détérioration des relations.

Presque la moitié (47%) des managers dans les structures de plus de 1000 salariés ne font pas confiance à la direction de leur entreprise.

La cohésion de la ligne managériale est menacée par la crise de confiance. Dans une enquête publiée en novembre 2010, l’Apec montrait déjà que « seuls 53 % des cadres considèrent que la stratégie de leur entreprise va dans la bonne direction ». L’adage selon lequel la confiance varie comme l’inverse de la distance (hiérarchique) est parfaitement vérifié : d’après l’étude Capgemini, presque la moitié (47%) des managers dans les structures de plus de 1000 salariés ne font pas confiance à la direction de leur entreprise, contre 24% dans les structures de moins de 1000 salariés. Dès le plus haut niveau du management des entreprises et des administrations françaises, le partage des orientations stratégiques est problématique comme il ne l’est dans aucun autre pays couverts par l’étude. En France, une proportion élevée des managers des entreprises et administrations de plus de 1000 salariés (25%) estiment que dans leur organisation, le « changement ne va pas dans la bonne direction » et 42% estiment que c’est difficile à évaluer. Le contraste le plus frappant, avec les autres pays est que cette fragilité d’adhésion, par exemple sur les orientations stratégiques, apparaît dès le haut de la pyramide (senior management) et le management intermédiaire. Soit, au final, affirme l’étude, « une posture de ‘doute stratégique’ très atypique au regard des autres pays, non seulement par son ampleur mais également par sa position au sein de la ligne managériale ».

Dans le secteur privé, seuls 50% des managers (cadres dirigeants, senior management et middle management) pensent que dans leur entreprise, les changements vont dans la bonne direction, contre 60% au Brésil, 70% et plus en Espagne, Allemagne, Grande Bretagne, Etats-Unis, et même presque 90% en Chine. Le taux d’adhésion au changement des managers qui travaillent pour l’État, les Administrations publiques ou les entreprises publiques est encore plus faible (40%) et là encore, la France est de loin la moins bien positionnée parmi les pays couverts par l’enquête (étude Capgemini).

La culture du « eux contre nous » se retrouve dans la conception française du dialogue social, dans laquelle ce dernier est confié à des « spécialistes », alors que les managers de proximité, qui pourraient apporter une contribution essentielle sont soigneusement tenus à l’écart. Elle explique aussi les préventions des salariés confrontés à la possibilité de devenir cadre : l’enquête du Céreq citée plus haut (avril 2012) relevait que les jugements des salariés sur les conditions de travail des cadres (pression, stress, charge de travail,…) « s’appuient davantage sur la représentation que les salariés se font du rôle et de l’activité des cadres que sur une vision réelle de leur travail, car ils les côtoient peu ».

En devenant manager, le salarié s’expose et expose aussi son éthique. L’enquête Cegos révèle que 33% d’entre eux déclarent qu’il leur arrive d’agir contre leur éthique ou leurs valeurs (alors que cette proportion n’est « que » de 25% pour les « simples » salariés).

6 – Le manque de reconnaissance est très fortement ressenti

Le manque de reconnaissance est aussi un facteur essentiel de la réticence managériale : 66% des non-managers pensent que le management n’est pas reconnu à sa juste valeur (et 81% des managers en sont d’accord !). Mais comment s’en étonner alors que 38% des non-managers pensent que la fonction de manager est inutile dans le monde du travail actuel. Paradoxalement, ce constat est partagé par les managers selon une proportion encore supérieure : 41% !

Ce constat n’est pas surprenant, sachant que la compétence managériale elle-même est souvent ignorée des systèmes d’évaluation des entreprises. L’enquête Cegos nous apprend que les managers sont encore principalement évalués sur des objectifs quantitatifs de performance individuelle (85%) et collective au niveau de leur équipe (88%). La prise en compte des objectifs qualitatifs relatifs à leur mode de management est plus rare (72%) de même que celle des objectifs liés à leur mandat de manager communicant (65%) ou à des indicateurs RH (53%). Au passage, cette enquête montre que 19% des managers ne bénéficient pas d’un entretien annuel avec leur supérieur hiérarchique. La réalité de la condition managériale se lit sur ce manque de considération, ce management sans ménagement…

Cet état de fait est très cohérent avec une culture managériale française qui s’obstine à confier les rôles de managers à ceux qui sont les meilleurs (ou pire, les plus anciens) techniciens ou professionnels de leur équipe, sans trop s’attacher à évaluer leurs motivations et leurs compétences vis-à-vis de la relation humaine…

La reconnaissance des compétences de management est pourtant essentielle et constitue un facteur d’engagement solide. L’observatoire Oasys montre que 83% des managers très engagés affirment que « ma hiérarchie s’intéresse autant à mon management qu’à mes résultats » mais seulement 33% des managers désengagés pensent de même.

La satisfaction des managers vis-à-vis de leur travail est très sensible à la qualité de leur propre management.

Un autre facteur de reconnaissance essentiel est la possibilité de bénéficier du soutien et de l’implication de son propre manager. La satisfaction des managers vis-à-vis de leur travail est très sensible à la qualité de leur propre management. L’étude de Capgemini montre que les managers satisfaits au travail sont également ceux qui expriment une plus grande confiance vis-à-vis de leur hiérarchie directe et de leur top management. Ils estiment que l’entreprise leur permet de se développer et de progresser.

7 – Les salariés renvoient l’expérience d’une défaillance managériale

Si 38% des non-managers pensent que la fonction de manager est inutile, c’est aussi qu’ils les tiennent en piètre estime… ce qui n’encourage pas les vocations chez les non-managers.

En effet, l’expérience de travail des non-managers vis-à-vis du management est globalement mauvaise. Interrogés sur la qualité des managers avec qui ils ont eu l’occasion de travailler au cours de leur carrière, seuls 19% des non-managers les qualifient de bons managers. Les autres disent que ces managers se sont révélés mauvais (25%) ou préfèrent ne pas se prononcer (54%). Ce dernier chiffre, témoignage d’une certaine indifférence, dit beaucoup. Il montre que ce que dont souffrent les salariés en France, ce n’est pas de l’excès de management mais de son absence. Or un manager doit se concentrer sur le développement des équipes : 93% des non-managers estiment que le premier rôle d’un manager est d’inciter chacun de ses collaborateurs à progresser.

Salon du Management, Nov 2018

Cette indifférence s’illustre aussi par un écart redoutable qui apparaît dans les données de l’enquête Cegos : pour 70% des managers, l’entretien annuel d’évaluation est jugé efficace alors qu’il n’est perçu comme tel que par 46% des salariés. De même, 88% des managers affirment effectuer des retours réguliers à leurs collaborateurs sur leur travail (feedback en continu) mais seuls 46% des salariés le mentionnent !

De même, managers et managés ne sont pas sur la même longueur d’onde à propos des savoir-être qui caractérisent le « leadership », souvent considéré comme l’évolution naturelle du management d’aujourd’hui. Comme le note l’étude Oasys 2015, « il y a un malentendu comportemental notable entre les managers et les salariés : 36 points séparent le point de vue des managers et des collaborateurs pour la dimension fédérateur ; l’écart est de 33 points pour la capacité à motiver ».

Les salariés évaluent leur niveau de confiance dans le corps managérial de leur organisation à un niveau très dégradé, soit 5,1 sur 10, ce qui illustre le climat de défiance.

Alors que chacun a conscience que la confiance est un ingrédient indispensable à la qualité des relations interpersonnelle, les managers ont tendance à surestimer la confiance que leur accordent les salariés. Ainsi, ces derniers évaluent leur niveau de confiance dans leur manager à 5,9 sur 10, alors que les managers notent le niveau de confiance que leur accordent leurs collaborateurs à 7,7 sur 10. Autre point d’alerte majeur : les salariés évaluent leur niveau de confiance dans le corps managérial de leur organisation à un niveau très dégradé, soit 5,1 sur 10, ce qui illustre le climat de défiance[5].

Beaucoup d’entreprises se trouvent donc enferrées dans un système pernicieux : les non-managers n’apprécient guère leur manager et les trouvent incompétents voire inutiles, mais d’autre part, ils ne veulent pas prendre leur place !

8 – Se libérer d’un management obsolète vaudrait mieux que prétendre libérer l’entreprise

Si le management n’attire pas davantage de prétendants, c’est aussi que la mariée manque d’attraits. Comment évoluent les modes de management observés par les salariés ? Par rapport à ce qu’ils ont pu connaître il y a quelques années, que ce soit dans leur entreprise actuelle ou dans une précédente, ils signalent selon l’enquête IGS, une évolution négative du management dans leur entreprise : davantage de rigidité, de préférence pour la verticalité, d’opacité et un manque de vision qui s’aggrave :

▪ plus de hiérarchie plutôt que de coopération : 65% contre 35%, jugement moins tranché si on limite l’échantillon aux cadres : 58% contre 42%;

▪ plus de bureaucratie plutôt que de réactivité : 62% contre 38% (idem pour les cadres : 61% contre 39%);

▪ plus de centralisation plutôt que de délégation : 55% contre 45% (idem pour les cadres : 57% contre 43%);

▪ plus d’opacité dans le processus de décision plutôt que de transparence : 63% contre 37% (idem selon les cadres : 60% contre 40%);

▪ un manque de vision qui se creuse : l’objectif de court terme pour gérer le présent est préféré à l’objectif de long terme pour 59% contre 41% et cette préférence au court terme est encore plus fortement ressentie par les cadres : 66% contre 34%.

Les bonnes pratiques de management qui misent sur la responsabilisation, la confiance et l’autonomie des salariés font couler beaucoup d’encre, font partie du discours des dirigeants mais sont moins présents dans la réalité du travail quotidien et moins fortement ressentis par les salariés. Ainsi, ils sont majoritaires à noter l’absence des quelques bonnes pratiques de base qui sont proposées à leur appréciation :

  • L’encouragement à accepter d’autres points de vue ? Seuls 48% notent que le management de leur entreprise a davantage mis en place ou favorisé cette initiative ces dernières années alors que 52% le contestent.
  • Le soutien aux collaborateurs, quand bien même ils commettent parfois des erreurs ? 45% contre 55%.
  • La confiance manifestée aux collaborateurs pour prendre des décisions sur des sujets importants ? 43% contre 57%.
  • Du temps supplémentaire pour développer les compétences de leurs collaborateurs ? 42% contre 58%.

Deux facteurs me semblent aggravants dans ce constat sévère :

  • Le jugement des cadres, souvent plus indulgents ou enthousiastes vis-à-vis de leur entreprise est convergent avec celui des salariés : seulement 1 à 4 points de réponses positives au-dessus selon les questions.
  • Les réponses positives sont non seulement minoritaires mais aussi peu affirmées : elles sont constituées pour l’essentiel de « oui, plutôt » alors que les réponses « oui, tout à fait » n’atteignent que 8 à 9% selon les items.

Ce n’est donc pas vers cette mode managériale baroque qu’est l’« entreprise libérée » que nous allons aujourd’hui, mais plutôt vers un univers dans lequel le travail est de plus en plus intense, prescrit et contrôlé (voir : « Le défi de l’autonomie : ce n’est pas l’entreprise qu’il faut libérer mais le travail »). Les managers y participent… sans être pour autant responsables de cette évolution compte tenu du jeu de contraintes dans lequel ils évoluent.

Mathieu Detchessahar, professeur au Laboratoire d’Economie et de Management Nantes-Atlantique (LEMNA) de l’Université de Nantes parle avec justesse du « management empêché », c’est-à-dire ce qui tient les managers à distance du travail, les enferme dans une vision gestionnaire du travail et limite leur rôle de soutien. Ceci n’est pas sans conséquences en matière de santé, comme le résume le titre de l’un de ses articles majeurs : « Santé au travail : quand le management n’est pas le problème mais la solution »[6]. De son côté, la sociologue Marie-Anne Dujarier décrit dans son dernier livre, « Le Management désincarné », l’avènement d’un management par les dispositifs et par les objectifs, produit artificiellement par des cadres en suspension au-dessus du travail réel, qu’elle appelle les « planneurs »[7].

Dans le cadre du baromètre du management publié par la Cegos, on a demandé aux salariés de caractériser leur manager actuel en fonction de cinq profils proposés. Celui qui arrive en tête, identifié par 32% des salariés, est le « manager de proximité », qui se caractérise par le fait qu’ « il est à l’écoute, accessible et vient à la rencontre des membres de l’équipe ». Certes, cela est appréciable, indispensable même alors que beaucoup de salariés souffrent de l’éloignement de leur manager vis-à-vis des processus de travail. Mais c’est un rôle trop passif pour aider les équipes et les personnes à conduire leur parcours professionnel en temps de turbulence permanente. Le manager qui saurait réussir dans ce rôle très volontariste et proactif est le « manager coach », qui « rencontre chaque membre de l’équipe régulièrement pour accompagner leur montée en compétences et faire le point sur leur parcours professionnel ». Mais voilà, ce manager coach arrive bon dernier dans la liste des caractères identifiés par les salariés chez leur manager actuel, avec une représentation navrante de seulement 6%. Cette situation est un handicap sévère vis-à-vis du défi que représente en France la nécessaire montée en compétences (voir : « Emploi et formation à l’heure de la RSE : pour une employabilité socialement responsable »).

Lorsque la même enquête demande aux managers de se prononcer sur le profil de manager idéal, ils répondent d’abord en faveur du « manager de proximité » (29%) et du « manager métier » (29% également), bien davantage que pour le « manager leader » (19%) ou le « manager coach » (15%). Comme l’observe Christophe Perilhou, Directeur Learning & Solutions de la Cegos : « Les attentes quant au manager idéal interrogent : aujourd’hui, la plupart des organisations sont assujetties à des transformations permanentes, qu’elles soient technologiques ou organisationnelles. Dans ce contexte, les aptitudes de leader (avec la capacité à porter les projets, à embarquer les équipes, gérer les résistances, mettre en mouvement…) et de coach (au sens du développeur de compétences) sont particulièrement recherchées. (…) Or, en mettant en avant les dimensions métier et de proximité, plutôt que les dimensions de coach et de leader, les managers semblent en décalage avec les principales attentes de leurs organisations, jouant davantage la carte de la proximité avec les équipes ».

Alors que le management d’aujourd’hui, celui du social networking, de Slack et de Twitter devrait avoir pour principale préoccupation de permettre aux salariés d’exprimer le meilleur d’eux-mêmes dans leur travail, il est perçu comme poussant à contre-courant.

La principale définition de leur manager qui arrive en tête selon les non-managers est « un chef » à 26% alors que cette définition arrive au dernier rang selon les managers (12%).

Selon l’enquête de la Maison du Management, la principale définition de leur manager qui arrive en tête selon les non-managers est « un chef » à 26% alors que cette définition arrive au dernier rang selon les managers (12%), qui préfèrent se décrire comme un leader (23%), un soutien (20%), un coach (17%) ou un partenaire (15%). La crise managériale française réside dans ce hiatus : les managers se croient leaders alors qu’ils sont majoritairement perçus par les membres de leur équipe comme des (petits) chefs.

Ceci montre bien que la transition managériale n’est pas encore opérée en France. L’édition 2018 de l’Indice National du Capital Confiance en entreprise met en évidence la frustration ressentie par les salariés : deux salariés sur trois jugent inefficace la culture managériale, 33% perçoivent les pratiques managériales de leurs entreprises encore comme trop « contrôlantes par le reporting » et 39% des salariés considèrent que le droit à l’erreur n’est pas reconnu dans leur entreprise. « La révolution managériale tant attendue n’a pas eu lieu » constate Sophie Vernay, créatrice du programme Confiance & Croissance, qui appelle les entreprises à passer à « un management coopératif et délégatif centré autour de communautés de projets ».

De leur côté, les salariés sont confrontés à un décalage des priorités d’action de leurs managers. Incités dans l’enquête IGS à mentionner les aspects sur lesquels leur entreprise se transforme principalement aujourd’hui, les salariés citent d’abord la digitalisation (à 29%) puis l’organisation du temps de travail et l’évolution des styles de management (24% chacun). Le dialogue, le développement du collaboratif, la responsabilisation (14%), les modes de rémunération des salariés (11%) ainsi que l’éthique et la RSE[8] (9%) ferment la marche. Mais lorsqu’on leur demande sur quels aspects en matière de management ils souhaiteraient que leur entreprise se transforme en priorité dans les prochains mois, la hiérarchie des vecteurs de transformation managériale se modifie profondément. Cela permet de déterminer les vecteurs sous-exploités (qui correspondent à une forte demande des salariés mais sont rarement mis en œuvre selon eux) :

  • les modes de rémunération des salariés se situent en tête (avec 42% des demandes contre 11% des réalisations) suivis de
  • le dialogue, le développement du collaboratif, la responsabilisation (35% contre 14%)
  • la formation, le développement des compétences (30% contre 16%) et
  • l’organisation du temps de travail (30% contre 24%).

En dehors des modes de rémunération, on retrouve ici trois éléments de frustration exprimés par les salariés, qui interpellent le management : la demande d’autonomie (d’où le succès d’estime de l’entreprise dite « libérée »), de compétences (qui exprime l’ampleur de la mutation des métiers) et de flexibilité du temps (d’où le succès du télétravail).

Pourtant, lorsqu’ils citent les principaux défis qui les attendent dans les années à venir, très peu parmi les managers citent le développement de l’autonomie de leurs collaborateurs (8%) ou le développement d’une culture d’innovation (5%). C’est beaucoup plus majoritairement qu’ils mentionnent la préservation de la qualité de vie au travail (premier choix à 19%) ou l’apprentissage du management de nouvelles générations de salariés (17%). Parmi les 5 familles de managers définies par l’étude, seuls les « leaders aguerris » ont véritablement le souci de développer l’autonomie et la responsabilisation des équipes, mais cette famille ne représente que 17% des managers[9]. Le déficit managérial est l’un des ressort du retard de la France en terme de développement de l’autonomie au travail (voir : « Autonomie au travail : la France a tout faux ! »).

9 – Le manque d’espace pour changer les choses suscite le découragement

Ceux qui comme moi essayent de suivre la prolifique littérature sur le management pourraient avoir l’impression d’une mobilisation forte des entreprises, toutes actives pour faire évoluer leur culture managériale et leurs outils de gestion. La réalité est beaucoup plus nuancée. L’étude de l’IGS montre qu’à peine 55% des salariés interrogés identifient un changement dans le mode de management pratiqué dans leur entreprise, contre 45% qui n’en perçoivent aucun. Par ailleurs, les cadres, sur lesquels reposent ce mode de management sont encore plus partagés : seuls 51% signalent un changement dans le mode de management contre 49%.

Dans notre culture managériale, le changement n’a pas bonne presse. Cela devrait conduire les acteurs sociaux à remettre en question la façon dont nous concevons et déployons le changement. Interrogés par l’enquête IGS sur les mots qui traduisent le mieux leur sentiment à propos de la transformation du management dans les entreprises, les salariés placent aux trois premiers rangs le scepticisme et la méfiance pour 40% d’entre eux (et même 43% parmi les cadres, qui sont pourtant en charge du déploiement du changement), l’inquiétude pour 34% et la nécessité pour 25%. Plus loin, on trouve la lassitude pour 17% et le pire de tout, l’indifférence pour 15%. Les valeurs positives ne sont que très minoritaires : la motivation pour 19% (et seulement 16% parmi les cadres), la confiance pour 16%, l’opportunité pour 14%, la créativité pour 8%, l’enthousiasme pour 6%. La prétendue « résistance au changement » est en grande partie la conséquence de la façon dont ce dernier est conduit dans les entreprises. Instruits par l’expérience, les salariés, eux aussi « Gaulois réfractaires », n’en sont pas des adeptes exaltés.

« Le conservatisme semble encore plus marqué dans le haut de nos pyramides organisationnelles que dans le bas ».

Cette résistance au changement ne provient pas toujours de là où il est de bon ton de la pointer. L’étude Capgemini montre que la France est l’un des rares pays où les attentes d’accélération du changement (perception du rythme des changements dans votre entreprise ou administration comme « pas assez rapide ») sont plus faibles au sein du top management que dans les autres catégories : il n’y a donc pas de signe que les salariés ou le management intermédiaire français n’aient pas envie que les choses changent, bien au contraire. La « résistance » au changement n’est peut-être pas là où on l’attend. Comme le note l’étude, « le conservatisme, si l’on en croit nos données, semble encore plus marqué dans le haut de nos pyramides organisationnelles que dans le bas ». Voilà de quoi décourager un aspirant au management qui voudrait changer les choses…

Même si 60% des managers reconnaissent que « le changement est indispensable pour challenger les équipes », une forte minorité d’entre eux (40%) sont lassés par le changement permanent, parfois erratique, et déclarent que « le changement permanent finit par décourager les plus motivés » (Observatoire Oasys). Ce dernier pourcentage monte même à 53% parmi les manager qui se reconnaissent désengagés. Les virages stratégiques répétés, les modifications et restructurations à la chaîne finissent par décourager les plus motivés. Si bien que 43% (62% des managers désengagés) s’estiment démunis face à un énième projet de changement. Globalement le soutien des managers vis-à-vis du changement a tendance à s’effriter : d’après l’étude Capgemini, 50% des managers français perçoivent le changement dans leur organisation comme mal géré.

La faiblesse de la mobilisation de la ligne managériale face aux transformations est une caractéristique très française : d’après l’étude Capgemini, 34% des managers (et jusqu’à 43% dans les entreprises de plus de 1000 salariés et plus) considèrent que le changement constitue un « risque ». Si l’on compare la situation des entreprises de plus de 1000 salariés, ce taux de risque perçu par les managers, qui atteint 43% en France, est considérablement supérieur à celui observé dans les autres pays couverts par l’étude: 25% en Espagne, 20% en Grande Bretagne, 15% au Brésil, 12% en Allemagne, moins de 10% aux Etats-Unis et en Chine. Comme le précise l’étude, « si nombre de managers français apparaissent si sensibles au risque, c’est probablement que la prise de risque ne paie pas, qu’il vaut mieux dans nombre de cas un management de conformité que de responsabilité, que le changement est plus souvent subi qu’impulsé ». L’une des clés des difficultés de la transition managériale en France réside dans ce découragement face à la permanente injonction à la transformation.

Ce qui manque, à l’inverse, c’est un axe stratégique fort, une vision, une mission ou pour suivre les préconisations de la loi PACTE, une raison-d’être, collectivement construite avec les managers, qui constitue le « tuteur » autour duquel se structure l’alignement d’un ensemble de collaborateurs plus autonomes, permettant aux managers de fonder leur nouveau rôle de leader (voir : « La raison d’être : un objet managérial disruptif »).

10 – L’émergence hésitante du management responsable ne répond pas au déficit de sens

L’intégration des enjeux sociétaux et environnementaux est-elle propice à l’enrichissement de la fonction managériale ? Nous en sommes (encore) loin. Lorsqu’on demande aux salariés (enquête IGS) sur quels aspects en matière de management ils observent que leur entreprise a lancé des initiatives et sur quels aspects ils souhaiteraient que leur entreprise se transforme en priorité dans les prochains mois, l’éthique et la RSE apparaissent comme des parents pauvres, qui arrivent à la toute fin des priorités : 9% pour les réalisations et 5% pour les souhaits.

On peut se consoler à bon compte en observant que les trois orphelins, c’est-à-dire les trois souhaits d’évolution les moins portés par les salariés sont trois tendances inéluctables, à savoir l’éthique et la RSE (5%), mais aussi la digitalisation et la transformation numérique (5%) ainsi que l’internationalisation – globalisation (3%). Mais ce déficit d’attractivité est clairement un frein au développement de la RSE.

Seuls 15% des salariés disent que la stratégie RSE de leur entreprise a été construite en associant des managers et aussi des salariés et 11% mentionnent des managers uniquement.

Cette situation est due à la forte déconnexion des initiatives de RSE avec le management, comme l’a montré l’Observatoire de Des Enjeux et des Hommes : invités à citer une action phare de leur entreprise en matière de RSE sur les derniers mois au sein de plusieurs catégories, 34% des salariés (dont 40% des non managers) sont réduits à répondre qu’ils ne savent pas. L’action la plus fréquemment citée, l’économie d’énergie et de déchets n’emporte que 10%. La fonction RSE reste encore trop peu connue : une personne sur deux ne sait pas comment le service RSE est composé (60% chez les « non managers »). Sa démarche est encore peu participative : seuls 15% des salariés disent que la stratégie RSE de leur entreprise a été construite en associant des managers et aussi des salariés et 11% mentionnent des managers uniquement. Les managers exercent pourtant un rôle essentiel d’arrimage de la RSE au corps social de l’entreprise (voir : « Le management intermédiaire, maillon fort de la RSE »). Ainsi, seuls 24% des salariés se déclarent mis à contribution dans l’action RSE de leur entreprise (proportion qui tombe à 15% chez les non managers) alors que 63% souhaiteraient être davantage impliqués.

La déconnexion entre Management et RSE est toujours vigoureuse, presque autant que lorsque j’ai créé Management & RSE, en 2012… justement dans l’objectif de la combattre ! Et le management responsable est encore aujourd’hui à l’état de balbutiement (voir : « Management responsable ?« ).

11 – L’ambivalence de la digitalisation fait peser la menace d’une bureaucratisation numérique

L’extension du numérique change profondément le positionnement et la posture du manager ; elle rend la marche pour accéder à la fonction plus difficile à franchir (voir : « Le management 2.0 sera-t-il socialement responsable ?« ). Elle change les trois rôles du manager : construire du sens, piloter l’activité, développer les personnes. Cela devrait susciter une réflexion sur les moyens d’utiliser davantage le numérique en soutien des managers.

Selon l’enquête IGS, les salariés estiment que les impacts de la digitalisation sont plutôt positifs vis-à-vis de :

▪ la qualité de l’information (51% d’appréciation positive contre 25% de négatif) ;

▪ l’organisation du travail (48% contre 29%) ;

▪ le travail au quotidien (43% contre 29%) ;

▪ la communication interne (43% contre 33%).

Mais globalement, ils doutent des aspects bénéfiques du digital sur la qualité du management : seuls 32% pensent que les aspects positifs l’emportent contre 34% qui penchent pour l’inverse.

Et surtout, les salariés sont plus méfiants, quant aux effets du digital, sur les aspects relationnels et humains :

▪ le digital est anxiogène notamment parce qu’il rend plus poreuse la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle (41% jugent que son impact est négatif contre 18% seulement en positif),

▪ et parce qu’il représente un danger pour les relations humaines (51% jugent que son impact est négatif contre 24%). Ces deux jugements sont en ligne avec ceux des cadres.

Déjà dans son édition 2017, la Cegos attirait l’attention sur le recours aux outils numériques (mails, smartphones, ordinateurs portables…) utilisés dans le cadre du travail, qui sont de moins en moins perçus comme gage d’efficacité professionnelle pour les managers. Sur ces points les managers sont rejoints par les salariés. Frédéric Dabi, directeur du pôle Opinion et Stratégies d’Entreprise de l’Ifop, commente ainsi ces résultats : « Il y a un hiatus entre les salariés qui veulent plus d’humain et les entreprises qui parlent digital ».

Seuls 21% des top managers français (cadres dirigeants et senior management) perçoivent les outils numériques comme « très positifs » pour la performance de leur entreprise, très en-deçà des convictions de leurs homologues dans tous les autres pays concernés par l’étude.

Cependant, les entreprises françaises ne se distinguent pas par la motivation des dirigeants à saisir les opportunités du numérique. L’étude Capgemini montre que seuls 21% des top managers français (cadres dirigeants et senior management) perçoivent les outils numériques comme « très positifs » pour la performance de leur entreprise, très en-deçà des convictions de leurs homologues dans tous les autres pays concernés par l’étude : 43% en Espagne, 55% en Allemagne, 57% en Grande-Bretagne, 58% aux Etats-Unis ; 50% en Chine et près de 70% au Brésil. Est-ce le signe d’une hésitation du top management à s’engager résolument dans la voie numérique, hésitation qui pourrait coûter cher à la compétitivité de nos entreprises ?

Conclusion : quels facteurs d’implication ?

Le désarroi des managers (et des apprentis managers) reflète la métamorphose du management, les profondes mutations du travail et les pesanteurs culturelles. Face à un monde du travail qui ne peut plus concrétiser les promesses de sécurité, de lisibilité et de carrière dont il était porteur et qui peine à offrir un futur désirable à ceux qui veulent prendre des responsabilités, il faut construire de nouveaux leviers d’implication. Ceux d’aujourd’hui ne fonctionnent plus ; tout simplement. Il faut donc s’attaquer résolument aux 11 obstacles que cet article passe en revue. Au travail !

Car tout n’est pas sombre. Manager est l’une des plus belles aventures qu’il soit donné de vivre aujourd’hui. Il faut maintenant que les entreprises prennent acte de la situation actuelle, c’est-à-dire des effets délétères des 5 D évoqués en introduction, et se donnent pour objectif de créer les conditions favorables à l’épanouissement d’un management renouvelé, en phase avec les enjeux du moment. Ce sera l’objet d’un article qui paraitra dans les prochains mois sur ce blog, consacré aux leviers d’implication managériale.

Sources des données chiffrées

Salon du Management 2018 : « L’état de l’art du management: Etre manager fait-il toujours rêver? », Etude OpinionWay pour Le Salon du Management, novembre 2018 : Étude réalisée en octobre 2018 auprès de 1006 salariés représentatifs de la population des salariés français.

Salon du Management 2017 : « L’état de l’art du management : Manager, un métier à réinventer ? », Etude OpinionWay pour Le Salon du Management, Novembre 2017 : Étude réalisée en septembre et octobre 2017 auprès de 1006 managers issus d’un échantillon représentatif de salariés français.

Indice National du Capital Confiance en entreprise (édition 2018) : créé par l’économiste Yann Algan et la fondatrice du programme Confiance & Croissance, Sophie Vernay ; édition 2018 : 2 400 salariés, cadres et non-cadres, interrogés, issus de grandes entreprises comme de PME et TPE.

Cegos : Baromètre Cegos « Radioscopie des managers : la fonction managériale est-elle encore attractive ? », Octobre 2018 : 1025 salariés et 578 managers (n’appartenant pas à une instance dirigeante) interrogés en France en juillet 2018

Cegos 2017 : Baromètre Cegos édition 2017 : 1115 personnes (700 salariés, 250 managers et 165 Directeurs ou Responsables des Ressources Humaines-DRH-RRH) d’entreprises du secteur privé de plus de 100 salariés ont été interrogés en septembre 2017

« Observatoire Salariés et entreprises responsables de Des Enjeux et des Hommes » (troisième édition », novembre 2017) : Echantillon de 1036 salariés du secteur privé, issus d’entreprises de 250 salariés minium

IGS : « Les salariés et la transformation managériale », juillet 2018, Etude réalisée en partenariat par l’IFOP et le laboratoire LISPE (Laboratoire d’innovation sociale et de la performance économique) de l’école IGS-RH à l’occasion de la 10ème édition de son colloque « Dirigeants en pays d’Avignon » : 701 salariés représentatifs d’entreprises privées de plus de 50 salariés et disposant d’au moins dix ans d’ancienneté professionnelle interrogés en juin 2018

Oasys : « Etude 2017 de l’Observatoire du Management de OasYs Mobilisation », janvier 2017. Réalisée tous les 2 ans par OasYs Mobilisation en partenariat avec Kantar TNS Sofres, cette étude analyse la perception du rôle de manager auprès de 1 507 salariés d’entreprises et d’organisations publiques en France : 754 managers (dont 22% de managers de managers) et 753 collaborateurs interrogés « en miroir » sur toutes les dimensions-clés du management : engagement, plaisir, compétences & comportements, difficultés et évolutions de leur rôle

Oasys 2015 : « Observatoire du Management 2015 » : étude réalisée par OasYs Mobilisation en partenariat avec TNS Sofres auprès de 1 504 personnes : 752 managers et 752 collaborateurs interrogés « en miroir »

Capgemini : Deuxième édition de l’enquête « A l’écoute des Français au travail » réalisée par Capgemini Consulting en partenariat avec TNS Sofres, 2014 (précédente édition : 2007). L’étude a été réalisée en janvier 2014 auprès d’échantillons représentatifs des salariés de sept pays : quatre européens (Allemagne, Espagne, France, Royaume-Uni) et trois autres grandes nations du monde (Brésil, Chine, États-Unis). La France a été couverte par 3000 interviews (800 dans les autres pays) afin de permettre des analyses plus approfondies avec des échantillons suffisants et couvrant l’ensemble des tailles d’entreprises, tant du privé que du public (entreprises publiques et administrations).

Martin RICHER, consultant en Responsabilité sociale des entreprises,

Management & RSE

Pour aller plus loin :

Une synthèse en une page de cet article publié par « Entreprise & Carrières » (« l’hebdomadaire des ressources humaines et du management »): « Manager, non merci ! »

Un article de Brigitte Nivet, qui apporte un point de vue complémentaire : « Malaise dans le management »

Lisez la suite de cet article : « Jusqu’où ira la diabolisation du management ? »

 

Crédit image : Autoportrait dit « Le désespéré », 1845, par Gustave Courbet (1819-1877), huile sur toile, collection privée d’investissement (BNP). L’ambivalence du management : Courbet qui était un bon vivant se représente en quasi-illuminé et intitule son autoportrait « le désespéré ». « Avec ce masque riant que vous me connaissez, je cache à l’intérieur le chagrin, l’amertume, et une tristesse qui s’attache au cœur comme un vampire » (lettre de Courbet à son ami Alfred Bruyas).

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[1] Sauf mention contraire, les données chiffrées proviennent de cette enquête. Dans le cas contraire, elles proviennent d’une des autres enquêtes mobilisées dans cet article, dont la désignation précise figure dans la section « Sources des données », à la fin de cet article.

[2] Philippe Détrie, « Aujourd’hui, qui veut être manager ? », Le Cercle Les Echos, 15 avril 2014

[3] Oasys 2015

[4] Christine Erhel (dir.), « Le travail d’encadrement. Quelles évolutions ? Quels parcours ? », Rapport du Creapt, CEET, Cnam, Janvier 2017

[5] Cegos

[6] Mathieu Detchessahar, « Santé au travail : quand le management n’est pas le problème mais la solution », Revue française de gestion, 2011/5 n° 214

[7] Marie-Anne Dujarier, « Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail », La Découverte, 2015

[8] Responsabilité sociétale des entreprises

[9] Les données de ce paragraphe proviennent de l’enquête Salon du Management 2017

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5 réponses

  1. Merci pour cet article complet, argumenté et documenté.

    Juste une précision : « pecunier » n’existe pas….préférer pécuniaire au féminin comme au masculin 🙂

    J’entends parfois cela dans mes ITV, « il/elle ne sait même pas écrire français ! ».

    Chaleureusement,

    Jean Delorme

  2. Très intéressant… pour un manager de 60 ans avec 20 ans d’expérience dans le secteur médico social

  3. Excellent article très bien argumenté mettant en évidence les injonctions paradoxales auxquelles les managers sont confrontées. Si la situation empire c est que malgré les discours il n y a pas de changement de modèle. Nous sommes toujours encastrés dans la compétitivité prix qui explique l accroissement des tensions. Celles ci sont des signifiants de l encastrement dans un modèle à bout de souffle.

  4. Merci pour ce bel et long article
    Les managers sont utiles dans une société si hiérarchisée, c’est comme le disent certains un …. mal nécessaire!
    je préfère parler de leader charismatiques et chaque manager qui a compris sa mission l’est
    s’il y a indigestion, c’est souvent et mon expérience me l’a souvent prouvé, que le manager est dans le rôle du petit chef, persuadé de plaire à son N+1, ses actionnaires, voir ses collaborateurs…
    On devrait plus enseigner qu’un manager se doit d’être un accompagnant, un félicitant, un pilier, une source d’inspiration et de motivation
    passer plus de 2% de sont temps à vérifier que le travail est effectué est une perte de temps , d’énergie et l’assurance de se tromper !
    trop de collaborateurs se désengagent de leurs missions et c’est du fait à 99% de l’attitude, ou du manque de présence de leur manager !
    quand à savoir si c’est une vocation, c’est plus un mode de fonctionnement si naturel que l’on oublie souvent quelles en sont les bonnes pratiques
    merci
    Franck

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